Atelier

L'avènement de l'Autre dans l'histoire littéraire française: l'arrière-garde et l'anti-moderne

William Marx, Les Arrière-gardes au XXe siècle, PUF, 2008, 246 p.

Paru en 2004, et repris en édition de poche en 2008 – deux ans avant Les Antimodernes d'Antoine Compagnon, ouvrage massif traduit en de nombreuses langues, parmi lesquelles le roumain[i] – mais à peu près parallèlement avec quelques textes que l'auteur des Cinq paradoxes de la modernité publiait dans des revues[ii] - le recueil dirigé par William Marx, Les Arrière-gardes au XXe siècle est peut-être le premier défi majeur lancé à la façon d'envisager la littérature française de l'intérieur – comme la biographie d'un événement plutôt que comme un continuum expressif et représentationnel; un défi à la prééminence de l'idée de la littérature comme incarnation par excellence française de dialectique hégélienne de l'esprit. Et cela quand bien même William Marx eût reconnu sa dette envers l'historicisme hégélien dans son premier livre, Naissance de la critique moderne. La littérature selon Eliot et Valéry[iii], là où il avait posé que la l'idée de la littérature moderne «s'incarned'une manière ou d'une autre dans l'histoire de la littérature» comme un événement. Il est d'ailleurs un autre ouvrage qui rend compte de la conception typiquement française de la modernité comme événement, l'ouvrage plus bref mais truffé de références de Laurent Jenny, Je suis la révolution[iv], paru en 2008 et qui recense «la connexité des révolutions poétiques et des révolutions sociales»[v] depuis 1930 jusqu'à 1975. L'auteur y remarque la crise qu'un tel événement a pu introduire dans la perplexité avec laquelle les écrivains français considéraient désormais la rapport du présent de leur énonciation au passé et à l'avenir

Ainsi, la révolution a mis le temps historique hors de ses gonds et elle a plongé les hommes dans un anachronisme radical: ils ne sont plus contemporains de leur «age» et errent perdus entre le retour à un passé révolu et l'anticipation d'un temps qui n'est pas advenu. (…) Il y a là, bien plus qu'une accumulation de crimes, un attentat à la continuité même du Temps, une brèche si grande qu'on se demande quelle expiation est à sa mesure, une énigme dont seule la Providence peut répondre.

D'une part, la manifestation du désir de rompre la continuité insupportable du temps sacré, de l'autre, et après que la cassure se fût produite, la manifestation du désir de rompre (tout en en punissant les responsable) cette cassure. De quelque côté qu'on la considère, la littérature française est le récit d'une volonté d'interrompre.

Le mérite du livre dirigé par William Marx consiste donc tout d'abord à avoir donné le signal de départ pour reconsidérer et expliquer la conception de la modernité à partir de cette volonté de rupture.Mais un autre mérite – absolu si vous voulez – en est encore à souligner: celui de mettre en rapport les façons dont «l'antimoderne» est pris dans deux réseaux distincts, celui de la littérature française, d'une part, et celui de la littérature anglaise, de l'autre (pour ne plus parler du chapitre que Anne-Rachel Hermetet consacre à l'arrière-garde italienne). Pourquoi faudrait-il privilégier le rapport de la littérature française à la littérature anglo-saxonne, au détriment d'autres polarités? Précisément à cause de la prééminence conceptuelle que la culture française et les cultures britannique et américaine ont imposée sur tous les discours métalittéraires dans la modernité, c'est-à-dire à partir du XVIIIe siècle. Les Arrière-gardes au XXe siècle fait défiler antimoderne, postmoderne, arrière-garde et avant-garde, modernisme et modernité, toutes des notions qui ont acquis, dans les deux cultures-types respectives les acceptions qui nous les font connaître de nos jours – et, plus loin, qui nous mettent face à face à nous-mêmes en tant que «modernes». Cultures-types dis-je, puisque, plus ou moins, Paris fut la capitale de l'Europe dans la modernité, soit durant le XIXe siècle, tandis que New York la relaya pour devenir aujourd'hui la Mecque du postmoderne. Or, si l'événement littéraire qu'est la littérature moderne conçue par William Marx dans son livre de 2002 participe d'une dynamique de la culture qu'on a plusieurs raisons de reconnaître comme européenne, les avatars contemporains de la tradition littéraire, du côté du contenu comme de la forme – je distingue forme et contenu un peu à la hâte par souci exclusif didactique – que Harold Bloom a essayé de consacrer dans The Western Canon en 1994 (ouvrage qui n'est pas encore disponible en français) renvoie à l'âge postmoderne de la littérature, né au milieu du multiculturalisme des Etats-Unis[vi].

