Atelier

Marielle Macé

L'histoire littéraire à contretemps


« un peu en avance, un peu en retard comme tout le monde»

Jean-Paul Sartre, L'Idiot de la famille.


La littérature est un objet rêvé pour la délinéarisation de l'histoire, et les philosophes de la culture, en particulier en Allemagne, se sont très tôt montrés sensibles aux rythmes propres à la vie des formes. La singularité du temps déposé dans les oeuvres littéraires tient essentiellement à la mise en rapport du passé et du présent. «Notre objet, c'est le passé aussi, mais un passé qui demeure: la littérature, c'est à la fois du passé et du présent»[i], écrivait par exemple Lanson. «Cette merveille, à la fois hors du temps et soumise au temps, est-ce un simple phénomène de l'activité des cultures, dans un chapitre d'histoire générale, ou bien un univers qui s'ajoute à l'univers, qui a ses lois, ses matières, son développement, une physique, une chimie, une biologie, et qui enfante une humanité à part?», se demandait Henri Focillon en 1934[ii]. L'oeuvre littéraire, dira Barthes à son tour, est «à la fois signe d'une histoire et résistance à cette histoire»[iii]; on note la différence qui sépare les deux premières formules de la dernière, peut-être le signe d'une radicalisation des enjeux au cours du siècle: d'un côté la durée, le maintien, la réponse à la question historique étant formulée du côté de l'éternité des monuments littéraires; de l'autre la résistance, la charge, et le sentiment d'une sévérité de la littérature à l'égard de l'histoire.

Cette sévérité n'est pas rare au XXe siècle, elle est en particulier lisible dans la plupart des «histoires littéraires d'écrivains», ces textes très divers où les auteurs eux-mêmes élaborent, implicitement ou explicitement, une construction historique, souvent fragmentaire, de leur aventure collective, ou lorsqu'ils proposent un développement touchant le devenir de la littérature. Les écrivains modernes jouent un rôle actif dans la constitution du temps des lettres. Le XXe siècle est doublement marqué de ce point de vue: par la contemporanéité de ces histoires dispersées ou idiosyncrasiques avec la constitution de l'histoire littéraire comme discipline et son passage dans l'enseignement; par un changement de statut de la Littérature, dont le destin moderne, comme l'a montré Jacques Rancière, est inséparable d'un processus continuel d'auto-définition, largement lié à ces phénomènes d'examen rétrospectif ou prospectif menés par les auteurs. Les écrivains interviennent massivement dans la transformation de leur propre aventure - collective ou individuelle - en objet de connaissance, et dans l'élaboration d'un savoir ou d'un «imaginaire» de l'histoire littéraire.

Si l'on cherche à établir un corpus des textes et des gestes intellectuels qui participent à ce processus, éléments fragmentaires mais partout présents, on observe un rapport de complémentarité ou plus souvent de concurrence déclarée avec l'histoire universitaire, les manuels et les ouvrages savants - présentation pédagogique et recherche étant bien souvent confondus sans plus de nuance: les écrivains donnent le sentiment de précéder, anticiper, reconfigurer, améliorer ou récrire une histoire de la littérature supposée officielle et extérieure. On peut identifier trois régions, qui déterminent autant de rapports à l'histoire professionnelle ou à une idée que les créateurs se font de l'histoire professionnelle. Dans les souvenirs, les correspondances, les journaux, qui forment une «chronique» au présent de la vie littéraire, rédigés par les acteurs d'une histoire que reconstituent a posteriori les spécialistes, l'histoire des écrivains précède l'histoire savante qui constitue sur sa base les valeurs et les légitimités, elle en est la source et la pré-construction. Dans les entreprises d'histoire littéraire proprement dite (tableaux, collections, anthologies collectives), la production des écrivains se substitue à l'histoire savante, dans une sorte de compétence auto-proclamée, cette souveraineté du point de vue de l'intérieur, en particulier lorsqu'il s'agit de faire une histoire de la littérature contemporaine, un récit de première main; la question principale porte sur la valeur, et l'on souligne volontiers que les savants décident rarement avec justesse de la postérité et des hiérarchies qu'elle retient; les histoires universitaires (et nos propres travaux) reconduisent d'ailleurs les effets de cette souveraineté, en usant des jugements d'écrivains comme d'arguments d'autorité. Dans une troisième région enfin, celle de la critique d'auteur ou des écrits personnels, essais, préfaces ou remarques éparses engagent les écrivains à «reconstruire» à la première personne et pour soi-même le passé de la littérature, à re-raconter une histoire afin de s'y inscrire, pour garantir leur oeuvre, faite ou à faire, en entrant dans un rapport de rivalité avec l'histoire littéraire savante, avec ses choix, ses oublis, ses formes et sa portée; ce geste de reconfiguration peut aller jusqu'aux fictions par lesquelles les écrivains mettent en scène le rythme de la littérature (bien des romans de Balzac ou d'Aragon, par exemple), moment de spéculation sur sa nature et son évolution[iv].

Partout on a le sentiment d'un effet de retardement, c'est-à-dire d'un «contretemps» dans ce pas de deux de l'histoire des écrivains et de l'histoire savante; l'histoire savante réagencerait des fragments antérieurs de récits auctoriaux; l'histoire des écrivains reconfigurerait a posteriori ou défierait l'histoire savante, chacune servant de source à l'autre dans un processus d'accommodation et de ruptures répétées. Y a-t-il vraiment deux histoires? Sans doute ce face à face est-il exagéré, car ni les positions, ni les lieux de publications, ni les formes d'écriture n'ont été, en tout cas au début de notre période, fortement dissociées[v]; en outre les écrivains n'ont pas le monopole de la pluralisation des registres narratifs et critiques: Brunetière est pédagogue mais écrit à La Revue des deux mondes, Lanson est chroniqueur dramatique en même temps que professeur; la perception des entreprises savantes par les écrivains varie d'ailleurs considérablement, en particulier en ce qui concerne les manuels, «le Doumic», «le Brunetière» (souvent loué), «le Lanson»... ont été évalués de façons assez différentes par les écrivains, qui insistent sur une variation des compétences suivant l'éloignement dans le temps. Peut-être les histoires d'écrivains ne viennent-elles pas seulement constituer des contre-récits, déstabiliser ou désorienter l'histoire faite, elles peuvent aussi laréparer ou la consolider.

Ce qui reste pourtant propre à l'histoire littéraire des écrivains, c'est le rapport fonctionnel qui lie le geste historique à un projet d'écriture, à un mouvement de mise en oeuvre, à la construction, par un auteur, de sa propre place dans l'espace-temps de la littérature. La rivalité de deux histoires, qui s'exprime continûment dans le premier tiers du siècle, comme on va le voir, c'est-à-dire au moment du passage de l'histoire littéraire dans la pédagogie, est sans doute en partie imaginaire; elle est pourtant définitoire, à partir d'un certain moment (moment exacerbé par la querelle d'Agathon), de la situation temporelle des écrivains.

