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L'imaginaire des langues à l'épreuve du temps: la référence médiévale chez Charles-Albert Cingria, par Clara Schlaifer.

Dossier Anachronie.




Les représentations que l'auteur attache à la langue suscitent l'intérêt des chercheurs aussi bien en stylistique que dans le champ des études francophones. La relation au temps qu'entretient cet imaginaire de la langue nous semble essentielle pour saisir tous les enjeux de sa constitution, qu'ils s'agisse d'enjeux extérieurs à l'œuvre (identitaires par exemple) ou intérieurs (narratifs). Or, les travaux existants ont surtout mis l'accent sur le lien entre l'imaginaire de la langue et le temps extérieur à l'œuvre. Les études francophones rappellent la domination historique (domination intégrale issue d'une conquête ou simple hégémonie culturelle) dont l'auteur semble nécessairement imprégné; les études stylistiques récemment publiées mettent l'imaginaire de la langue en perspective avec l'évolution des institutions tant idéologiques (concept de nation, mythes fondateurs) que littéraires. Il nous paraît dès lors utile de mettre également en lumière le lien constitutif qu'entretient l'imaginaire de la langue avec la temporalité interne de l'œuvre, en particulier dans une écriture qui, comme celle de Charles-Albert Cingria, se construit dans un mouvement perpétuel entre passé et présent.

Par ailleurs, la représentation de la langue chez C.-A. Cingria déborde la notion d'imaginaire de la langue telle qu'elle se présente aux chercheurs aujourd'hui et nous contraint à la faire évoluer pour prendre en compte les marginaux littéraires. Cingria, en tant qu'auteur suisse de langue française, nourrit une pensée de la langue très singulière, conjuguée à une conception souple, non linéaire du temps, qui se révèle dans son travail de la référence médiévale.






L'imaginaire des langues à l'épreuve du temps.
La référence médiévale chez Charles-Albert Cingria



Il suffit de considérer superposées sur un même acte les signatures de Clovis II et de saint Eloi

pour comprendre dans le fait même de l'existence de la France, le sens de cette collaboration merveilleusement féconde de riche sève barbare et de discipline romaine[1].

Celui qui se pose ainsi en esthète du document historique est l'écrivain suisse Charles-Albert Cingria. Ce touche-à-tout des lettres françaises et romandes, que son insouciance éditoriale a relégué aux oubliettes de l'histoire littéraire, revient ici à l'une de ses obsessions: la permanence de l'ancien empire romain dans l'Église catholique, et son empreinte chez les Francs.

Cingria insère cette reproduction d'un document du VIIe siècle dans un texte de 1915 où il tente de définir l'identité suisse romande. L'écriture rend ici visibles des temporalités différentes, dans un texte qui retrace l'évolution de la langue française en pays romand, de la conquête romaine jusqu'au moment de l'écriture. Ce passage d'une époque à l'autre fait toujours, chez Cingria, appel au sensible: les langues et les graphies sont ainsi les moyens privilégiés de ce parcours temporel. Dans la phrase que nous citons, l'auteur distingue dans les graphies complémentaires des deux signatures (l'une mérovingienne, souple, et l'autre latine, carrée) les contrastes qui définissent l'histoire du pays romand: un substrat germanique, supposé conférer un caractère désordonné et remuant à ses habitants, auxquels il a fallu une conquête romaine et surtout l'introduction du catholicisme pour se donner une discipline et des lois.

L'étude des discours sur la langue et des images qui lui sont attachées a été récemment relancée par les recherches de Gilles Philippe et de Bernard Cerquiglini. L'un définit en négatif les contours de ce véritable imaginaire de la langue française par les critiques dont cette langue a fait l'objet à travers les époques[2]. L'autre met en évidence la reconstruction par les savants d'une origine latine fantasmée[3]. Le discours sur la langue et les images servant à la désigner manifestent souvent la soumission de l'enquête scientifique à la construction idéologique. B. Cerquiglini souligne ainsi qu'à la fin du XIXe siècle, après la défaite de 1870, il est impossible aux savants philologues de reconnaître la germanisation du gallo-roman, qui a pourtant eu lieu jusqu'au IXe siècle sous l'influence des Francs. Selon B. Cerquiglini, le purisme résulte de cette frustration première de ne pouvoir se découvrir une origine linguistique noble, dans le latin classique, mais au contraire de devoir reconnaître des influences celtes puis franques qui l'éloignent de sa latinité première. Pour G. Philippe, les critiques adressées à la langue française au fil des époques la définissent comme une langue vouée à la clarté et qui doit, pour cela, renoncer à l'expressivité. L'ordre contraint des mots né de l'effacement des déclinaisons, la multiplication des mots à charge sémantique faible et l'absence d'opposition entre syllabes longues et brèves font penser que le français est une langue de raisonnement, une langue de discours et non de littérature, encore moins de poésie. Cette conception relève elle aussi, comme l'origine latine fantasmée, de la construction idéologique. G. Philippe évoque ainsi, à l'époque des Lumières, les caractérisations opposées du français et de l'anglais données par l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert: l'article «Langue française» reprend cet imaginaire de la clarté. L'article «Langue anglaise», au contraire, pare cette dernière de toutes les qualités que l'on refuse au français: richesse, souplesse, nuances… Pour G. Philippe se cache derrière ce débat linguistique une prise de position politique où l'on favorise l'Angleterre, modèle de la tolérance pour Voltaire et les siens.