Qu'est-ce que révèlent bien les quinze textes rassemblés dans l'ouvrage dirigé par William Marx? Essentiellement, et je voudrais demander encore une fois pardon à ceux qui jugeront avec sévérité le schématisme de mon propos, une histoire de la littérature qui se fait dans l'horizon de la rupture pour le cas français (et à laquelle les «arrière-gardes» voudraient pallier précisément par une «rupture» expiatoire) et une histoire de la littérature dévouée à la continuité, où l'événement que représente le modernisme[vii] a voulu être parsemé, dissous, et ainsi intégré dans la longue durée de la tradition. Ce n'est pas d'ailleurs un hasard que l'histoire des mentalités, d'invention française, n'ait été jamais rejointe par l'histoire littéraire, en France, et que c'est l'ouvrage d'un historien de la littérature italien qui vit aux Etats-Unis, Franco Moretti, qui s'en revendique depuis très peu[viii].

Pour vérifier cette hypothèse, il nous suffit tout d'abord de suivre de près la manière dont des auteurs français et anglais rendent compte de la notion d'arrière-garde, mais aussi de la façon dont, au cours de leurs approches, ils considèrent parfois qu'un détour par la vocable oecuménique de postmoderne ou de postmodernisme puisse conforter leurs propos. C'est donc de façon biaisée que le lecteur pourra dégager les deux perspectives dans lesquelles Français et Anglais rangent la modernité littéraire.

Dans le premier chapitre, plus synthétique, le professeur de littérature française Vincent Kaufmann propose quatre critères qui orientent l'espace de la modernité littéraire qu'il défalque en avant- et arrière-garde. Le premier en est „le sens de l'histoire”, investi comme progrès par les avant-gardes et décrié par les arrière-gardes. Les tenants du sens de l'histoire seraient tout d'abord les idéologues, et particulièrement ceux qui ont adhéré aux communistes:

Du surréalisme à Tel Quel, la légitimité des avant-gardes est souvent passée par une alliance – en général vite inversée en mésalliance – avec le parti communiste. (...) Plus encore que celle des intellectuels, leur histoire est inséparable de cette grande ombre portée par le parti communiste.”[ix] (p. 26)

De l'autre part, les arrière-gardes se réclament „parfois de l'éternel tout court”: „Il y a toujours un lien possible entre qrrière-garde et Dieu, entre arrière-garde et catholicisme, alors qu'un tel lien est absolument impossible du point de vue de l'avant-garde.” (p. 26-27) Par ailleurs, les arrière-gardes seraient en général „élitaires” et „rarement démocratiques”, envisageant la société dans la perspective d'une „communauté antérieure, disparue ou en train de disparaître”. (p. 27) Le second en est „le nationalisme”: les arrière-gardes sont nationalistes et classicistes, alors que les avant-gardes sont internationalistes. Le troisième: le statut de l'”intellectuel”. Autant les avant-gardes prisent l'intellectualisme, autant les arrière-gardes s'y opposent, en le considérant un „théâtre” et en y vouant un vécu „en termes de ressentiment”. (p. 32). Le dernier critère discriminatoire des arrière- et avant-gardes est la dimension communautaire de la société: celle-ci est une construction libre pour les avant-gardes, une oeuvre „intouchable parce que infiniment antérieure” à elle-même pour les arrière-gardes. (p. 34). Il semble, par ailleurs, que le premier et le dernier de ces critères recoupent un mêle territoire: une communauté à refaire pour les arrière-gardes („nous serons ce que nous avons été et même plus”, disait un voivode roumain, Petru Rares, et son mot a été repris comme exergue d'une revue nationaliste roumaine, Romania MareLa Grande Roumanie) est une „communauté à venir” pour les avant-gardes. Mais il est tout aussi évident que ces deux fantasmes visent à occuper le même endroit.

De cette confrontation, c'est l'arrière-garde qui sort vaincue, mais les doutes sur le bien-fondé du partage sont là: comment on peut comprendre élitisme et anti-intellectualisme tout ensemble et comment, de l'autre côté, pourrait-on envisager la symbiose entre démocratie, idéologie et communauté „totale”, „à venir”, alors que l'individu semble être le conteneur de toutes les valeurs démocratiques fondamentales? Ce sont des questions sur lesquelles nous reviendrons.

