Atelier

"Le journal intime m'a nui artistiquement et scientifiquement. Il n'est qu'une paresse occupée et un fantôme d'activité intellectuelle. Sans être lui-même une œuvre, il empêche les autres œuvres, dont il a l'apparence de tenir lieu" (Henri-Frédéric Amiel, Journal, 4 juillet 1877)[i].

Ce sombre constat, dressé par l'emblématique Amiel au soir de sa vie, ne met pas seulement en exergue le caractère mélancolique de tout diariste. Il pointe également un des traits définitoires d'un genre controversé, longtemps considéré comme une maladie relevant moins de l'expression littéraire que d'une pratique honteuse[ii]. Autant de considérations dépréciatives confortées par la théorie littéraire classique, pour qui la littérarité, essentielle aux œuvres de fiction et à la poésie lyrique, ne s'applique que de façon conditionnelle dans le cas des écritures intimes[iii]. Comme si le vrai en littérature ne pouvait être, comme l'affirme Paul Valéry, qu'inconcevable[iv]. Et si le journal intime, au contraire de se réduire à un registre paralittéraire, ne trouvait précisément sa légitimité esthétique en tant que défi à la littérature?…

Quand il en rédige les premières notes, Charles Juliet ignore encore tout des enjeux de ce qui deviendra son Journal. Ce n'est que rétrospectivement qu'il prendra conscience du «besoin de se révéler à soi-même, se clarifier, s'unifier »[v] qui était à son origine. Pour celui qui se considère comme un «autodidacte », l'écriture de soi au jour le jour relève d'une quête introspective, laquelle entraîne le combat du sujet contre ses entraves intérieures, psychologiques et intellectuelles. De fait, la réflexivité constitutive du texte ne vise guère à évaluer ce dernier en tant qu'œuvre, littéraire ou non, mais l'envisage prioritairement comme le cadre matriciel d'une naissance à soi-même, par et pour les mots. Les questions que soulève cette pratique, loin de susciter un écho chez tous les diaristes contemporains, rencontrent ici une résonance singulière qui fonde le principe même de sa démarche: à quelle nécessité répond le besoin de consigner, pour soi seul, l'expérience de sa vie? Quelles motivations, d'ordre existentiel, président à une telle entreprise quand celle-ci est tendue vers la réalisation esthétique de ce même discours ? Car la plus évidente des particularités de ce texte est de signer, en 1978, l'acte de naissance du diariste comme auteur, bien avant les productions narratives qui lui vaudront une plus large reconnaissance, parmi lesquelles L'Année de l'éveil (1989) ou Lambeaux (1995).

Manifestant le parcours d'un homme devenu écrivain, le texte s'élabore in progress sur la ligne de la chronologie référentielle, et donne à lire l'itinéraire victorieux d'une «aventure intérieure »[vi]. Cette lecture narrative révèle ainsi le travail de structuration réciproque qui, en une dialectique abyssale, met en relation l'intime du sujet écrivant et les moyens de sa représentation. Elle invite à étudier les différents processus d'auto-génération d'un texte, atelier d'écriture et laboratoire de l'œuvre, dont le statut littéraire problématique souligne les ambiguïtés et les paradoxes de toute expression autobiographique soucieuse de dire vrai.

Cet exemple montre comment les fonctions dévolues à l'écriture personnelle peuvent engendrer une esthétique qui lui est propre, constituant le texte en récit initiatique de la création littéraire. Comment aussi, en réalisant ce passage de la sphère privée à l'espace littéraire, le Journal de Charles Juliet se constitue lui-même en tant qu'œuvre, à travers les transformations d'une trajectoire existentielle dont la dimension éthique, au risque de s'allier la fiction comme adjuvant, déplace les frontières habituelles du réel et de l'imaginaire.