La caractérisation de la langue est donc un enjeu de la construction identitaire. Le point d'articulation entre le monde savant de l'étude des langues et la sphère politique est la notion de «génie de la langue française », fréquemment convoquée dans les discours philologiques et linguistiques jusqu'au livre éponyme d'Albert Dauzat en 1943[4].

Par l'intermédiaire de cette notion, les caractéristiques de la langue sont étendues au peuple qui la parle. L'étude menée par B. Cerquiglini, peut-être plus encore que celle de G. Philippe, démontre comment la norme grammaticale ou esthétique est légitimée a posteriori par la reconstruction d'une histoire mythique de la langue.

Ces deux analyses mettent donc en avant un imaginaire employé à la fabrication et à la légitimation d'une norme linguistique et langagière. Ce faisant, ils proposent une analyse d'un imaginaire centralisé. Or, il nous semble que cette approche a pour inconvénient d'occulter les résistances à cette construction de la norme. Dès lors, il apparaît que rendre également compte des mouvements contraires à celle-ci donnerait du relief à cette analyse, et donnerait un aperçu plus exact du champ littéraire aux prises avec ces forces centrifuges. C'est ce que nous nous proposons de faire en étudiant les manifestations de l'imaginaire des langues chez Charles-Albert Cingria.

Pourquoi convoquer ainsi, pour répondre à un problème théorique, un auteur presque inconnu en France? Cingria, par son origine suisse – quoi qu'il la récuse la plupart du temps – a une expérience du rapport entre langue et nation différente de la nôtre et de celle qui sert de point de départ à G. Philippe et B. Cerquiglini. Il n'est pas possible d'identifier la langue et la nation dans ce pays qui compte quatre langues officielles (allemand, italien, français et romanche). La situation paradoxale de Cingria, actif à la fois dans les cercles littéraires romands et parisiens, en fait un écrivain en mouvement perpétuel entre la périphérie et le centre institutionnalisé des lettres françaises.

Il part en guerre contre les mondanités du milieu des lettres, comme ici dans «Le Petit labyrinthe harmonique»:

Qu'est-ce que j'avais à recommencer modestement avec ce monde faux? Ou avec ces élites, ces jeunes arrivés tard et sans rien, me croyant trop heureux, me faisant la grâce, avec leurs coqs, leurs pierrots russes, leurs petites sucreries élégiaques, leurs choses à la page ou plus à la page, moi qui ai un lieu, une vieillesse d'autres […] mais qui suis ailleurs, seul avec ce spectre à faire chuter les étoiles […], m'avilissant, me faisant aimable alors que je suis tueur, me faisant pittoresque alors que je suis roi […][5].

Mais il collaborera pourtant à La Nouvelle Revue Française entre 1933 et sa mort en 1954 et y donnera en outre pendant cinq années une chronique régulière dans «L'Air du mois» ainsi que des comptes rendus de lecture[6]. Il occupe donc une position curieuse, à la fois intégré au monde parisien où se font et se défont les normes linguistiques et littéraires, et détaché de ce milieu par sa tendance au vagabondage et la posture de marginal qu'il entretient, en Suisse comme en France.

La représentation des langues chez Cingria reste certes tributaire de l'association, mise en évidence par G. Philippe et B. Cerquiglini, de la langue, de la norme linguistique et de l'identité nationale. Mais il la traite à sa façon paradoxale, en commençant par refuser l'idée de nation. La notion de «génie de la langue française» perd alors de sa force idéologique:

la nation par opposition à pays n'a d'existence que dans l'esprit des fonctionnaires et des civils hallucinés par les fonctionnaires […][7].

Pour lui, c'est la langue, et non le territoire défini par des frontières conventionnelles, qui fonde ce qu'il appelle le «pays réel». En suivant sa logique, on peut affirmer que le peuple suisse n'a pas d'existence réelle. La distinction entre «pays réel» et «pays officiel» lui permet aussi d'opposer, à l'artificialité de la France officielle, l'unité linguistique constituée par la France hors Bretagne et Corse, associée aux aires francophones de la Belgique, de la Suisse et de l'Italie (vallées vaudoises)[8].

Par ailleurs, l'imaginaire de la langue chez Cingria fait l'objet d'une tension fondamentale entre un mouvement identitaire et un mouvement que l'on peut qualifier de transidentitaire. Ce mouvement identitaire n'a rien à voir avec la défense d'une quelconque appartenance suisse: au contraire, Cingria revendique un héritage qui transcende de nouveau les limites nationales, trouvant son origine tantôt dans l'empire romain, tantôt autour du IXe siècle, sur le territoire conjugué des deux Bourgognes, cisjurane et transjurane (Suisse romande, Bourgogne, Franche-Comté et Provence actuelles). Sa perception particulière des langues le conduit par ailleurs à rapprocher des réalités historiques ou géographiques éloignées, voire à les superposer. C'est ce que j'identifie comme la tendance transidentitaire et qui lui permet de faire régulièrement des sauts dans le temps et l'espace.