Laurent Mattiussi, professeur de littérature à son tour, joue un peu de l'herméneutique du soupçon pour mettre en parallèle „rétrospection et prospection” chez Mallarmé et Heidegger, aboutissant à des conclusions elles-mêmes „antimodernes”, telle:

Dans une perspective typiquement platonicienne, toute connaissance vraie est au fond rétrospection, remémoration et réminiscence. Si le langage de Mallarme est celui d'une avant-garde, on peut se demander si sa pensée n'est pas fondalement celle d'une arrière-garde, et des plus archaiques, en prenant le terme dans son acception strictement étymologique. (p. 44)

C'est une ambiguité qui, citations à l'appui, place Mallarmé et Heidegger, on s'en doutait d'ailleurs, sous le signe de l'”antimoderne” à la manière de Compagnon, c'est-à-dire „les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés.”[x] Lorsque Laurent Mattiussi repère chez le poète français et chez le philosophe allemand les figures d'un double jeu, rétro- et pro-spectif, il annule en quelque sorte tout l'effort de Vincent Kaufmann d'identifier, par distinction, une avant- et une arrière-garde.

Après deux autres chapitres excentriques à la littérature, consacrés l'un à l'opéra (où Timothée Picard, spécialiste de Wagner et comparatiste littérature-musique, renvoie dos à dos les récits d'avant-gardes et d'arrières-gardes au profit du „celui de la postmodernité, qui met en avant un certain désengagement de l'oeuvre d'art, un goût pour l'éclectisme, un nivellement des esthétiques, des tons et des genres”, p. 68) et l'autre à la Nouvelle Vague dans le film (où Jean-Pierre Esquenazi, sociologue, considère les affirmations de François Truffaut sur la cinématographie française d'après 1945 comme étant d'arrière-garde et motivant ainsi les exploits de la nouvelle vague, plus engagée et en rattrapage par rapport à des techniqes et des contenus de représentation remis à jour), c'est un autre littéraire, Henri Garric, qui se pose d'emblée la question: „Le Postmodernisme est-il une arrière-garde?”. C'est donc pour la seconde fois que le terme „postmoderne” fait débat au cours du livre, après „la postmodernité” dans la musique, vue comme dépassement du clivage avant- versus arrière-. Mais chez Henri Garric il s'agit de vérifier le rapprochement entre „postmodernisme” et „arrière-gardes”, tout d'abord du point de vue heuristique: „Le postmoderne me semble pourtant un point d'attaque nécessaire et évident si l'on veut comprendre ce que peut signifier la notion d'arrière-garde aujourd'hui.” (79) Autrement dit, le récit nommé „arrière-garde” appellerait un métarécit „postmoderne” quand bien même l'époque postmoderne inaugurerait la mise à mal de tout métarécit. Et pourtant... La fin des métarécits, appelé de ses voeux par Jean-François Lyotard est, de par sa mise en langage, un métarécit, quoiqu'il n'obéisse pas tout à fait au déroulement dramatique du récit moderne, fût-il dialectique-hégélien ou organiciste-spenglerien. Le postmoderne serait ainsi le seul nom sous lequel on pourrait encore ranger un savoir – le savoir historique qui reste le seul à pouvoir se légitimer comme langage du savoir, puisque des paroles ne peuvent désormais plus être comprises qu'à l'aide d'autres méta-paroles. C'est d'ailleurs un discours nominaliste que tient Henri Garic lorsqu'il explique le lien arrière-garde et postmoderne.

Par son préfixe, le postmoderne se place dans une position qui serait apparemment d'avant-garde, puisqu'ul dévance ou dépasse ainsi le modernisme. Mais là se pose à l'évidence le problème qui va nous occuper. En effet, ce qui est dépassé par le post, c'est justement la période dans laquelle la métaphore de l'avant et de l'après invente sa pertinence. (p 80)

Postmoderne serait donc l'époque de l'après de l'après qui, justement, n'est plus un dépassement de l'après, mais un après du dépassement. „Postmoderne serait à comprendre selon le paradoxe du futur (post) antérieur (modo).” est une affirmation de Jean-Françis Lyotard que Henri Garric cite (p. 80) après que, quelques dizaines de pages auparavant, Laurent Matiussi avait cité un passage où Heidegger dessine la même géométrie chronologique, mais dans un autre contexte:

Le commencement est encore. Il ne se trouve pas derrière nous comme ce qui a été il y a bien longtemps; tout au contraire, il se tient devant nous. (...) Le commencement est allé faire irruption dans notre avenir: il s'y tient comme la lointaine injonction à nous adressée d'en rejoindre à nouveau la grandeur.[xi]