En posant la valeur d'une œuvre et la légitimité d'un artiste en termes de morale poétique, Charles Juliet établit un contrat de lecture qui dépasse le seul cadre du journal intime. Mode d'être au monde, la création littéraire atteint son plein accomplissement dans la communication qu'elle établit entre soi et les autres. Cette relation, c'est celle que le diariste entretient avec son destinataire intime, d'intériorité à intériorité, à travers une souffrance commune perçue imaginairement comme universelle. La recherche d'une neutralité expressive, travaillée par l'idéal stylistique d'une écriture blanche, concrétise ainsi une conception esthétique selon laquelle «l'art ne commence qu'à partir du moment où l'être s'établit hors du moi, hors de l'individuel »[vii] .

Paradoxalement, le statut du Journal demeure au yeux de son auteur plus incertain que les récits qu'il a permis de produire. Ainsi de L'Année de l'éveil :"J'ai l'impression de m'être davantage livré dans ce récit que dans les trois tomes de mon Journal. Voilà pourquoi cette impression s'accompagne du sentiment que je publie mon premier livre" (16 décembre 1988, JIV, p. 360).

Peut-être manque-t-il à un journal d'écrivain tel que celui-ci la cohérence d'ensemble qui caractérise tout ouvrage, indépendamment des qualités formelles et du système thématique qu'il met en œuvre. Or, ne trouve-t-il pas justement dans cette absence d'organisation le gage décisif du pacte de vérité qu'il propose au lecteur? Maillé sur la dimension auto-réflexive de sa structure, il rend plus concrète, plus vivante et plus sûre, l'interrogation sur l'intensité que la vocation artistique peut conférer à une existence. Par-delà ces positions tangentielles, le Journal de Charles Juliet se distingue par son refus d'un chaos idéologique et spirituelau sein duquel, à travers les âges, la parole impensée ne fait qu'ajouter au désarroi et à la détresse individuelles. Contre la perte d'intégrité de l'être humain, son écriture plaide en faveur de la quête perpétuelle d'un sens qui accorderait au sujet son identité et sa place.

[i] Cité par Roland Jaccard, Du Journal intime, Bruxelles, Complexe, coll. «Le regard littéraire », 1987,  p. 58. [ii] Pour la liste non-exhaustive des actes d'accusation adressés au genre, voir Philippe Lejeune, «Le journal en procès », in L'Autobiographie en procès, Nanterre, Publidix, coll. «Ritm », 1997, p. 57-75. [iii] Nous faisons référence aux analyses de Gérard Genette, Fiction et diction, Le Seuil, coll. «Poétique », 1991, p. 11-40. Voir aussi Käte Hamburger, Logique des genres littéraires [1957], Le Seuil, coll. «Poétique », 1986. [iv] Valéry précise encore: «Le vrai que l'on favorise se change […] insensiblement sous la plume dans le vrai qui est fait pour paraître vrai. Vérité et volonté forment ensemble un instable mélange où fermente une contradiction et d'où ne manque jamais de sortir une production falsifiée. », «Stendhal»,Variété II [1930], Gallimard, coll. «Idées », 1978, p. 211. [v] Prière d'insérer porté sur la quatrième de couverture du Journal I à l'occasion de sa réédition chez P.O.L en 2000. D'abord parus aux éditions Hachette/P.O.L (en 1978 pour Journal I – 1957-1964, en 1979 pour le Journal II - 1965-1968, et en 1982 pour le Journal III - 1968-1981) les trois premiers tomes sont désormais intitulés: Ténèbres en terre froide. Journal I, Traversée de nuit. Journal II (1997); Lueur après labour. Journal III (1997). L'appareil péritextuel suit désormais le modèle initié par le quatrième, paru directement chez P.O.L: Accueils. Journal IV - 1982-1988 (1994); L'Autre Faim. Journal V 1989-1992 (2003). Chacun des volumes du Journal sera désigné par l'abréviation J suivi du chiffre romain correspondant à son ordre chronologique de rédaction. [vi] JI, 5 novembre 1958, p. 57. [vii] JI, 17 février 1961, p. 232.

Stéphane Roche

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Février 2004 à 0h05.