Dans cette représentation complexe de la langue française et des langues en général, la référence médiévale joue un rôle central. Nous faisons l'hypothèse qu'elle révèle un imaginaire des langues qui échappe à la force centralisatrice, normative, décrite par B. Cerquiglini et G. Philippe. La référence médiévale nous permettra de distinguer les deux tendances à l'œuvre chez Cingria, deux usages de la rêverie linguistique qui débouchent sur une souplesse ou une rigidité identitaire. En se reportant au Moyen Âge, Cingria échappe aux frontières et aux nationalismes qui s'y attachent, en unifiant des territoires aujourd'hui séparés. Mais c'est également le Moyen Âge qui fonde sa logique identitaire, en particulier dans le domaine politique où il adopte un temps une position antidémocratique rappelant Maurras, construite sur sa nostalgie d'une sorte de système vassalique. La représentation du monde médiéval chez Cingria est donc intrinsèquement liée à son imaginaire des langues: la circulation dans les époques est également une circulation dans les langues. Ainsi, sa connaissance du latin, de l'italien moderne et médiéval, de l'ancien français, de la langue d'oc médiévale, et partiellement du grec lui permettent de naviguer dans des textes divers et de les associer. Dans le texte court intitulé «Recensement», Cingria laisse le latin envahir peu à peu tout le discours, sans préciser à quel moment il quitte la citation savante:

Le témoignage - l'historique du miracle - n'a rien de si important. Ridiculus sane qui postulat ut miraculum efficiatur, sicut nonnulli tempore Voltarii: «en présence de l'Académie des sciences de Paris, ou de la Société royale de Londres, et de la faculté de médecine, assistées d'un régiment de gardes». Caeterum qui hodie desideratur in miraculis Lapurdensibus![9]

Les langues sont donc au centre de la poétique de Cingria et prennent toute leur importance lorsqu'il se plonge dans des périodes anciennes où cohabitent dans la même aire culturelle langues vulgaires et langues savantes. La référence médiévale est travaillée par cet imaginaire des langues qui débouche sur une tension entre la recherche d'une cohérence identitaire et la tentation transidentitaire de se définir par la prolifération des époques et des espaces.


Un Moyen Âge identitaire.


Le Moyen Âge qui fascine Cingria n'est pas en priorité celui que nous connaissons le mieux, celui des romans de chevalerie et de l'amour courtois. L'auteur s'intéresse beaucoup plus à ses marges, c'est-à-dire le haut Moyen Âge, surtout entre le VIIIe et le Xe siècle, et le Moyen Âge tardif où Pétrarque et Dante sont ses références. Il en a tiré trois grands textes, qu'à défaut d'autre dénomination on pourrait qualifier d'essais-récits: La Reine Berthe, Pétrarque, La Civilisation de Saint-Gall[10]. Les deux derniers ouvrages sont plutôt consacrés à des questions d'ordre esthétique; La Reine Berthe est le seul de ces trois grands projets qui aborde frontalement la question politique. Le texte évoque la destinée de Berthe de Souabe, originaire du Pays de Vaud et reine de 922 à 937, qui fut l'épouse de Rodolphe II, roi de Bourgogne transjurane. C'est dans cette œuvre que la logique identitaire imprègne le plus fortement le discours sur le Moyen Âge: les deux autres récits sont idéologiquement beaucoup plus souples.


Une reconstruction de l'Europe centrée sur la Bourgogne.

Le royaume de Bourgogne transjurane incarne pour Cingria le centre d'une Europe qu'il reconstruit selon son fantasme. Issu de la Lotharingie née elle-même du partage du royaume de Charlemagne en 843, ce royaume rassemblait la Suisse romande, Bâle, Soleure, Berne, la Savoie, la Franche-Comté et le Val d'Aoste actuels et constituait, à cette époque, un seuil stratégique important, débouchant au sud sur les puissants territoires de Bourgogne cisjurane et du royaume de Provence. Ces quelques indications géographiques traduisent déjà l'importance que ce royaume peut avoir pour Cingria: ce dernier y retrouve la reconstitution d'une zone de pouvoir aujourd'hui désarticulée entre plusieurs pays (France, Suisse, Italie), et une confirmation de la supériorité de l'unité linguistique (et religieuse) sur le découpage administratif.

La notion de «pays réel» évoquée plus haut est donc légitimée linguistiquement et historiquement, par son existence dans le passé féodal de ce territoire. Cingria peut ainsi mettre à distance l'identité suisse, où il refuse de se reconnaître, pour refonder une identité romande à la fois dans la religion catholique venue de Rome (la romanité, qui conjugue sur un jeu de mots l'être romand, l'être romain et l'art roman) et dans la féodalité de cette Bourgogne historique et légendaire. Ce passé d'élection lui permet d'abord de se défaire d'une assimilation aux clichés nationaux suisses. Ainsi, dans l'«Essai de profession de foi d'un embusqué savoyard», son personnage est confronté à un Français qui ne sait pas où le situer et chez qui ces clichés sont très présents:

LE MONSIEUR DECORE (des palmes académiques seulement) D'abord, êtes-vous Savoyard?
MOI: Je suis d'Hérémance, sur la côte de Savoie.
LE MONSIEUR: Ah, mais Hérémance est dans le canton de Genève! Vous êtes Suisse (immédiatement par une sorte de déclenchement cérébral qui tient à la constitution primaire, universitaire, irrémédiablement centralisée du monsieur décoré: chalet, coucou, edelweiss, cor des Alpes, boîte à musique, […], avalanche, festspiel, instruction de plus en plus répandue, langues vivantes, Pestalozzi, piolet, chamois, «valeureux petit peuple qui se constitua dans l'affirmation de sa liberté», chocolat, […], «laitum-lala, laitum-lala»<sup>[11]).

Elle lui permet aussi d'évacuer du passé romand tout problème de cohabitation avec le protestantisme, et d'élaborer une identité suisse restreinte, exclusivement catholique. C'est d'ailleurs la question de l'intégration ou non, dans l'identité culturelle suisse, de la culture protestante propre aux cantons germanophones qui causera la rupture finale de Cingria et son frère avec Robert de Traz et Gonzague de Reynold, leurs confrères de la revue d'avant-garde La Voile latine entre 1904 et 1911[12].