Or, il n'en est rien. Le postmoderne, s'il se situe bien dans un après du dépassement, ne signifie pas non plus acheminement vers l'origine ayant été déplacée d'un lieu inaccessible (carrément utopique) dans l'horizon du possible. Ce n'est donc pas un futur antérieur, selon la formule lyotardienne qui ne fait que reprendre d'une manière plus analytique – et donc neutre du point de vue politique – la position de Heidegger. Ni l'affirmation de Henri Garric ne va pas de soi: „Ce qui serait dépassé par le postmoderne, ce serait l'enchaînement même du temps comme linéarité.” (p. 80). Puisque, non seulement le postmoderne ne „dépasse” plus rien – même s'il y a, certes, dépassement et dépassement, volontariste ou inexorable – mais le temps continue de couler de manière linéaire, pour tout le monde. Seulement cette ligne n'est pas représentée comme aboutissant dans un au-delà ou, à la façon de Heidegger, dans le en-deça qu'il nous est donné à reconnaître sous les strates des étants. Cette ligne est plutôt la ligne qui, après s'être vue dégondée par l'advenue du „moderne”, qu'il s'agît de la révolution (n'importe laquelle et dans quelque domaine que ce fût, y compris la dialectique de l'histoire) ou des bouleversements épistémologiques du début du XX-ème siècle, ou bien de la table rase des „illusions” opérées aussi bien dans la psychologie (par la psychanalyse) que dans la conception de la littérature (par les formalistes russes qui, eux, cette fois-ci, déblaient un territoire nouveau pour le rendre au déterminisme positiviste), réintègre ce qu'on pourrait appeler le cours des choses.

A la suite de sa démonstration, Henri Garric rejoint la conclusion de Timothée Picard sur la logique temporelle de l'art dans la contemporanéité: la „transavangarde” (terme emprunté au livre de A. Bonito Oliva, The Italian Trans-avantgarde, Milano, 1980) serait l'esthétique du va-tout, de la simultanéité, dans un présent construit, de toutes les époque et de tous les genre, un objet de musée dont seul le musée rendrait compte, comme discours fédérateur et intégrateur sans pour autant en arriver jamais à faire consensus, car ce musée-là n'aurait jamais reçu, de qui que ce soit, le statut de monument. Le texte de Garric se fait prospectif: „il faudrait”, dit-il, „refuser d'un même geste la linéarité déterminante à laquelle obéit la logique de l'arrière\avant-garde; refuser en même temps la simultanéité indifférenciée dans laquelle disparaît toute arrière et avant-garde.” (p. 88) La nouvelle esthétique serait issue du différend entre la linéarité et la simultanéité, mises ensemble dans l'oeuvre d'art, ce qui veut dire une synthèse (dialectique?) d'ancien et de nouveau relayée par la reconnaissance de l'un devant l'autre inscrite dans l'oeuvre elle-même comme différence pure. Etc.

Tout ce discours – qui donne ses lettres de noblesse à l'arrière-garde comme pôle du différend fondateur de l'oeuvre d'art de nos jours – est un discours de la rupture. Rupture (avant-garde) ou rupture de la rupture (le postmoderne qui aurait ainsi récuprer l'arrière-garde comme dans un méta-événement), les deux cesures sont mises en abyme alternativement par le travail de deuil qu'Antoine Compagnon désigne, dans l'effort de thématiser un état d'esprit sinon spirituel[xii] comme ambivalence. Le nom qui ouvre Les Antimodernes est celui de Charles Du Bos, cité avec un propos sur Pascal:

Ce matin, j'ai essayé de faire sentir à mes élèves l'emploi si remarquable, si totalement anti-moderne que Pascal fait du mot coeur, le coeur pour Pascal, est l'organe de connaissance avant et plus même qu'organe de sensiblité, lorsqu'il dit: c'est par le coeur que nous connaissons les trois dimensions de l'espace.[xiii]

Et Compagnon s'autorise à conclure de l'antimoderne: „Il désignait le doute, l'ambivalnce, la nostalgie plus qu'un rejet pur et simple.”[xiv] L'ambivalence nomme plutôt l'humanité du rapport temporel à l'intérieur de l'oeuvre postmoderne: sa durée. Ambivalente est l'impression créée dans le spectateur par le spectacle de l'éclectisme postmoderne; la nostalgie de ce qui ne s'est pas répété, d'une part, mais aussi la mélancolie de l'abandon auquel nous sommes voués après que la marche moderne vers se fut interrompu sine die faute de but, en rompant avec l'idéal de la rupture. Il n'est pas anodin que Compagnon écrit à un moment donné, dans le chapitre consacré à Julien Gracq, la phrase „anxiété antimoderne typique depuis Chateaubriand et Tocqueville, jusqu'à Claude Lévi-Strauss (...) suscitée par l'égalitarisme démocratique et l'abolition des différences hiérarchiques”[xv]: ainsi renchérit-il sur l'antimoderne comme manifestation de la sensibilité moderne – doute et révolte dans le même temps – qui ne s'apaise autrement qu'autant qu'on en déverse la bile dans l'oeuvre tout en forgeant une écriture. Le postmoderne selon cette perspective est le moment de l'expulsion, de la naissance qui, proprement, s'accompagne de la rupture du cordon ombilical[xvi] – et, ainsi, l'antimoderne serait-il la conscience de ce déchirement avant tout intérieur: „déniaisée” et, donc, grièvement blessée, comme la régression d'une anesthésie fait revivre, douloureusement, le corps.