Sévérité de la littérature

Un écrivain ne peut se vivre, semble-t-il, comme situé hors du temps des oeuvres, au-dessus de lui ou même simplement devant lui, comme à distance d'un vaste panorama; ses modèles temporels sont liés à la conscience ou au décret d'une historicité propre à la littérature, et à la définition toute projective de la place qu'il peut y prendre. Le critique, expliquait Thibaudet en élaborant une psychologie des genres littéraires, «ne se comporte pas comme l'artiste. [...] Il voit toutes les oeuvres d'art derrière lui, comme des choses déjà faites. Son métier est de les considérer dans leur ensemble, de remarquer leurs traits généraux»[vi]. À l'inverse il s'agit toujours, pour une subjectivité créatrice, de définir son emplacement, sa position temporelle et esthétique propre, sans nécessairement ressaisir la totalité d'un devenir. Le geste de constitution d'une histoire idiosyncrasique se confond avec la définition de soi, dans une association étroite entre ce que Judith Schlanger a appelé «l'identité et le moment»[vii], entre ce que l'on est et où l'on est dans la durée. Denis Pernot a par exemple montré comment, dans la querelle autour des manuels d'histoire littéraire qui a eu lieu en 1922, les écrivains ont systématiquement construit leur position critique autour de la notion de «jeune littérature» pour refuser de soumettre la littérature présente au programme républicain auquel était identifiée, politiquement, l'histoire littéraire[viii].

C'est pourquoi l'histoire littéraire des écrivains suppose le plus souvent, à l'état implicite, une histoire première exagérément unifiée, à refaire, à défaire, à déplacer, à prendre de vitesse ou encore à émietter puisque les histoires d'écrivains ne sont pas agençables entre elles, et atomisent le geste historien au profit de figures existentielles. À ce titre, l'histoire des écrivains incarne le pas de deux moderne de la littérature et de l'histoire, cas particulier d'une querelle faite de concurrence, d'empiètement et de jalousies qui a associé l'écriture et les sciences humaines au XXe siècle, mais qui touche ici à la représentation même du devenir de la littérature.

Un passage obligé au début du siècle est par exemple la critique de Taine. «L'histoire à la Taine», voici l'un des leitmotivs de Péguy, qui dénonce entre autres dans Zangwill le principe qui gouverne les «méthodes historiques modernes»; le point vif de la critique tient à la façon dont on comprend les notions de «contexte» et, corrélativement, de détermination, c'est-à-dire à la possibilité d'intégrer la littérature à une plus vaste histoire, et à une plus vaste pratique de la philologie. Étudier la littérature par son insertion contextuelle, en recherchant des formes causales à l'extérieur d'elle-même, suggère Péguy, c'est rester bloqué sur le périphérique parisien: «Circuit, le mot n'est pas de moi, le mot est de Taine; cette méthode est proprement la méthode de la grande ceinture; si vous voulez connaître Paris, commencez par tourner; circulez de Chartres sur Montargis, et retour; c'est la méthode des vibrations concentriques, en commençant par la vibration la plus circonférentielle, la plus éloignée du centre, la plus étrangère»[ix]. La critique historienne manque son objet, explique Péguy qui parle d'une «circumnavigation mentale excentrique», qui conduit les oeuvres au seuil de l'histoire ou de la sociologie. Cette conception de la critique s'autorise d'un certain anti-scientisme, par lequel Péguy fait regretter à Clio «le sens qu'ils donnent aujourd'hui à ce mot histoire, avec leur méthode et leur système de fiches» (le thème de la «fiche» est essentiel dans le débat littérature vs science en ces années), et par lequel il formule cette réplique souveraine: «celui qui comprend le mieux le Cid, c'est celui qui prend le Cid au ras du texte, [...] et surtout celui qui ne sait pas l'histoire du théâtre français»[x].

Valery Larbaud, qui s'est longuement intéressé aux modes de construction de l'histoire littéraire et a par exemple rendu compte de la querelle des manuels de 1922, établira sa critique de Taine sur de tout autres bases, au nom d'une exigence de professionnalisation de l'histoire qui déplace le débat par rapport à la querelle d'Agathon. La position de Larbaud a ceci de particulier qu'elle fait le tri entre les diverses manières savantes de traiter la littérature. Larbaud diagnostique le vieillissement des pratiques de l'histoire littéraire, et milite pour une pratique collective et méthodique: Taine est un historien «pour morceaux choisis littéraires», et les historiens de la littérature ne nous donnent que des «romans honteux»[xi]: «Ce ne sont pas les faits allégués qui ont été reconnus faux; et ce n'est pas non plus (comme il arrive parfois) qu'un nombreux apport de faits nouvellement mis en lumière ait bouleversé la théorie, le système de l'historien: c'est la théorie, c'est le système qui se sont écroulés»[xii]. Plus précisément, explique-t-il, ce sont les systèmes de causalités proposés, les modes d'interprétation, c'est-à-dire là encore d'intégration des donnés, qui doivent être remis en cause. Les scénarios explicatifs doivent le céder aux fiches - vos fiches, et non un roman bâti sur vos fiches, c'est ce que nous demandons à l'érudit, écrit Larbaud: «Au discours, substituons franchement et hardiment la liste. [...]C'est non seulement plus clair, mais c'est beaucoup plus attachant [...];leur classement et leur juxtaposition feront voir, plus clairement que l'emploi de vieilles métaphores incohérentes, votre génie d'historien»[xiii]. Chacun - écrivain, historien - est ainsi renvoyé à ses affaires.