Par un coup de force qui doit autant à l'imagination qu'à l'histoire, Cingria fait donc de cette Bourgogne transjurane le noyau d'une Europe médiévale idéalisée. Sur le plan chronologique, elle fait également le lien entre l'Antiquité romaine impériale et le Moyen Âge des premiers troubadours. Dans un article intitulé «Musiques et langue romane en pays romand», Cingria revient sur les relations entre Bourgogne, Savoie et Provence au XIIe siècle. Le comte de Savoie ThomasIer (1178-1233) devient comte de Bourgogne et accueille à sa cour des troubadours comme Peire Raimon de Toulouse, Aimeric de Belenoi, Bertran d'Aleman, qui chantent aussi sa fille, Béatrice. Les petites-filles de Thomas Ier de Savoie, filles de Béatrice de Savoie et du comte de Provence Raimond Béranger IV, ont une brillante destinée: Marguerite épouse Saint Louis, Aliénor Henri III Plantagenet, Sanche Richard de Cornouailles, l'empereur romain germanique, et Béatrice Charles Ier d'Anjou, le frère de Saint Louis. L'entrelacement entre poétique et politique est donc fondamental dans la Bourgogne de Cingria. Cette zone se rend encore plus centrale par la circulation poétique qu'elle permet entre Genève et la Provence.


La rêverie politique.

Le choix du haut Moyen Âge et de la Bourgogne comme fondement d'une identité romande n'est pas uniquement dicté par l'érudition. On l'aura peut-être remarqué, le fonctionnement féodal s'accommode très bien d'une pensée identitaire liée à la terre et au canton, c'est-à-dire à une unité de territoire dotée d'une grande indépendance au sein de la Confédération. C'est là que l'amour du Moyen Âge, l'antiparlementarisme et la fascination pour la latinité chrétienne se rencontrent chez Cingria, pour déboucher sur une doctrine politique réactionnaire, alors même qu'il professe une esthétique qui se veut avant-gardiste dans La Voile latine. Les deux tendances, apparemment contradictoires, se retrouvent dans la question de l'élitisme et dans une morale de l'énergie. Cingria lit Maurras; sans adhérer à son monarchisme, il partage avec lui la nostalgie du fonctionnement féodal. La mainmise des radicaux sur le pouvoir, dans le champ politique romand, le conduit en effet à rejeter, comme ses amis de la Voile latine, tout le principe démocratique.

Que retient Cingria du fonctionnement féodal? L'essentiel de sa pensée politique s'exprime dans «La Voile latine n'existe plus» [13]. Cingria s'y affirme antidémocrate mais républicain; il souhaite le rétablissement des républiques aristocratiques en Suisse, sur le modèle de celle de Venise: il favorise ainsi un système oligarchique, évoquant

[u]ne Suisse cultivée, organique dans sa Constitution, donc aristocratique, militaire, conservatrice et latine, parlant clair et pensant droit[14].

Il se prononce ainsi contre la monarchie héréditaire, mais pour le maintien d'une tradition fédérative, c'est-à-dire d'une structure politique décentralisée. D'autres éléments viennent compléter cette inspiration médiévale: il veut rétablir les corporations et leur fonctionnement méritocratique, opposant ces corps de métier aux fonctionnaires et aux politiciens, associés à la médiocratie, esclaves d'un travail de l'esprit qui ne produit rien.

Malgré son amour du haut Moyen Âge, c'est en réalité davantage l'empire de Charlemagne qui lui sert de référence. Le roi des Francs se fait couronner empereur par le pape Léon III, instaurant ainsi un lien fondamental entre les Francs et l'Eglise catholique romaine. Cette rêverie autour du «saint empire roman du Moyen Âge», comme il le désigne dans le manuscrit inédit de l'Histoire de Provence, retient en particulier Cingria parce qu'il combine un pouvoir central distant, l'empereur, et une seigneurie locale (comtés, duchés) enracinée dans le terroir[15].


Les marques narratives du repli identitaire.

Cette fascination réactionnaire pour le système vassalique carolingien semble entrer en résonance avec une tendance du récit à se faire cyclique: le retour historique sur le passé se redouble donc en un retour narratif et même en un retour thématique, puisque l'auteur identifie véritablement certaines pratiques modernes avec des attitudes très anciennes, comme une remontée du passé dans le présent. C'est ce que Jean-François Hamel présente sous le terme de «revenance»[16]. Le terme est d'autant plus adapté que, comme les auteurs cités dans l'ouvrage de J. F. Hamel, qui développent un imaginaire du passage entre la vie et la mort et des états intermédiaires dus à ce passage (Michelet, Musset, Hugo), Cingria souligne la fragilité de ses propres personnages en les métamorphosant, en les effaçant brusquement du récit, si bien qu'ils ont véritablement l'air de fantômes ou d'apparitions. La traversée des époques surtout donne lieu à ces phénomènes de «revenance», puisqu'en évoquant tel ou tel moment de l'histoire, à propos par exemple de la langue parlée en pays romand, Cingria superpose plusieurs époques différentes, chacune semblant la résurgence de l'autre, sans hiérarchie ni ordre:

Notre parler […] est de la vulgate et notre civilisation est franque[17].

De la même manière, à l'occasion d'un séjour à Lausanne, Cingria perçoit avant toute chose l'habitus féodal qui pèse sur la ville. En-dehors de son réel passé historique, c'est l'attitude toute moderne des habitants qui lui donne à voir cette résurgence fantomatique:

Féodal aussi, vous entendez. Ces chiens, ces laisses, ces cartables, cet air d'être en papier. […]

Il n'y a là, quoi qu'on ait pu dire, rien de paysan: c'est médiéval, c'est des cours, c'est ambitieux et palatin et comme d'un ton d'exception isolé sur le rocher […][18].