La seconde partie du volume dirigé par William Marx s'intitule „L'Antimodernisme en France” et comprend essentiellement des illustrations de la notion d'arrière-garde, dans la France du XX-ème siècle, du début jusqu'aux années 1950. L'article d'Antoine Compagnon, court, porte un titre synthétique, „L'arrière-garde, de Péguy à Paulhan et Barthes” et s'attache à montrer qu'un des traits de l'arrière-garde était l'amour de la langue, mis à mal par le tournant critique formaliste et nihiliste au début du siècle passé. Non pas un amour fidèle, mais perdu et retrouvé, par Paulhan via Péguy, dans un mouvement dialectique qui dévoile tout son sens en face de l'histoire: „L'arrière-garde adore ce qu'elle a brûlé, dès lors que tous se mettent à le brûler” (p. 98). D'une part, Péguy accusait l'avant-garde, en 1910, d'être oublieuse de la mystique (qui confine au silence) lorsqu'elle bousculait, tordait, affolait le langage, de l'autre Paulhan, quelques trente ans plus tard, dénonce l'idée de l'épuisement du langage, qui était devenue le crédo littéraire à la mode avant la guerre et le demeurerait bien après, pour mettre à sa place l'amour de la langue, la rhétorique. D'arrière-garde est donc, selon Compagnon, celui qui se veut inactuel au sens nietzschéen du terme, tout en sachant parfaitement comment il doit procéder pour l'être par rapport à l'actualité. Ce sera d'ailleurs le même thème, l'attitude envers le langage, qui mettra face à face, dans Les Antimodernes, l'antimodernisme de Julien Gracq et le modernisme d'un Maurice Blanchot: alors que celui-ci présage et pratique l'agonie de la littérature, celui-là plaide pour la „littérature du oui” illustrée par Paul Claudel dans „Pourquoi la littérature respire mal?”. Il serait d'ailleurs passionnant de comparer la littérature d'avant-garde comme dénouement d'une histoire organiciste de la littérature – dans la pratique littéraire du refus – telle que la développe William Marx dans L'Adieu à la littérature, à la littérature d'arrière-garde et antimoderne, qui refuse cette histoire tout en la doublant, en toute perversité, d'un refus du refus (ce qui revient à dire oui à une littérature atemporelle).

Pour Compagnon, l'arrière-garde n'est donc pas une „école du ressentiment” (j'emploie là un syntagme de Harold Bloom) mais plutôt „la requalification du pessimisme”[xvii] par, en premier lieu, un style. C'est pourquoi Compagnon n'y fait pas entrer Julien Benda qu'introduit tout de même, trois chapitres plus tard (après l'étude des cas nommés „L'Effort libre”, „Les Guêpes” et „Le Pigeonnier”), Régine Piétra, professeur de philosophie. Pour elle, Benda incarne en effet le paradigme de l'arrière-garde, autant par l'humeur „scrogneugneuse” (Compagnon) que, surtout, par l'attachement à une normativité et clarté classicistes qui devient dogme et entraîne l'écrivain vers un communisme saisi comme „utopie de la justice” qui „veut la destruction des privilèges de naissance et de classe.”[xviii] La volonté classicisante de Benda – ici, son cartésianisme – fait couple avec le retour aux classiques prôné par la revue Les Guêpes

(1909-1912) qui va jusqu'à consacrer un numéro spécial au bicentanaire de la disparition de Boileau (en 1911) pour se démarquer des „modernes” et particulièrement, à l'époque, des futuristes.

Pour résumer: les modernes disent non aux prédécesseurs et les antimodernes se rebiffent et répondent par un oui désarçonné, qui va de la discrétion ombragée à l'hystérie, aux essences que les modernes avaient reléguées après l'existence. L'une et l'autre constituent les deux versants d'un même forme de relief dont le moins qu'on peut dire c'est qu'il ne s'agit pas d'une plaine. Le partage de Vincent Kauffmann a beau essayer de conjurer l'indissolubilité, française au moins, entre avant- et arrière-garde.