Lorsqu'il s'interroge sur le rapport d'une littérature avec son temps, Gide, en souvenir de Nietzsche, proclame la valeur de l'inactuel; il s'oppose lui aussi catégoriquement à Taine, à l'historicité comme question de contexte, d'intégration et de datation, et s'improvise philosophe de l'histoire au beau milieu du Journal: «Non seulement certains génies ne sont pas formés, portés, soulevés par l'époque qui les produit, mais, pour reprendre l'expression de Dupouey [...] ils en restent aussi différents que les rochers, de la houle qui les submerge. Ils s'opposent à l'époque et leur force est précisément dans leur inactualité»[xiv]. La figure temporelle est convertie en pensée de la création, la création comme singularité et distinction qui exigent que la valeur et le temps soient fortement découplés: «Le plus fâcheux de cette théorie de Taine [...] c'est qu'elle put abuser quelques artistes, leur enseigner à se guider sur leur époque [...] tandis que tout leur effort devait être de s'en distinguer»[xv]. Car il en est, «parmi les plus grands, qui loin de suivre l'époque, s'y opposent; qui, comme disait Wilde apportent des réponses à des questions qui ne sont pas encore posées. Leur importance anachronique n'est souvent reconnue que longtemps ensuite. Sans doute ils gênaient Taine; mais plus simplement ils lui échappent»[xvi]. Il s'agit d'être inactuel pour se donner la possibilité d'être éternellement jeune (c'est la définition temporelle du «classique moderne», à la fois passé et perpétuellement neuf, réactivable à volonté), et de ne pas s'abandonner «au courant»; Gide se réjouit de trouver l'exemple de cette marche à contretemps chez Mallarmé: «J'apprends par Moréas que Mallarmé écrivit: "Tricher avec son temps est en art l'acte capital"»[xvii], et regrette de voir l'auteur de La Chartreuse de Parme à l'unisson avec son temps: «Stendhal y prend parti; c'est par là qu'il pourrait vieillir»[xviii]. Il y a dans cette figure de l'inactualité une certaine inconscience de la politique qui fait de la pérennité une forme de distinction idéologiquement périlleuse: se dégager, c'est se donner la chance d'être inactuel, comme s'il suffisait de ne pas prendre parti pour être durable.

Les arguments sont très différents, l'histoire littéraire est prise en étau entre la souveraineté de l'activité esthétique et l'exigence scientifique; mais ils convergent autour d'un même décret, celui du vieillissement de l'histoire discursive. Pourtant l'histoire littéraire modernisée ne s'en sort pas mieux, car c'est surtout la critique de Lanson, qui fut d'abord le suppléant de Brunetière (pour qui Péguy et Gide manifestent en revanche une réelle admiration) à l'École normale supérieure, qui est récurrente. L'Argent suite (de même que Clio) dénonce en 1911 un rapport trop peu bergsonien à la nouveauté, à l'événementialité littéraire - dans un argument anti-laborieux curieux pour Péguy, mais popularisé par Agathon: au sujet des cours sur la tragédie classique: «Ça, c'était du travail. Il avait lu, il connaissait tout ce qui s'était publié ou joué ou l'un ou l'autre ou l'un et l'autre du théâtre en France ou en français jusqu'à Corneille [...] Il savait tout et on savait tout. Si celui-ci avait fait une Iphigénie, c'est parce qu'il était petit-neveu de l'oncle de celui qui en avait ébauché une. [...] Il arriva une catastrophe. Ce fut Corneille. Nous allions notre petit bonhomme de chemin tout au long de ce long sentier de l'histoire du théâtre français. Nous aussi nous faisions nos pauvres petits pas l'un après l'autre. Mais si lentement qu'on aille on finit toujours par arriver. Nous arrivâmes en ce pays que l'on nomme Corneille. Comment nous nous cassâmes le nez au pied de cette falaise, voilà ce qu'il faudrait arriver à montrer dans des Confessions»[xix]. Péguy formule sa critique en termes de «droit» à la parole qui intéresseraient évidemment le sociologue de la littérature: «j'ai peut-être le droit, moi, de parler de Corneille et de Polyeucte sur une saisie directe et sans avoir appris en enseigné toute l'histoire du théâtre français depuis Adam et Eve et le paradis terrestre»[xx], «Si M. Lanson a le droit de découvrir l'Amérique, j'ai le droit de découvrir Corneille et Polyeucte»[xxi], moi, ajoute un Péguy affirmant a contrario la distinction de la littérature, moi et «nous autres imbéciles, nous écrivains, prosateurs, poètes, chroniqueurs, (et peut-être philosophes), moralistes, publicistes, journalistes, essayistes, pamphlétaires...»[xxii] Lanson lui donnait d'ailleurs raison, déclarant, du point de vue de la science les insuffisances de la science, piégé à son tour par cette polarisation du débat et ce durcissement des statuts lorsqu'il écrivait en 1910: «L'approximation où nous arrivons dans nos déterminations, est au génie près»[xxiii].

L'antipathie pour l'histoire va jusqu'à la charge chez Valéry, le Valéry de la Poétique et des «fabriques» de l'esprit, le penseur de «La conquête de l'ubiquité» esthétique (1928) soucieux de comprendre «Le problème des musées» (1923). Ces méditations, quelques années avant le célèbre essai de Benjamin sur le statut de l'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, annonçant l'entreprise de Malraux dans Le Musée imaginaire, touchent au coeur de la question, celle de la temporalité propre aux oeuvres d'art; Valéry s'y montre sensible aux bouleversements de la matière, de l'espace et du temps artistiques. Seuls devant les collections, nous devenons superficiels, ou bien nous nous faisons érudits. Or, en matière d'art précise Valéry, «l'érudition est une sorte de défaite», en tout point opposée à la conquête de l'ubiquité qu'incarne le sort véritable des oeuvres; «elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document»[xxiv]. L'antipathie de Valéry pour l'histoire littéraire effectivement pratiquée est accompagnée de la même protestation statutaire: «ces messieurs ne servent à rien, ne disent rien. Ce sont des prolixes muets. Ils ne se doutent même pas de quoi il est question. Le problème lui-même leur est étranger. Et ils calculent indéfiniment l'âge du capitaine»[xxv]. Les formes simples de l'argument nous sont familières: c'est l'esprit de finesse contre l'esprit de géométrie.

Ce qui est dénoncé, c'est surtout la fatalité d'une histoire de l'après-coup, incapable de restituer l'oeuvre en tant que telle, comme si la rétrospection des spécialistes (ce que Péguy appelait la «prédiction du passé»[xxvi]) s'opposait à une sorte de présence osmotique des écrivains à leur objet. En sorte, d'ailleurs, que la fonction critique se substitue totalement à la fonction historique chez les universitaires lorsqu'il s'agit de littérature contemporaine, ou de littérature tout juste passée, faisant glisser de la description à l'injonction. Pas d'historien du présent de la littérature; tout au plus, suggèrent plusieurs auteurs, des juges au mauvais goût. On pense à la grande critique proustienne de la cécité sur le contemporain. Larbaud souligne aussi cette distribution entre le geste critique et le geste historien, comme si la valeur-temps était aux mains des écrivains, mais les savants n'ont peut-être pas le monopole de ces erreurs d'évaluation. L'idée de la littérature naît ici, a contrario, d'une conception agonique des sciences qui pourraient la prendre pour objet.