L'isolation et l'«air d'être en papier» nous mettent sur la voie de cette résurgence, indiquant que les personnages croisés dans la rue n'ont pas la densité, le degré de réalité qu'ils devraient posséder.

Tout ceci semble en accord avec ce que J. F. Hamel indique dans son ouvrage:

Contre toute attente, la modernité aura vu resurgir une narrativité que l'on croyait depuis longtemps révolue, celle des éternelles révolutions des astres et des volutes d'une histoire cyclique qui se reprend jusqu'à intervertir passé et avenir, jusqu'à confondre morts et vivants[19].

Ainsi, Cingria qui se plaît à faire varier la densité de ses personnages et même du «je» narrateur semble participer à cette «revenance» moderne relevée par le critique. Ce dernier suppose qu'elle répond à la recherche d'un sens et d'une plénitude retrouvée, dans une modernité vécue comme un «univers fracturé[20]». De fait, Cingria prend acte de cette fracture du monde dans lequel il évolue, en refusant la critique des sources et en affirmant sa volonté de donner foi aux vestiges du temps passé. Comme l'indique Alain Corbellari dans «Cingria philologue», Cingria choisit parmi les signes du passé «celui qui fait image plutôt que celui qui fait référence», favorisant celui dont la fécondité est toujours actuelle[21].

Il évoque ainsi, dans La Reine Berthe, «l'identité de croître et de croire» sur laquelle il fonde sa méthode d'investigation[22]. Tout se complète: la foi catholique se fait discrète dans son œuvre mais imprègne toute sa méthode et ses centres d'intérêt, suscitant également de sa part l'intégration du merveilleux et du miraculeux dans la chronique:

La manie de contester appartenait en propre au xixe siècle, et il fallait qu'elle se passe. Dès que dans un récit intervenait le merveilleux, il devenait contestable. Je ne sais trop ce qu'on pense aujourd'hui, mais viendra bientôt le jour où l'on pensera le contraire, car c'est l'absence de merveilleux – le merveilleux est continuel dans la vie – qui est contestable[23].


Voyages dans le temps et dans l'espace.


La référence médiévale permet à Cingria à la fois de recentrer fantasmatiquement l'Europe sur la Suisse romande, et de refuser l'identité suisse en reconstruisant une identité romande qui doit tout à l'association de Rome et du pouvoir impérial et féodal.

Or, l'évocation du Moyen Âge chez Cingria ne se limite pas à ces discours. Dans son grand ouvrage La Civilisation de Saint-Gall, on retrouve cette fascination pour les années 800 à 900, mais elle se développe principalement dans le domaine esthétique, comme dans nombre d'articles et de chroniques. Là, elle s'enracine toujours sur la volonté de donner vie à l'ancien en nous, le désir de réincarner ce passé; mais curieusement, cet effort débouche cette fois sur un brouillage des identités et une contestation du principe identitaire, en proposant une vision dynamique de la relation entre les époques. Ce voyage dans l'espace et dans le temps qu'est la prose de Cingria présente donc un travail érudit mais affectif, dans le domaine de la poésie médiévale et dans celui de la musique grégorienne.


L'intuition sensible des langues et des arts.

Cingria se montre très critique à l'égard des érudits qui font l'histoire:

C'est là que je me trouverai toujours en désaccord avec les chartistes. Ils ne font aucune attention à la beauté. Simplement ils font avec le sens – le sens discursif tout sec – des petits cacas de caniches qui sont leur prose. […] ils faussent l'histoire qui réclame bien plus de plastique et de musique que le criticisme ne lui en accorde[24].

Lui, en spécialiste mais dilettante, est évidemment plus à même de laisser l'expérience ancienne résonner librement, sans considération d'exactitude. Quoique le récit historique reste très factuel et dense, nourri de détails et de documents reproduits à grands frais, l'écriture de l'histoire suit moins un but informatif qu'une vocation esthétique voire picturale. Le récit historique, chez Cingria, demande à être perçu comme un objet de contemplation, autant qu'une source d'information:

C'est moins l'histoire que nous nous sommes proposé d'écrire que le témoignage de tour inimitable de ceux qui l'ont primitivement tracée, que nous nous sommes donné pour tâche de montrer et faire s'enchaîner de façon à produire un spectacle[25].

Ce type d'affirmation nous renvoie directement à l'intuition des langues qui se manifeste chez Cingria. Dans tous les domaines vers lesquels il se porte, ce dernier favorise l'approche sensible, immédiate, sur l'approche intellectuelle, construite. Les langues, la poésie, les manuscrits ou les dynasties féodales sont donc appréhendés en priorité par les sens, ce qui restitue à ces éléments du passé une grande intensité dans le présent. Ainsi, dans Florides helvètes, Cingria indique-t-il qu'il se rend aux bains spécialement pour entendre le mélange des accents de la région où il se trouve, affirmant que «les langues […] sont faites pour être admirées, contemplées, beaucoup plus que pour être comprises[26]». Dans un texte plus polémique contre l'espéranto, Cingria fonde l'importance de l'appréciation esthétique des langues sur la puissance figurative des lettres:

Apprenez, ô gens sans traditions, […] qu'en la lettre A, historiquement liée au nom de mère, nous voyons, par assonance, le nom de la Vierge […][27].

Les langues sont autre chose qu'un simple outil de communication, pour Cingria. Ce sont des objets de contemplation doués d'une vie et d'une histoire propres.