La volonté arrière-gardiste d'épater l'anti-bourgeois, et d'écrire, à rebrousse-poil, la communion entre l'homme et le terroir (voir le chapitre Franck Jouffre, „Le Cas du Pigeonnier”), en France, se trouve apparemment relayée en Grande Bretagne par quelques figures bizarres, telle Wyndham Lewis (1882-1957), que dépeint le professeur de littérature anglaise et comparée Martin Puchner. Lewis incarnerait une arrière-garde à l'anglaise, quoique le syntagme ne dise pas grand-chose outre-Manche. L'arrière-garde serait ”un terme qui semble fort bien convenir” pour décrire „quelque chose de vraiment déplaisant, quelque modernisme affreux” (p. 193) Mais la reprise du relatif indéterminé „quelque” dévoile assez la perplexité de Martin Puchner devant la trouvaille lexicale d' „arrière-garde”. Le lecteur qui aurait déjà compulsé le recueil d'études et se serait quelque peu familiarisé avec le champ des „arrière-gardes” a raison de se sentir embarrassée par une telle définition; il estimait la notion plus consistante qu'elle ne paraît sous la plume de Martin Puchner. Qu'est-ce que c'est qu'un „modernisme affreux”? En gros, „diatribes homophobes, fascisme politique et rancoeur sociale” (p. 181); une attitude critique envers le „premier modernisme” qui caractérise, selon Tyrus Miller, le „modernisme tardif” – c'est-à-dire l'âge transitoire d'un modernisme assagi rejettant les exploits excessifs d'oeuvres avant-gardistes (par exemple celle de Joyce). Mais cette „sagesse” se manifeste plutôt comme caprice, car Lewis, on nous apprend, est un critique tiraillé par les „contradictions”.

Il admire le communisme, par exemple, tout en militant pour l'individualisme en art. Puchner est en effet amené à reconnaître, un peu plus loin, que „l'arrière-garde se bat tous azimuts, sans bien savoir où aller. (...) Très en retard sur les avant-gardes continentales, l'arrière-garde britannique cherche ainsi à la ratrapper, mais en sélectionnant et en détournant leurs techniques.” (p. 183) Comment? En luttant contre la pratique des manifestes qui empestent l'art et en détourne les bienfaits. L'art ne doit pas être promu comme antichambre de l'action politique ou de la contemplation religieuse. Ce „n'est pas une religion”, dit Lewis, rejoingnant en cela l'anti-intellectualisme que Henri Garric trouvait parmi les traits de l'arrière-garde. Mais la raison d'une telle „modération”, en l'occurrence, est un principe. Lewis s'efforce de défendre la valeur esthétique, qui ne doit pas être gauchie par le contact du politique et de l'idéologie.

Autre hésitation de Lewis, cette fois-ci décisive pour la manière „anglaise” de traiter le thème du moderne : la façon dont il envisage la révolution. Certes, concède Lewis, il faut être révolutionnaire en art, mais qu'on ne se trompe pas: la révolution véritable est aristocratique, il n'y a que quelques génies qui puissent se l'assumer et en mener à bon port les projets. C'est le même thème, Et à ce point nous nous reporterons aux second article qui porte sur l'arrière-garde britannique, celui de Niels Buch-Jepsen, professeur de littérature comparée ayant étudié et en France et en Angleterre et qui, sous le titre „Arrière-garde et modernisme en Angleterre” fait état de l'ambiguité foncière du modernisme anglais, exprimée par T. S. Elliot et, dans son sillage, par le critique F. R. Leavis, qui mettent ensemble révolution et continuité. Buch-Jepsen l'affirme nettement:

Je soutiens ainsi que la critique de Leavis ne fait que prolonger une pensée de la contemporanéité qui se développait chez les moderenistes eux-mêmes. A mes yeux, le modernisme se définit par un travail très conscient visant à établir une continuité historique qui, par ailleurs, semblait disparue. (p. 199)