Gide ne cache pas lui non plus ce qui est moins une décision intellectuelle qu'un «sentiment» à l'égard de l'histoire, en une sorte de cartographie binaire des paysages intellectuels: «Avec quelle reconnaissance je lus, au sortir de ma rhétorique, les pages où Schopenhauer tente d'établir le départ entre l'esprit de l'historien et celui du poète: et voilà donc pourquoi je n'entends rien à l'histoire! me disais-je avec ravissement: c'est que je suis poète»[xxvii]. Le sens de l'histoire me faisait défaut, je dédaignais l'événement à moins de le considérer comme un spectacle, avoue Gide, qui précise: «L'influence de Mallarmé m'y poussait»[xxviii]. Sans doute l'opposition à l'historien, en l'occurrence à l'érudit, est-elle en effet définitoire de la situation de l'écrivain au XXe siècle: je ne veux pas écrire un livre sur Baudelaire, mais un livre contre Faguet, précise-t-il. Gide n'a pas de mépris pour Faguet: ses portraits des écrivains du XVIIIe siècle, convient-il, sont excellents. Mais (la dissociation entre la fonction historienne et la fonction critique s'impose à nouveau), il n'a aucuns perspicacité pour le contemporain, ni même pour le passé proche, il est aveugle au pouvoir de maintien, de durée dans le changement, et de résistance historique des oeuvres: «Ce qui fit paraître en son temps l'oeuvre de Baudelaire inquiétante et malsaine est précisément ce qui la maintient aujourd'hui si jeune et toujours prégnante»[xxix].

La rivalité est convertie en statut. Ainsi, à l'entrée du Tableau de la littérature française initié par Malraux chez Gallimard et dont on lui a confié la préface, Gide marque les enjeux d'une intention collective: «Ce n'est point une Histoire de la Littérature que la Nouvelle Revue française présente aujourd'hui aux lecteurs»[xxx]; et Gide d'opposer les «corrélations» établies par l'histoire aux «préférences» indissociables de «singulières lacunes» qui fondent le rapport de l'écrivain au passé, et qui justifient le mode d'exposition, proprement auctorial, qui est celui des couplages et des influences: «Par contre, il advient que tel romancier ou tel poète parle incidemment de telle oeuvre, ou de tel grand auteur du passé, avec lequel secrètement il s'apparente, beaucoup plus congrûment et joliment que ne feront jamais le critique et l'historien professionnels»[xxxi]. Gide pense sans doute à Lavisse[xxxii] plus qu'à Lanson, à une histoire événementielle et euphoriquement vectorisée, plus qu'à l'histoire littéraire proprement dite; d'ailleurs les admirations ne manquent pas, en particulier pour Brunetière, souvent relu, mais aussi pour Faguet: «Je suis loin de professer, à l'égard des normaliens, sorbonniens, professeurs et critiques, à l'égard de M. Faguet en particulier, l'indifférence ou le mépris que certains poètes affectent»[xxxiii]. L'opposition peut décidément se révéler imaginaire.

L'histoire littéraire de la littérature, une histoire rechargée par un programme personnel, se situe ainsi dans une rivalité structurante à une histoire écrite sur laquelle elle fait pourtant fonds, à une image doxale, scientiste ou exagérément positiviste, de l'histoire transmise, identifiée à la fois au règne de la «fiche» et à celui de la «source»[xxxiv]. Quitte à inventer une antécédence, à postuler une histoire officielle, à donner une version durcie des récits savants et de leur ensemble supposé fini de modèles temporels. Mais cette rivalité n'est pas exclusivement statutaire et reconductible à une pratique rusée de distinction; un savoir s'y construit qui n'est pas simplement refus de connaître; car les écrivains veulent ici incarner ou déployer la singularité du temps littéraire, représenter le devenir de la littérature dans la littérature, affirmer de diverses manières, par le goût de la rupture ou celui des rassemblements, que la force des oeuvres est dans leur capacité à produire du temps, à en dévier le cours. En militant, en quelque sorte, pour une histoire souverainement écrite «à contretemps», ils manifestent que le temps n'est pas seulement une donnée pour la culture, mais qu'il est devenu un matériau, un «milieu», un «domaine».

Malraux, qui fut à l'origine du Tableau de la littérature française, a parfaitement décrit les enjeux de cette rivalité devenue topique dans L'Homme précaire et la littérature, qui aurait dû être à l'histoire littéraire ce que Le Musée imaginaire était à l'histoire de l'art, son objet n'étant pas d'apporter une doctrine, mais de dégager une nouvelle relation avec la littérature. Malraux dévoile avec acuité les principes conscients ou inconscients des contre-récits qui nous occupent. Il commente la nouveauté de l'entreprise du Tableau, et souligne en particulier l'effet d'anachronisme (à la fois en retard et en avance, suggère-t-il) des antagonismes - l'histoire à laquelle doit s'opposer un nouveau récit de la littérature est déjà périmée: «Ce recueil modestement appelé Tableau montrait qu'une vue d'ensemble pouvait n'obéir qu'incidemment à l'histoire et pourtant échapper, plus même qu'une histoire écrite par un seul auteur, à la critique subjective ou impressionniste. L'ouvrage ne s'opposait pas plus aux histoires de la littérature universitaire qu'à celle de Thibaudet; il s'opposait à ses rivaux imaginaires du siècle dernier et du siècle prochain. On attendait un système; on découvrait un domaine - et la métamorphose littéraire à l'oeuvre»[xxxv].

Figures du contretemps

La «métamorphose littéraire à l'oeuvre», voilà l'objet légitime d'une histoire littéraire de la littérature en tant qu'elle cherche à se distinguer de l'histoire érudite; ce n'est pas la rivalité avec une caporalisation imaginaire des récits qui compte (les modalités d'écriture et de construction de l'histoire «savante» ne sont pas forcément plus homogènes), mais l'affirmation d'une relation esthétique, déposée dans quelques figures. La singularité de cette relation a des accents temporels, c'est le point vif. Le discours des écrivains est dominé par un geste de détournement historiographique, plus précisément par quelques ordres de délinéarisation, de variété rythmique voire d'anachronismes souverains qui, même lorsque celle-ci les partage avec l'histoire savante, sont mis au crédit de la littérature. Ces discours prennent acte de ce que l'histoire de la littérature est un «montage de temps»[xxxvi] et de lieux hétérogènes dont il s'agit souvent pour les auteurs d'accentuer les reliefs. «Dans une grande confusion, ajoute Malraux, car il semblait que cette métamorphose du passé, cette révolution du présent, fussent à la fois criantes et inaperçues»[xxxvii].

Quelques figures parmi ces contretemps et ces déplacements, qui portent tout aussi bien sur l'histoire à faire, l'histoire à refaire, ou l'histoire en train de se faire, m'aident à constituer une sorte de «répertoire historiographique auctorial» fait de télescopages insistants entre le présent et le passé et de pluralisation du présent lui-même: la synchronie, les filiations, les couplages la rétrospection, la péremption (nous ne confondons plus la métamorphose avec l'immortalité, précise Malraux), les rythmes du vieillissement, la mélancolie, l'inactualité, l'occupation du présent, la projection, l'attente, le guet, le délai... catégories historiographiques fermes ou floues, qui souvent «faussent» l'organisation de l'histoire savante parce qu'elles sont à la fois cognitives et existentielles et remplissent plusieurs fonctions, pour une communauté et pour un individu.