La poésie médiévale.

La question de la poésie médiévale est en lien direct avec les centres d'intérêt historiques de Cingria. De façon curieuse, l'écrivain ne semble accorder d'importance, en termes de littérature médiévale, qu'à la poésie, alors qu'il n'en écrit jamais, préférant la prose de la chronique ou du compte rendu. Son intérêt pour les troubadours se double de l'idée selon laquelle la chanson médiévale en langue d'oc enferme en soi toutes les possibilités et tous les futurs de la poésie. Dans «Ieu oc tan» comme à la fin de La Civilisation de Saint-Gall, Cingria affirme ainsi que la prééminence de cette poésie dans l'avenir de l'Europe s'expliquerait par l'antiquité de la langue, l'oc étant la première langue vulgaire d'Europe[28]. C'est alors l'«internationalisme» de cette poésie, qui circule avec les troubadours au fil des cours et des aires linguistiques, qui fascine Cingria.

Il prend ainsi la défense de cette production littéraire contre un certain nombre de griefs émis par les philologues mêmes qui s'occupent de la mettre en valeur, tel Alfred Jeanroy qui en déplore la monotonie[29]. Cingria s'empare alors de ce terme pour l'opposer au «prurit de variété» qui définit, selon lui, son époque[30]. Il défend, dans ces chansons, la rhétorique de l'amour refusé qu'il admire et compare une fois de plus à des sensations picturales:

Ce sont des cliquetis de rossignols, d'infinitésimales pierreries qui me font dire ça, sur blanche neige, bras de blanche exquise neige, luths de lune et poitrines de blancheur douce, exquise à perdre l'âme. Et comme on l'a dit, dans des bois taillés en pyramides de buis noirs, suaves, frais, moelleux, odoriférants, profonds. Dans toute une rhétorique de l'amour[31].

L'on remarque ici un procédé courant chez Cingria: il s'agit d'évoquer des entités abstraites par des images concrètes, de leur donner une réalisation, sans pour autant tomber dans l'analogie avec les sons de la poésie qu'il décrit. Ainsi, les «cliquetis de rossignols» évoquent certes une image canonique employée par les troubadours, mais aussi une certaine impression sonore: ce n'est pas tant le son qui est convoqué ici que la sensation que chacun peut accueillir en écoutant ce son, et cet état de contemplation dans lequel il nous plonge. C'est le même mécanisme, non analogique mais suggestif, qui dirige l'évocation des «pierreries». D'ailleurs la contemplation s'étale dans les mots, dans une stase descriptive et répétitive sur la blancheur.

Le choix de la prose ne l'éloigne pourtant pas de son cher Moyen Âge: s'il est une forme qui puisse caractériser ses écrits historiques comme La Reine Berthe, c'est bien la chronique au sens médiéval. Le terme de «prose» le rattache d'ailleurs doublement à la période médiévale, puisqu'il fait également référence à la technique du chant grégorien en plein développement au xe siècle, qui constitue le cœur de sa réflexion sur la musique.


La musique médiévale.

Dans le domaine musical, le Moyen Âge qui attire l'attention de Cingria est ancien, bien plus ancien que les troubadours dont il s'occupe en poésie. Ce sont en effet le haut Moyen Âge et la question du plain-chant qui l'intéressent en priorité.

Pour Cingria, la poésie est indissolublement liée à la musique: dans l'«Essai de définition d'une musique libérée des moyens de la raison discursive», il affirme ainsi que « la poésie est une réaction parlée de l'ivresse musicale[32]». Cette assertion se fonde sur une constatation historique: les mots, dans le chant grégorien que Cingria considère comme l'état originel de la musique et de la poésie européennes, sont venus après la mélodie elle-même. Historiquement, le texte est un soutien mnémotechnique pour des vocalises qui ont ensuite formé des mélodies de plus en plus longues et complexes, et ce qu'on appelle en langage technique les «proses» sont des ajouts à ces textes premiers. C'est ce qu'il explique dans le même article:

Des paroles dignes d'être conservées à cause de leur beauté avaient été rattachées à la ligne d'une cadence modale afin qu'elles fussent entendues avec plus de respect que d'autres appartenant au dialogue familier […][33].

La prééminence de la mélodie sur le texte et, par là même, sur toute intention représentative, expressive ou descriptive, fait converger le point de vue de Cingria et celui de compositeurs comme Stravinsky ou Satie, qui s'opposent à la musique à programme en vogue dans la première moitié du xxe siècle. Stravinsky désavoue toute cette tendance musicale dans une phrase provocante que Cingria retient dans l'un de ses comptes rendus:

Je considère la musique, par son essence, être impuissante à exprimer quoi que ce soit: un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc.[34]

La musique médiévale est alors pour Cingria le modèle de la musique pure, où règne une joie de l'ornement qu'il compare souvent à l'enluminure. Ainsi, dans La Civilisation de Saint-Gall, il évoque ce qu'il appelle le «spirisme – sorte de cubisme rond» qui correspond, selon lui, à l'art irlandais de l'enluminure tel qu'il transparaît dans les manuscrits de Saint-Gall:

On ne peut pas dire que l'émotion d'un spectacle, d'un sujet, ils ne l'éprouvaient pas, mais au lieu de les porter à imiter, elle les excitait à une frénésie d'entrelacs dont le résultat devait être miraculeux[35].

C'est le même formalisme que Cingria admire dans les chansons (cansos) des troubadours, où l'emprise de la structure formelle comme des thèmes traditionnels est très forte et où l'invention s'exerce dans la variation sur un même cadre donné, notamment la variation des rimes qui est souvent extrêmement élaborée. Ce formalisme s'exprime également chez les musiciens plus modernes qu'il étudie, comme Bach, Palestrina ou Stravinsky.