Les artistes révolutionnaires ne sont donc pas ceux qui font table rase d'un quelconque ancien régime – que l'arrière-garde s'évertue à faire revenir en faisant flèche de tout bois –, mais, selon une vision romantique du rapport nature versus culture, les quelques grands créateurs qui ne cessent de se rapporter constamment à la tradition d'où ils sont issus et qu'ils n'ont legitimement aucunement l'intention de détruire. Leur visée est de créer des valeurs, ce qui requiert la confirmation incessante du fondement de la tradition. L'idée de la révolution, telle qu'elle a été pratiquée et ne cesse d'être, sinon pensée, alors du moins, et ce n'est que plus grave, ressentie par les Français, ne passe pas outre-Manche; ce qui répugne à l'ethos culturel anglais est la radicalité de l'événement, la fusée d'énergie vitale et d'instinct ataviques que n'explique qu'une dialectique, de l'esprit ou bien de la libido, et que l'oeuvre d'art à la française est appelée à manifester. Du „divin” marquis de Sade à Michel Houellebecq, en passant par l'incontournable Baudelaire – du moins selon Antoine Compagnon – la littérature française révolutionnaire se veut radicale, se veut „innommable”. C'est son obsession de la rupture qui explique, par exemple, la double réception de la prose de Samuel Beckett, en France et en Angleterre – disparité sur laquelle William Marx achève son livre L'Adieu à la littérature (Minuit 2005), pour faire rejaillir l'ambivalence de la „fin” d'une certaine littérature, qui peut être, selon la perespective choisie, son achèvement ou sa renaissance. William Marx est l'un des premiers lettrés français à donner au lecteur la liberté de se placer, face à son oeuvre et à la panoplie conceptuelle proposée, à l'extérieur d'un système clos de pensée (cadre français ou bien anglais) et qui participe ainsi de l'avènement de la „hyperconscience littéraire”. Il affirme, par là, l'impossibilité du savoir à coincider intégralement avec son énonciation. Puisque, si la littérature française se scinde, retrospectivement, des deux côtés de la Révolution, en Belles Lettres et Littérature, pour hâter ou bien pour conjurer l'échéance de celle-ci, la littérature anglaise, délestée d'un poids aussi radical, ne voit pas, dans l'idée de révolution, le danger ou la tentation qu'elle représente pour les Français:

Chercher les arrière-gardes dans la littérature anglaise est un exercice un peu particulier. Tout simplement, il ne semble pas y en avoir, encore moins lors de ce qu'on appelle maintenant modernisme. Quand je demande à mes collègues des universités américaines si l'on pourrait parler d'une arrière-garde dans la littérature anglaise, ils disent souvent: ‚Vous voulez dire les auteurs qu'on ne lit plus?' (p. 195)

Wyndham Lewis en est d'ailleurs un; communiste et individualiste à la fois, modéré tout de même et pratiquant, comme tous les auteurs anglais respectables, la satire, il est rangé par Martin Puchner à l'arrière-garde plutôt par goût que par méthode: il n'est pas tant un „antimoderne” qu'il n'est un moderniste „affreux”, d'ailleurs plutôt comique car, par les nombreux contresens qu'il commettait en toute impunité, mineur; hors-canon.

Or, dans ce contexte, il devient évident que, d'une part, la notion de postmodernisme, du côté gauche de la Manche et de l'Atlantique, nomme l'apaisement de l'ébullition moderniste début-de-siècle, apportée par la conscience récupératrice d'un écrivain qui se sait tout à la fois inventeur et héritier, créateur du lieu de dialogue entre le connu et l'inoui, généreux avec les prédécesseurs et critique envers les travers des contemporains; alors que, pour les écrivains et théoriciens français, le postmoderne est avant tout le nom d'un travail de deuil – d'une névrose de l'abandon elle-même capable de se donner comme acte esthétique sublime – et peut-être est-ce la seule forme à laquelle le postmodernisme à la française puisse encore prétendre pour s'identifier soi-même comme différent de la modernité.

Pour les Anglais, le préfixe post- ne pose aucun problème, car il n'est chargé d'aucun investissement affectif. Après la folie du modernisme, mi-feinte car d'emprunt, mi-véritable car lucide, le postmodernisme est comme le retour au normal, au scepticisme et à l'individualisme, au ludique, qui font ensemble, depuis des lustres, l'esprit anglais, mieux vaut étudier les „techniques” postmodernes au lieu de ratiociner tout en frissons en marge d'une notion recouvrant une époque sans contours. La culture française fait impasse précisément sur cet inexplicable „post-”, tombé à l'improviste, avant qu'aucune révolution ne fût venue assouvir le désir exorbitant – moderne ou antimoderne – d'un monde en agonie.

Les „arrière-gardes” et „l'antimoderne” sont des notions à l'aide desquelles on déterre ce qui avait été oblitéré par la lumière aveuglante de la modernité en mal d'achèvement. William Marx et ses comparses, parmi lesquels Antoine Compagnon – et ce n'est qu'un début – baissent un peu la lumière, juste pour voir ce qui s'y cachait, ce qu'on ne voulait pas voir mais ce qui, aujourd'hui, il faut bien finir par reconnaître: la marche de la littérature moderne vers son accomplissement n'a pas mobilisé toute la pratique littéraire des dernières siècles, loin de là. Sans qu'il faille la reléguer au domaine de littérature de consommation, le néo-classicisme poétique des années 1910, le cartésianisme de Julien Benda, les fourvoiements de la prose gracquienne et la désinvolture et frivolité de Roger Nimier – plus, en bonus, Compagnon l'a bien montré, un certain Roland Barthes par exemple – ont accompagné en silence et résignation la théorie des modernes. Il est le temps d'en faire l'anamnèse, pour finir un travail de deuil qui fait de moins en moins mal.