L'une des figures récurrentes dans les histoires éparses d'écrivains est ce que l'école historique allemande a appelé la simultanéité des non-contemporains, l'insistance sur les synchronies, lissées en quelque sorte par l'histoire directionnelle des manuels qui préfèrent l'unité herméneutique et l'intégrabilité à la coexistence; la figure de la simultanéité est omniprésente dans le discours auctorial sur les oeuvres, qu'il s'agisse de souligner la pluralité interne du présent ou, à l'inverse, de rassembler les oeuvres faites dans une bibliothèque mentale ou un musée imaginaire, substituant la géographie à l'histoire et les effets de distance ou de voisinage aux coordonnées temporelles.

Les écrivains accusent les différences internes au présent, les grincements, les luttes ou les incompréhensions (ce sont parfois les raisons d'être de leur activité), lorsque l'histoire littéraire est plus attentive aux ressemblances. C'est une question implicite, par exemple, dans l'Art poétique de Claudel. Gide y est lui aussi très attentif, qui s'attache à tirer leçon, dans le passé, de ce qui s'arrachait déjà à son époque et ne confirmait pas son temps. Le temps est délinéarisé, ouvert par le sentiment du «possible»; si le passé n'est pas seulement contraignant, et si l'on n'a pas à y revenir respectueusement, c'est qu'il aurait pu être autre: «je me répète sans cesse, que le legs du passé aurait pu être différent»[xxxviii]. Valéry, simultanéiste à son tour, se représente le corpus littéraire comme une constellation synchrone et désordonnée; le présent s'ouvre et se pluralise, feuilleté en oeuvres correspondant à des âges esthétiques très différents et qui ne se disposent pas selon une ligne historique nette (certaines oeuvres naissent déjà vieilles, d'autres arrivent trop tôt): «dans des périodes de temps très courtes, on voit se produire et même coexister des oeuvres d'apparence très différentes, qui sembleraient, par leurs caractères extérieurs, devoir appartenir à des époques très séparées.L'impression générale est d'une cacophonie, d'un désordre qui fait pressentir la fin de toute littérature. La chronologie, l'évolution sont en déroute. Voir coexister la constellation Egypte - et celle Hellas et la Renaissance, comme nous le faisons, comme le permet une bibliothèque, un musée - une tête érudite... comme on le voit au plafond des apparences célestes, des corps et des groupes, d'âges énormément différents... La rétine fait toutes choses contemporaines»[xxxix]. Chaque période offre cet aplatissement de la contemporanéité, et le devenir littéraire se trouve ainsi spatialisé, offert à l'oeil géographe ou plutôt à l'oeil géologue sous la forme de ce que Thibaudet appelait un «paysage de la durée». Le canon, c'est-à-dire le décret de valeur, est inséparable de cette synchronie. Ce n'est pas toujours euphoriquement, pourtant, que Valéry considère cette pluralité du contemporain; rapporté au «problème des musées», qui, réciproquement, synchronise ce qui est issu de périodes différentes, ce pluriel est une violence: comme «le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l'espace que constitue une collection, ainsi l'intelligence n'est pas moins offensée par une étroite réunion d'oeuvres importantes.»[xl]

Gracq insiste, avec un souci plus axiologique, sur la coexistence d'au moins deux lignes superposées dans la littérature moderne - une littérature d'avancée, une littérature de maintien; l'important est que leurs deux rythmes concurrents puissent coexister sans se détruire: «depuis plus d'un siècle maintenant la France n'a plus une littérature, mais deux - presque étrangères l'une à l'autre; [...] dans cette coexistence qui se prolonge, une règle est violée: la règle historique qui veut que l'apparition de la première annonce à bref délai la mort de la seconde»[xli].

Cette conscience de la pluralité interne du présent littéraire peut déboucher sur le choix autoritaire de ce dont on veut être le contemporain: la figure de la filiation, le choix de généalogies, d'ancêtres, de précurseurs ou de garants, même aussi de suiveurs dans une actualité reportée à l'avenir. Aujourd'hui encore Quignard se demande ce qui est synchrone dans l'actuel, et souligne l'«Invention d'une "contemporanéité" étrange et "anachronisation" étrange dont je résulte directement»[xlii], Quignard qui incarne le triomphe actuel du thème mémoriel et des récits de filiation, et inverse le cours du temps pour, à rebours de Stendhal, espérer «être lu en 1640».

La filiation n'est pas exactement une reconfiguration de l'histoire (contrairement à la désignation d'une lignée, qui a ses bornes et son continu, comme dans le cours des formes modernes lorsque Pierre Lasserre fait de Claudel l'aboutissement d'une ligne Rimbaud-Mallarmé, ou Thibaudet de Mallarmé l'achèvement d'une courbe poétique), mais, en-deçà, la désignation d'une antécédence (ce dont «je résulte», dit Quignard), la mise en rapport lacunaire de deux points dans le temps. Comme beaucoup de configurations idiosyncrasiques du devenir de la littérature, c'est une figure temporelle et non chronologique; et à vrai dire, c'est presque le modèle temporel unique des histoires d'écrivains: comment nous sommes devenus ce que nous sommes, l'histoire dont je viens, la tour que peu à peu on a bâtie pour me bâtir, à la manière du «Cortège» d'Apollinaire. Quignard déroule des dynasties, au sens propres, étalant leurs fils parallèles dans l'histoire, et se définissant comme Albucius VIII, s'inscrivant dans une série temporelle inédite, où le devenir de la littérature se joue à coups de remplacements. Ici comme ailleurs le choix d'un passé décalé, incongru, souvent ressuscité, permet d'échapper aux polarités du présent: Quignard élit la tradition de la rhétorique spéculative comme Gourmont avait élu un Moyen-âge anté-national ou avait pris parti pour un baroque anti-classique afin de sortir du débat de la modernité, ruinant par la même occasion l'antagonisme franco-allemand[xliii].