Le refus d'une musique imitative et l'amour de l'ornement pour lui-même amènent Cingria à l'association la plus originale de sa pensée de la musique: il en arrive ainsi à rapprocher la pratique du chant grégorien du Xe siècle à celle du negro-spiritual, du jazz et du blues telle qu'il en a connaissance dans les années 1920-1930 en Europe. Dans «Tuba timpanizans», il rapproche ainsi les deux pratiques musicales sur différents critères: le contrepoint -le travail exclusivement linéaire de la mélodie principale et de celles qui l'accompagnent-l'improvisation, le contre-emploi des voix (femmes à voix graves, hommes dans les registres aigus), ainsi que l'harmonie (le travail vertical, l'accord créé par la superposition des différentes notes de chaque voix à chaque instant) qui se caractérise par de fausses conclusions (cadences évitées) et par le mélange des modes majeur et mineur, qui crée une sorte d'aberration auditive. Mais c'est surtout le rythme qui semble, pour Cingria, établir un lien essentiel entre le plain-chant et le jazz. En effet, pour lui, le «negro-jazz» ou le «syncopé anglo-nègre», comme il l'appelle sans que l'on sache s'il est question du gospel ou du jazz-swing, incarne le retour du rythme iambique (brève-longue) jusque là disparu au profit de la monstruosité musicale qu'est pour lui le rythme de valse viennoise (longue-brève-brève)[36].

Cette association inattendue nous montre l'importance que Cingria accorde au rythme de la musique, et en particulier du plain-chant, pour lequel il se pose en contradicteur de la théorie musicale majoritaire. C'est dans un texte de 1921, «Le plain-chant romain», qu'il fait le point sur cette question. Le plain-chant est, en quelques mots, un type de chant religieux chrétien présent dans le répertoire grégorien. Tous les participants chantent la même mélodie (chant monodique, par opposition au chant polyphonique), sans accompagnement instrumental. Le rythme n'est pas noté comme à notre époque dans la portée, mais le texte peut présenter des signes diacritiques indiquant par exemple aux chantres d'aller plus vite, de ralentir, de serrer les notes en une seule émission de voix…

La contestation de Cingria porte sur l'interprétation des neumes, qui sont les signes graphiques représentant les vocalises élaborées du chant grégorien. Cingria distingue trois écoles dans l'interprétation des neumes[37]. L'opinion officielle sur le plain-chant suppose les notes égales en longueur; elle est soutenue par la plupart des Bénédictins et par la Schola cantorum, l'institut de formation des chantres où enseigne l'un des contradicteurs de Cingria, Amédée Gastoué. L'école désignée par Cingria comme «mensuraliste», quant à elle représentée par quelques jésuites, suppose les notes non égales, mais le temps égal: elle recommande ainsi de proportionner les notes et leurs vocalises à la pulsation générale de la phrase, qui doit rester régulière. L'«école du neume-temps», enfin, défend une théorie plus souple que l'école mensuraliste: dans le chant, un son isolé comme un groupe de sons peuvent constituer un temps, de la même manière que dans le langage, une lettre isolée peut constituer une syllabe aussi bien que plusieurs lettres.

Cingria se situe à la conjonction des deux dernières écoles: un neume marque la présence d'un temps, mais le neume n'est pas nécessairement l'intégralité du temps. Il cite à l'appui de cette idée les phénomènes de diérèse et de synérèse en poésie. Cingria évoque ainsi ces phénomènes d'élargissement et de contraction du rythme qui mènent à des syncopes, à une division du temps qui ne coïncide pas nécessairement avec la division de la mesure (mesure binaire associée à un temps ternaire par exemple). Cingria défend ici un rythme vivant, donc irrégulier, contre le postulat des notes égales dans le chant grégorien: c'est ce qui le rapproche du negro spiritual, du jazz et du blues dont il a connaissance de façon précoce dans les années 1920 et 1930 (il cite ainsi des blues comme«You'll think of me» ou «West Texas Blues»[38]).


Charles-Albert Cingria, par sa position paradoxale dans le champ littéraire français, nous a semblé justifier cette révision de la notion d'imaginaire des langues, concept fondamental pour comprendre les prises de position parfois virulentes de l'écrivain. Ce dernier oscille en effet entre une marginalité revendiquée et des appartenances multiples: sa participation à la vie littéraire parisienne de la première moitié du xxe siècle en fait un révélateur idéal du fonctionnement de cette dernière, et en particulier de l'intégration ou non d'un auteur dans la norme langagière et littéraire. Définir l'imaginaire des langues de Cingria, c'est aussi repenser par contrecoup le parcours d'autres écrivains aux relations ambiguës avec la norme littéraire, comme Max Jacob ou Cendrars qui furent de ses amis.

Le Moyen Âge de Cingria revêt des formes multiples, selon les langues qui lui servent de prisme. Comme la Bourgogne sur le plan géographique, il constitue en somme un pivot temporel qui lie entre eux différents domaines d'érudition: l'histoire, la poésie et la musique. La référence médiévale prend alternativement deux visages. Elle légitime d'une part une crispation identitaire sur l'«être romand», et devient un modèle politique réactionnaire sur la foi d'un fonctionnement vassalique idéalisé. D'autre part, elle participe d'une vision du monde décloisonnée, dans laquelle Cingria y met à mal la notion d'identité en superposant frénétiquement des réalités, des personnages et des pratiques artistiques éloignés dans le temps et l'espace, ne définissant plus son Moyen Âge que par sa relation à notre époque, et vice versa.