Alexandru Matei

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[i] Antoine Compagnon, Antimodernii. De la Joseph de Maistre la Roland Barthes, Bucuresti, Art, 2008, trad. Irina Mavrodin si Adina Dinitoiu. Prefata de Mircea Martin.

[ii] Voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, 2005, «Note bibliographique», p. 449. Il semble que la notion «antimoderenisme» ait été employée pour la première fois par Antoine Compagnon dans un article de 2002, dans un article publié dans Les Cahiers du judaisme

[iii] Presses Universitaires d'Artois, 2002.

[iv] Laurent Jenny, Je suis la révolution. Histoire d'une métaphore, 1830-1975, Belin, coll. «L'Extrême contemporain», 2008.

[v] Victor Hugo, Ouvres complètes, éd. Massin, Le Cmub français du livre, t. II, 1967, p. 39 in Laurent Jenny, op. cit., p. 19.

[vi] Et dont aucune représentation n'a pas encore épuisé faute d'un modèle théorique aussi inexpugnable que l'Histoire hégélienne; faute, si modèle il y a, d'un seul paradigme théorique.

[vii] Et ce n'est pas un hasard que modernité s'y voit remplacer par modernisme, car, si la modernité remonte au moins, pour la culture française, à 1789, le modernisme est un terme dont l'usage «s'est établi seulement dans les années 1970» et se réfère aux années 1900-1930. (voir Niels Buch-Jepsen, «Arrière-garde et modernisme en Angleterre», in William Marx, Les Arrières-gardes au XXe siècle, op. cit., p. 196)

[viii] Il s'agit de Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres. Modèles abstraits pour une autre histoire de la littérature (traduit de l'anglais par Etienne Dobenesque, 2008, Les Prairies ordinaires, 2008)

[ix] La vérité est que le communisme voulu par les avant-gardes a peu voire rien à voir avec l'idéologie de parti. La définition „philosophique” du communisme, telle qu'elle apparaît par exemple chez Maurice Blanchot: „et il n'est pas vrai que la destruction radicale de l'humanité soit possible; pour qu'il le soit, il faudrait que fussent réunies les conditions de possibilité: la liberte réelle, l'accomplissement de la communauté humaine, la raison comme principe d'unité, en d'autre termes, la totalité qu'on doit dire – en un sens plénier – communiste.” Maurice Blanchot, L'Amitié, p. 125 (article „L'Apocalypse déçoit”), reprise plus tard par Jean-Luc Nancy dans La Communauté désoeuvrée, Christian Bourgois, 1990 n'a rien à voir avec la pratique du communisme telle que nous la connaissons.

[x] Antoine Compagnon, op. cit., p. 8.

[xi] Heidegger, „Discours du rectorat”, dans Ecrits politiques 1933-1966, Gallimard, 1995, p. 103, apud Laurent Mattiussi, art. cit., in William Marx (dir.), op. cit., p. 47.

[xii] C'est-à-dire quelque chose de plus flou mais de plus sensible dans le même temps que les tableaux chronologiques ou post- et pré- se font contrepoint

[xiii] Charles Du Bos, Journal, Paris, Correa, 1946, t. I, p. 103, in Antoine Compagnon; op. cit., p. 8.

[xiv] Antoine Compagnon, op. cit., p. 9.

[xv] Antoine Compagnon, op. cit., p. 395.

[xvi] C'est ce qui s'attache à démontrer, dans un langage parfois chargé mais souvent hezureux Peter Sloterdijk dans le premier volume de sa trilogie Sphères I. Bulles, ch. V, „L'Accompagnateur originel”, Pauvert, 2002, trad. fr. Olivier Mannoni.

[xvii] Antoine Compagnon, op. cit., p. 448.

[xviii] Julien Benda, La Jeunesse d'un clerc, Gallimard, 1989, in William Marx (dir.), op. cit., p. 151. Cette postion, quoique simpliste, ramène Benda vers le camp de l'idée philosophique d'un communisme solidarizant énoncée par Maurice Blanchot, par ailleurs assimilé aux „modernes”. D'où la raison de Compagnon: Benda serait plutôt un „moderniste” , car trop tranché et sévère dans tout ce qu'il dit et croit, trop guerrier pour rejoindre l'ambivalence antimoderne.



Alexandru Matei

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Avril 2009 à 16h40.