Ces gestes essentiellement généalogiques, qui traversent les clivages esthétiques modernes puisqu'ils concernent aussi bien le «besoin d'ancêtres» du surréalisme[xliv] que la recherche d'un maître chez les nouveaux classiques[xlv], recouvrent une question axiologique autant que temporelle, celle du réexamen des minores. Propositions d'histoires parallèles fondée sur un diagnostic des échecs du jugement, et qui ne font pas bon ménage avec le sens de l'histoire transmise. L'histoire littéraire devient le matériau d'une série de résurrections, et consonne, en particulier aujourd'hui, avec le triomphe du thème mémoriel dans le regard porté sur la culture. On construit des ressemblances sous-terraines identifiées rétrospectivement, qui imposent un régime d'historicité typiquement auctorial, celui d'une phénoménologie de la reconnaissance, qui pourra secréter, plutôt que des scénarios proprement dits, autant de fils enchevêtrés que l'on veut: «Ce qui m'intéresse surtout dans l'histoire de la littérature, dit Gracq, ce sont les clivages, les filons, les lignes de fracture qui la traversent, en diagonale ou en zigzag, au mépris de écoles, et des filiations officielles : chaînes souvent rompues de talents littéraires qui reviennent, aussi différents entre eux et pourtant aussi mystérieusement liés que ces visages féminins, aux résurgences chaque fois imprévisibles, dont l'amour exclusif que leur vouent certains hommes révèle seul et fait saisir la conformité occulte à un type.»[xlvi]

Du point de vue de l'histoire en train de se faire, l'intervention auctoriale est bien sûr encore plus puissante: processus de sélection dans le présent, sans diffèrement ni attente d'anthologisation, contrôle d'une réception future... le geste relève en quelque sorte du monopole. La façon dont Aragon cherche à liquider en 1922 l'aventure Dada pour aménager la possibilité de relève du surréalisme suppose une accélération de la péremption du passé proche[xlvii]. L'histoire littéraire y devient un espace de projection. L'intérêt pour les franges d'imminence du présent a d'ailleurs été particulièrement fort dans le premier tiers du siècle, peut-être à nouveau pour des raisons statutaires: maintenant que l'historicité de la littérature est affirmée, il s'agit d'anticiper le futur. Le nouveau regard porté sur l'histoire faite exerce sa pression sur les ambitions d'écrivains.

Glissant là encore de l'histoire à des modes souverains de temporalisation de la littérature, la période littéraire fut en effet obsédée par l'anticipation de «La prochaine génération». Le présent moderne a eu besoin de se nourrir de l'idée d'un futur; les années d'avant-guerre ont été marquées par l'attente d'un nouvel auteur, l'intérêt pour cette zone vibratile du présent, le sens du possible et de l'imminence, véritable lieu commun du premier tiers du siècle. Jacques Rivière, dans «Le roman d'aventure», fondait son imagination du futur sur un nouveau plaisir, celui d'être quelqu'un à qui quelque chose arrive, et sur lequel un événement est prêt à bondir, sentiment que Gide a largement contribué à créer, que les lecteurs veulent ressentir et que les écrivains vont suivre. «Le roman d'aventure», paru en en 1913 dans la NRf, définissait en effet précisément ceci: une énergie d'engagement dans la prospection du récit, ancrée dans un plaisir neuf, celui d'être quelqu'un à qui quelque chose arrive: «Ainsi que nous avons déjà attribué à l'écrivain de demain notre goût de la réalité et des choses distinctes, donnons-lui maintenant cette ignorance de l'avenir, cette nouveauté au monde que nous sentons en nous. Faisons de lui quelqu'un pour qui il y a quelque chose à apprendre de la minute qui va venir; supposons-le, comme nous, naturellement orienté dans le sens de la vie, c'est-à-dire le visage tourné vers ce qui n'est pas encore»[xlviii]. L'émotion de l'attente invite à une position de guet, de sentinelle qui associe là encore des régions esthétiques antagonistes (Breton et Gide), et donne aux écrivains le sentiment de se réapproprier le devenir de la littérature.

Le temps littéraire peut se conjuguer au futur antérieur, dans la postulation moderniste d'un avenir réparant les silences du présent; l'autorité ne vient plus du passé, les grands artistes, pour reprendre encore une expression de Judith Schlanger, «gagnent leur procès en appel», ils seront plus intéressants demain qu'aujourd'hui. C'est une vision proprement moderne, où l'histoire est le milieu d'un engendrement perpétuel, contrairement à l'ordre de la tradition qui fonde et qu'on ne pourrait que répéter. Si désormais l'avenir «éclaire» et «résout» le passé, il est même bon pour un écrivain d'être déphasé et de parler trop tôt[xlix]. Son anachronisme, son avance ou sa banalité, peuvent être signes de sa valeur. «J'estime, écrit Gide, que l'oeuvre d'art accomplie sera celle qui passera d'abord inaperçue, qu'on ne remarquera même pas. [...] Ce qui fait que le premier des renoncements à obtenir de soi, c'est celui d'étonner ses contemporains. Baudelaire, Blake, Keats, Browning, Stendhal n'ont écrit que pour les générations à venir»[l]. Ces décalages temporels creusent un écart entre l'identité et l'appartenance historique. De là le motif récurrent de l'attente joyeuse, la pensée de l'intégration retardée, le frisson de la marge historique qu'un Gide traduit par le motif moral de la tricherie: «Trichant avec son temps, avec sa vie, Signoret fut vite exclu du jeu. Mais huit ans ont passé. Le temps vient peut-être aujourd'hui se reconnaître son génie»[li]. Cela peut prendre beaucoup de temps de devenir contemporain, c'est-à-dire actif; ce fut le cas pour Rimbaud: «le happy few d'hier s'appelle désormais multitude. Ce qui nous force de penser que les authentiques génies trouvent toujours enfin leur récompense; encore que le plein écho de leur voix se fasse parfois longtemps attendre, et qu'il en soit de certains poètes comme de ces très distantes étoiles dont la lumière ne nous atteint que longtemps après que l'étoile est morte...»[lii]. La reconnaissance aurait pu ne pas avoir lieu, elle est profondément contingente, et c'est justement la défense de l'inactualité, comme valeur, qui conjure ce risque.