La représentation du Moyen Âge dans ses textes à la fois de fiction et d'érudition est donc surtout pour Cingria l'occasion de mettre en évidence ce substrat ancien, originel, dans le temps présent. Il place ainsi dans la lignée des moines musiciens de Saint-Gall des poètes comme Cendrars, Claudel, Rimbaud ou Verlaine, qui se distinguent selon lui par un sens du rythme dont les premières réalisations en poésie datent du xe siècle[39]. Le Moyen Âge, loin d'être un exotisme chronologique, est au contraire un support pour la lecture des temps modernes.



Clara Schlaifer


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[1] «Essai de profession de foi d'un embusqué savoyard», Œuvres complètes, Lausanne, L'Âge d'Homme, 11 tomes, 1967-1978, tome I, p.104. Nous abrègerons les Œuvres complètes en OC suivi du numéro de tome.

[2] Gilles Philippe, Le Français, dernière des langues. Histoire d'un procès littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2010.

[3] Bernard Cerquiglini, Une langue orpheline, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 2007.

[4] Albert Dauzat, Le Génie de la langue française, Paris, Payot, 1943.

[5] «Le petit labyrinthe harmonique», OC II, p.32. Cette diatribe pourrait viser Jean Cocteau, à travers l'évocation du coq et du pierrot (souvenir du Coq et l'Arlequin?).

[6] Nous renvoyons pour ces indications à l'article de Céline Cerny et Jérôme Meizoz «Détours et fantaisies: Charles-Albert Cingria», dans Les Écrivains suisses et «La Nouvelle Revue Française», études réunies par Daniel Maggetti, Paris, Classiques Garnier, 2009, p.59-75. Cingria publie au total plus de quatre-vingt articles à La NRF.

[7] «Essai de profession de foi d'un embusqué savoyard», OC I, p.100.

[8] Id., p.100.

[9] «Recensement», dans Bois sec bois vert, Gallimard, coll. «L'imaginaire», 1948, p.22.

[10] La Reine Berthe, Genève / Paris, Éditions des Trois Collines, 1947. Le texte est repris dans le tome IX des Œuvres complètes de Cingria.

Pétrarque, Les Cahiers romands, 2e série, n°8, Lausanne, Payot, 1932. Repris dans OC V, p.9-140.

La Civilisation de Saint-Gall, Lausanne, Payot, 1929, repris dans OC II, p.109-223. 

[11] «Essai de profession de foi d'un embusqué savoyard», op.cit., p.98.

[12] Alain Clavien, Les Helvétistes. Intellectuels et politique en Suisse romande au début du siècle. Société d'histoire de la Suisse romande et Editions d'en bas, 1993.

Alfred Berchtold, La Suisse romande au cap du XXe siècle. Portrait littéraire et moral. Lausanne, Payot, 1963. Pierre-Olivier Walzer, Le Sabordage de la Voile latine, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1993.

[13] La Voix clémentine, Genève, 1e année, n°1-2, janvier et avril 1911, repris dans OC I, p.236-275.

[14] Ibid., p.254-255.

[15] Manuscrits LR 1/2/143/1 et LR 1/2/143/3 conservés au Centre de Recherche sur les Lettres Romandes, à l'Université de Lausanne.

[16] Revenances de l'histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Éditions de Minuit, 2006.

[17] «Ramuz chez lui et ailleurs», OC II p.293.

[18] «Impressions d'un passant à Lausanne», dans Florides helvètes et autres textes, Lausanne, L'Âge d'Homme, coll. «Poche Suisse», 1983, p.11.

[19] Op. cit., p.8.

[20] Revenances de la modernité, op. cit., p.11.

[21] Alain Corbellari, «Cingria philologue – Poésie et érudition dans les écrits sur la lyrique médiévale», dans C.-A. Cingria. Érudition et liberté. L'univers de Cingria, Actes du colloque de l'Université de Lausanne réunis par Maryke de Courten et Doris Jakubec, Paris, Gallimard, 2000, p.145.

[22] La Reine Berthe, op. cit., p.14.

[23] La Civilisation de Saint-Gall, op. cit., p.122.

[24] «Florides helvètes», dans Florides helvètes et autres textes, op. cit., p.100.

[25] Id., p.11.

[26] «Florides helvètes», op. cit., p.89.

[27] «À propos de la langue espéranto dite langue universelle», OC I, p.47.

[28] OC IV, p.215-235.

[29] Alfred Jeanroy, La poésie lyrique des troubadours, Toulouse/Paris, 1934, t. II, p.94: «Autant la poésie lyrique des Provençaux est variée dans ses formes, autant elle est monotone en son contenu… Ce sont toujours les mêmes situations, les mêmes sentiments, les mêmes images qui reparaissent devant nos yeux.»

[30] «Ieu oc tan», OC IV, p.224.

[31] Id., p.226.

[32] «Essai de définition d'une musique libérée des moyens de la raison discursive», OC I, p.202.

[33] Id., p.203.

[34] «Chroniques de ma vie par Igor Stravinsky», OC IV, cité p.287.

[35] La Civilisation de Saint-Gall, OC II, p.183.

[36] «Tuba timpanizans», OC IV, p.137-139.

[37] «Le plain-chant romain», OC I, p.207-209.

[38] La Civilisation de Saint-Gall, op. cit., p.219.

[39] La Civilisation de Saint-Gall, op. cit., p.219.



Clara Schlaifer

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Dernière mise à jour de cette page le 7 Décembre 2013 à 17h45.