Atelier

L'une des lignes de fracture fondamentales qui déterminent la notion occidentale de littérature est l'opposition entre représentation et interprétation. La représentation relèverait d'une opération de transposition/modélisation (la mimèsis), dont l'objectif serait de restituer une réalité (un tableau ou une intrigue) précise et unique. L'interprétation correspondrait à un second mode d'existence du texte, celui de la glose et du commentaire, à savoir la transformation par le lecteur en sens, c'est-à-dire en valeurs (esthétiques, éthiques, politiques, etc.). L'herméneutique s'appuiera alors par exemple sur la distinction faite en termes linguistiques entre la dénotation (opération de désignation d'un référent unique) et la connotation (détermination des valeurs qui accompagnent le choix de tel mot ou tel mot plutôt que de ses synonymes). La mimèsis appartiendrait donc au domaine de l'Être, de la connaissance et de la transmission du réel tel qu'il est ou tel qu'il se donne (épistémologie et sciences cognitives), l'interprétation de la décision, par évaluation et comparaison avec d'autres textes, au domaine de l'action. À chaque opération correspondrait une science : dans Les Mots et les Choses, M. Foucault distingue la sémiologie, identification des signes et de leurs combinaisons et l'herméneutique, découverte du sens de ces signes : à un extrême, la philologie qui arrête le sens du texte, à l'autre la poésie qui l'étend à l'infini dans les entrelacs de la glose. Pour la théorie mimétique, la représentation tend à se suffire à elle-même, puisque ce qui définit la littérature, c'est une aptitude à observer et à transmettre et non à décider ; pour l'interprétation, il n'y pas de textes sans lecteurs et sans intertexte, puisque le texte reste une virtualité sans exégèse et sans débat. Cette opposition recouvre la question des méthodes de la mimèsis (l'écrivain doit-il choisir de privilégier la réalité des apparences ou celle de l'essence profonde des choses ? Doit-il limiter la marge de manœuvre du lecteur en étant réaliste, ou, au contraire, accroître les ambiguïtés du texte en demeurant abstrait et en laissant le sens disponible ?) comme celle du problème de la réflexivité de la représentation (dans son miroir, la représentation renvoie-t-elle uniquement une image du monde, ou inclue-t-elle aussi le reflet des porteurs ou des observateurs ? Dans la première hypothèse, on a bien affaire à une mimèsis du monde ; dans l'autre, à ce que Riffaterre nomme une semiosis, c'est-à-dire à la combinaison de significations préexistantes dans l'esprit du lecteur et de l'auteur, mais elle délimite des options intellectuelles et esthétiques fondamentalement différentes. D'un côté, le texte fermé qui tend à devenir l'image univoque d'une réalité unique, à s'y substituer ontologiquement ; d'un autre, le texte ouvert qui aspirerait à devenir infiniment malléable et indéterminée. Cette tension fondamentale est réinterprétée par la théorie contemporaine comme une dynamique d'échange entre auteur, lecteur et monde, notamment à l'aide de la notion de « cercle herméneutique » : pour J. Starobinski, M. Charles ou P. Ricœur, il n'y a pas de représentation immanente en dehors d'une interprétation qui choisit un texte possible parmi d'autres textes « fantômes », qui seront éliminés par nos lectures : toute représentation littéraire est une sorte de « pré-interprétation » du monde par l'auteur, sa configuration et sa modalisation en un schéma intelligible, destinée à conditionner, à programmer, sa ré-interpréation par le lecteur..

Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 31 Mars 2002 à 22h27.