Certes ce motif appartient aussi à l'histoire professionnelle, attentive à des phénomènes que l'on retrouve chez Brunetière, Lanson (pensons aux «attardés et égarés» du chapitre consacré à la littérature classique dans son Histoire de la littérature française), Thibaudet (qui médite après-guerre sur «quatre gloires à retardement, Proust Valéry, Gide, Claudel»)[liii], ou plus près de nous Bourdieu. Mais, déroulée par un auteur, il y a une inquiétude existentielle de cette figure du délai, aggravée par la valeur moderne de l'illisible ou le topos du poète maudit, sommé d'espérer que son temps viendra. Car ce regard de futur antérieur, il faut le porter sur soi. Avec la professionnalisation de l'histoire littéraire, qui avance depuis Lanson en même temps que la littérature, ou plutôt en parallèle avec elle, la postérité se décide au présent et l'on doit faire la hiérarchie de ses contemporains. Lorsqu'il reçoit en 1918 une enquête sur sa propre influence en Europe, Gide est par exemple contraint d'imaginer le souvenir que demain gardera d'aujourd'hui, et de regarder déjà le présent comme une histoire. Cette situation est inquiétante: «Relu les cent premières pages du troisième volume de la Littérature anglaise. Je frémis à songer que, plus tard, quelque Taine jugera notre société d'après les pièces de Bernstein et de Bataille, d'après les procès Malvy, Steinheil, etc...»[liv]. La pensée de l'histoire, ici, dévoile moins une inquiétude du poids du passé qu'une anxiété de présence, le fait de savoir ce qui va passer à l'histoire, à la mémoire (à la «légende», précise Gide), en particulier lorsqu'il s'agit de soi-même: «J'espère qu'un critique, plus tard, saura remettre au jour ces attaques et quelques-uns de ces traits perfides que me décochent certaines revues au premier de chaque mois. Aucun ami ne protestant, non plus que moi-même, la légende petit à petit s'accrédite. Dans le public, on ne connaît de moi que la caricature et comme elle n'invite guère à me connaître mieux, l'on s'y tient»[lv]. Gide a vu publier ses oeuvres complètes; les oeuvres complètes du vivant de l'auteur, voilà bien la postérité anticipée, décidée par le contemporain: «La publication des mes oeuvres complètes, à laquelle j'ai beaucoup travaillé depuis un mois, a ce fâcheux effet de m'inviter au silence, comme si tout ce que j'avais à dire était dit»[lvi]. Le futur n'est pas nécessairement l'espace du jaillissement, de l'événementialité, de la trouvaille et de la rencontre, à la façon des surréalistes, il est aussi ce qui se souviendra ou non de ce présent.

D'où l'importance de la question des péremptions, inséparable d'une attitude mélancolique, symétrique du guet. Les écrivains ne s'en exemptent pas, lorsqu'ils prennent en charge le grand thème de l'adieu à la littérature (c'est l'objet de l'ouvrage récent de William Marx) et s'inscrivent, bon gré mal gré, dans le combat de la modernité contre elle-même. Chacun peut se poser la question de sa propre postérité, anticipant sur les constitutions savantes, accélérant son propre oubli. Quelques exemples hétérogènes suffiront à marquer l'importance de la question. Larbaud s'était fait le porte-parole de cette conscience: «Essayer de tout voir comme démodé, périmé. [...] Les livres, par exemple, et ceux-là même que nous admirons le plus, épier la formation de leurs premières rides, découvrir et distinguer le caractère d'époque dont ils sont marqués, prévoir l'aspect que les meilleurs d'entre eux auront comme monuments de la langue dans laquelle ils sont écrits, comme textes anciens»[lvii]. Sartre le dit plus sombrement, lui devant qui la culture se couvre d'anachronisme et pour qui les raisons de se tourner vers la littérature se font de plus en plus faibles: «Dans nos mémoires irritées nos noms et celui du Colisée se dissoudront en même temps. Ça crée des liens. [...] Cette collerette rouge me parle de moi, des miens, de mon temps qui s'en va et ne reviendra pas; il lui arrive ceci que je serai un des derniers à la voir, à penser sur elle et que, par la suite, personne ne parlera plus d'elle ni de moi; je la vole aux musées futurs, je l'emporterai avec moi, elle m'appartient»[lviii].

Là encore, les écrivains n'ont pas le monopole; car les histoires savantes manifestent aussi la conscience de la fragilité des monuments; la figure du délai correspond aussi à une position savante. Une place littéraire est prise avec plus ou moins d'avance, plus ou moins de retard, certains événements deviennent «ressemblants» et intégrables dans l'antériorité et la distance. Mais dans le cas d'un auteur, cette conscience prend des accents existentiels. Le drame des délais désigne pour l'écrivain l'attente ou l'anticipation d'un emplacement dans le temps des lettres, et, du point de vue de l'histoire à faire, un espace des places à prendre, des situations à occuper, des vieilles choses à remplacer. Ce n'est peut-être pas la qualité du temps qui change fondamentalement entre ces «deux histoires», mais sa fonction: lorsqu'un écrivain use de la figure du délai, c'est un espoir ou une crainte, c'est-à-dire une catégorie existentielle forte, la marque d'une inquiétude de ne pas en être. Dans tous ces cas, c'est moins l'histoire que le devenir de la littérature qui est le point vif, croisant bien souvent les formes du récit de vie.

Au fondement de ce que j'appellerai les «situations littéraires»[lix] modernes, mélange de places prises dans l'histoire et de façons de se rapporter au temps des oeuvres, organisé en figures

temporelles plutôt que chronologiques (filiations, synchronies, géographies, persistances, délais... font plus facilement une mémoire qu'un récit proprement dit), on observe presque toujours un sentiment d'avance ou le retard. Comme si le propre de l'écrivain était de se penser à la fois dans une chronologie et dans une achronie, en tout cas dans une protestation contre la force d'arrêt supposée de l'histoire savante. Pourtant le présent, en historiographie, est lui-même à l'anachronisme, la vogue est comme on sait à la préférence pour la diversité temporelle et les télescopages, ou même au déni du temps que l'on observe dans les usages postmodernes de l'histoire. Notre interrogation sur l'histoire littéraire des écrivains (notre façon de donner raison aux écrivains dans leurs constructions historiographiques lacunaires) s'inscrit sans doute dans cette tendance, elle en est redevable. Face à une histoire à la fois refusée et célébrée, dans la perception exagérément unifiée d'une doxa historienne ou d'un récit officiel de la littérature, grâce à un déplacement du point d'autorité ou encore dans le refus d'appartenir à «l'époque» ou au «moment» qui est à l'origine d'un imaginaire de l'histoire littéraire (et ne pas appartenir à l'époque ce n'est pas forcément ici se dégager du monde), les écrivains «se disent». De ce point de vue, les fragments de récit n'ont pas à être agençables entre eux, et les positions sont souvent très fines: pour s'en tenir aux premières décennies du siècle, Gourmont (anti-classique qui passe par le latin pour dire l'historicité de la littérature), Péguy (entre Bergson et Benda), Gide (classique sans reconnaissance d'autorité), Claudel (contre le Grand siècle mais national et chrétien), Aragon (engagé et mélancolique)... à chacun sa configuration axiologique et l'ampleur d'une histoire qui permet avant tout de se situer; l'ouverture du compas, de ce point de vue, est considérable.

Marielle Macé

CNRS



[i] Gustave Lanson, cité par Clément Moisan, L'Histoire littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

[ii] Henri Focillon, Vie des formes, suivi de éloge de la main, Paris, Presses Universitaires de France, 1943, p. 7.

[iii] Roland Barthes, Sur Racine, dans Oeuvres complètes, t. I, op. cit., p. 1090.

[iv] Voir la journée d'étude organisée par Jean-Louis Jeannelle, Fictions d'histoire littéraire, janvier 2007.

[v] C'est ce que rappelle Blaise Wilfert dans ces pages.

[vi] Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, La Nouvelle Revue critique, 1930, p. 188-189.

[vii] Judith Schlanger, «Le Précurseur», Le Temps des oeuvres. Mémoire et préfiguration, sous la direction de Jacques Neefs, Presses universitaires de Vincennes, coll. «Culture et société», 2001.

[viii] Denis Pernot, « "Projets d'histoires littéraires contemporaines" : histoire littéraire et "jeune littérature" (1880-1920)», colloque international L'histoire littéraire des écrivains du XIXe siècle,

Montpellier, 24-25 novembre 2005.

[ix] Péguy, I, 1407.

[x]

Id., Oeuvres en prose complètes, vol. II, p. 1177.

[xi] Valery Larbaud, Sous l'invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1946, p. 252.

[xii]

Ibid. p. 312.

[xiii]

Ibid. p. 258-260.

[xiv] André Gide, Journal, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1948, p. 812.

[xv]

Ibid.

[xvi]

Ibid., p. 813.

[xvii]

Id., Essais critiques, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1999, p. 449.

[xviii]

Ibid., p. 269.

[xix] Charles Péguy, Oeuvres en prose complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. III, 1992, p. 860-861.

[xx]

Ibid. p. 852.

[xxi]

Ibid. p. 877.

[xxii]

Ibid. p. 851.

[xxiii] Cité par Jean-Thomas Nordmann, «De la critique scientifique à l'histoire littéraire», L'Histoire littéraire à l'aube

du

XXIe siècle. Controverses et consensus, sous la direction de Luc Fraisse, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 152-153.

[xxiv] Paul Valéry, «Le problème des musées», Oeuvres, t. II, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1984, p.1293.

[xxv] Cité par Antoine Compagnon, «Faire l'histoire littéraire du XXe siècle», L'Histoire littéraire à l'aube

du

XXIe siècle. Controverses et consensus, op. cit., p. 470.

[xxvi] Charles Péguy, Oeuvres en prose complètes, t. III, op. cit., p.915.

[xxvii] André Gide, Si le grain ne meurt, dans Souvenirs et voyages, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2001, p. 211-212.

[xxviii]

Id., Journal (nouv. éd.), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. II, 1997, p. 505.

[xxix]

Id., Journal, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1948, p. 245.

[xxx]

Id., préface au Tableau de la littérature française, Paris, Gallimard, 1939, p. 7.

[xxxi]

Ibid.

[xxxii] Voir Pierre Masson, Gide et l'histoire littéraire, dans L'Histoire littéraire à l'aube

du

XXIe siècle. Controverses et consensus, op. cit., p. 316-333.

[xxxiii] André Gide, Essais critiques, op. cit., p. 245.

[xxxiv] «Je laisse aux érudits le soin de le [un roman] situer dans le temps et l'espace, de lui découvrir des parents et de dénoncer ses racines; je viens à lui tout de go et reste émerveillé par ce fruit monstrueux», André Gide, Essais critiques, op. cit., p.820. Je souligne.

[xxxv] André Malraux, L'Homme précaire et la littérature, Paris, Gallimard, 1977, p. 8.

[xxxvi] Le mot est de Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l'art et anachronisme des images, Paris, Minuit, 2000, p. 33-39.

[xxxvii] André Malraux, L'Homme précaire et la littérature, op. cit., p. 9.

[xxxviii] André Gide, Essais critiques, op. cit. p. 1164.

[xxxix] Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, Oeuvres, t. II, op. cit., p. 801

[xl]

Id., «Le problème des musées», op. cit. p. 1291-1292.

[xli] Julien Gracq, «Pourquoi la littérature respire mal», Oeuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1989, p. 861.

[xlii] Pascal Quignard, Sur le Jadis, Paris, Fasquelle, 2002.

[xliii] Voir Valérie Grandjean, «Rémy de Gourmont contre la "Décadence" et la "Renaissance" : la position d'un symboliste sceptique dans le débat nationaliste à la veille de 1914.», L'Histoire littéraire des écrivains du XIXe siècle, op. cit.

[xliv] Gracq a souligné le «besoin d'ancêtres» du surréalisme, qui réfère à un paradis historiquement perdu: Arnim, Lichtenberg, Novalis, Hegel, Nerval, ancêtres dont les esprits traverse Breton, «conducteur élu du fluide»: «À un certain éclat de la voix, à un certain frémissement augural de la plume, on ne peut s'y tromper: tous ces morts parfois "plus qu'oubliés" Breton ne les exhume pas, ne les actualise pas - littéralement, il les apporte». André Breton, quelques aspects de l'écrivain, Oeuvres complètes, vol. I, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1989, p. 413.

[xlv] Le besoin d'avoir un maître définit pour Eric Marty la position classique, voire maurassienne, dans la littérature française de l'entre-deux-guerres; Eric Marty, «Gide et les classiques», http://www.fabula.org/atelier.php?Gide_et_les_%22classiques%22

[xlvi] Julien Gracq, En lisant en écrivant, dans Oeuvres complètes, t. II, éd. Bernhild Boie, Paris, Gallimard, coll.«Bibliothèque de la Pléiade», 1995, p. 754.

[xlvii] Voir Jean-Louis Jeannelle.

[xlviii] Jacques Rivière, «Le Roman d'aventures», La Nouvelle Revue française, 1913, LV, p. 56.

[xlix] Voir Judith Schlanger, «Le précurseur», dans Le Temps des oeuvres. Mémoire et préfiguration, Jacques Neefs (dir.), Presses universitaires de Vincennes, 2001.

[l] André Gide, Essais critiques, op. cit., p. 281.

[li]

Ibid., p. 49.

[lii]

Ibid., p. 314.

[liii] Cité par Antoine Compagnon, «Faire l'histoire littéraire du XXe siècle», art. cit., p. 471.

[liv] André Gide, Journal, op. cit., p. 658.

[lv]

Ibid., p. 796.

[lvi]

Ibid., p. 1100.

[lvii] Valery Larbaud, «Actualité», Oeuvres, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1958, p. 1050-1051.

[lviii] Jean-Paul Sartre, La Reine Albemarle, ou le Dernier touriste, Fragments (éd. Arlette Elkaïm-Sartre), Paris, Gallimard, 1991, p. 50.

[lix] Je me permets de renvoyer à mes travaux sur la question, qui constituent les premiers jalons d'un ouvrage en préparation: «"Montherlant s'éloigne": les asynchronies de l'histoire littéraire», Revue d'histoire littéraire de la France, automne 2005; «Sartre considéré comme terminus», Les Temps modernes, automne 2005; «Pierre Bourdieu, historien des possibles littéraires», Fabula-LHT, n° 0, 2005; «&"Demain, le souvenir": Gide historien de la littérature», Bulletin de la société des amis d'André

Gide, automne 2006.



Marielle Macé

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