Atelier


Bernard Gendrel, Patrick Moran
L'humour est-il rhétorique?

L'ironie, soeur ennemie de l'humour, a souvent été réduite à la figure de l'antiphrase: dire le contraire de ce que l'on pense. Si les théories modernes de l'énonciation ont montré qu'elle ne se réduisait pas à cela, il n'en reste pas moins vrai que l'antiphrase en est souvent - sinon toujours - un indice. La tentation est donc forte chez les penseurs de l'humour de trouver, pour leur objet, le même genre d'outil rhétorique. La démarche, pour vaine qu'elle puisse paraître parfois, n'en éclaire par moins le fonctionnement du discours humoristique.

1. La théorie des figures.

Les poéticiens modernes ont opéré une redécouverte de l'oeuvre de Fontanier et de ses théories sur les tropes. Genette ne cesse de se référer à ce grand ancêtre, notamment dans ses écrits sur l'humour, reprenant une à une les figures de rhétorique compatibles avec le fait humoristique. On remarque que Noguez suit un peu la même pente en allant chercher, dans la tradition rhétorique en général et chez Fontanier en particulier, la syllepse pour en faire une figure-type de l'humour. Il convient donc, avant toute chose, de faire le point sur les théories dudit Fontanier.

Rappelons tout d'abord la définition qu'il donne des «figures du discours»: «Les figures du discours sont les traits, les formes ou les tours plus ou moins remarquables et d'un effet plus ou moins heureux, par lesquels le discours, dans l'expression des idées, des pensées ou des sentimens, s'éloigne plus ou moins de ce qui en eût été l'expression simple et commune.»[i] À partir de là Fontanier distingue deux figures de discours: les figures de pensées (prosopopée, concession, éthopée, portrait, topographie etc.) et les figures de mots. À l'intérieur des figures de mots il distingue 1) les «figures de mots dans le sens propre», qui ne changent pas la signification habituelle des mots - figures de construction (inversion, énallage, ellipse, zeugme, anacoluthe...), figures d'élocution (répétition, gradation, adjonction, allitération, assonance, dérivation...), figures de style (périphrase, exclamation, apostrophe, antithèse, hypotypose), 2) les tropes, qui prennent les mots dans un sens détourné. À l'intérieur des tropes il distingue les tropes en un seul mot (métonymie, synecdoque, métaphore, syllepse) et les tropes en plusieurs mots (personnification, allégorie, hyperbole, métalepse, litote, paradoxisme, prétérition, ironie, épitrope, astéisme...). Dans chaque catégorie j'ai souligné les termes sur lesquels nous reviendrons plus précisément.

2. Figures privilégiées

a. Le problème de l'antiphrase

Une absence remarquée dans la typologie qui précède est l'absence de l'antiphrase, ou plutôt le remplacement de celle-ci par l'ironie. Fontanier considère l'antiphrase comme un «prétendu trope»: «On emploie un mot ou une façon de parler, dans un sens contraire à celui qui lui est ou lui semble naturel. Si l'emploi du mot ou de la façon de parler dans un tel sens se fait librement et par choix, il se rapporte nécessairement à l'Ironie; s'il est forcé par l'usage, il se rapporte à la catachrèse, où il rentre dans la classe de ces locutions qu'on appelle des phrases faites. Ce n'est donc ni un trope ni une figure particulière.»[ii] En fait la définition d'antiphrase se réduit de nos jours à la définition que Fontanier donne de l'ironie: «L'Ironie consiste à dire par une raillerie, ou plaisante, ou sérieuse, le contraire de ce qu'on pense, ou de ce qu'on veut faire penser.»[iii]

La première tentation des théoriciens de l'humour est de rapprocher antiphrase et humour, ou plutôt de faire de l'humour un type particulier d'antiphrase. Genette, après Bergson et Henri Morier, illustre cette tendance. Pour lui, l'antiphrase se divise en deux groupes, l'antiphrase factuelle d'un côté et l'antiphrase axiologique de l'autre. D'un côté le «jugement de fait» (ironie), de l'autre le «jugement de valeur» (humour). Nous avons déjà dit ailleurs[iv] que cette bipartation nous semblait peu probante puisqu'elle conduisait à considérer comme humoristiques des phrases ou des textes que toute la tradition a reçu comme ironiques. Ainsi du passage de l'Esprit des lois sur l'esclavage. Fontanier ne se risque d'ailleurs pas à séparer le fait de son appréciation: les deux font pour lui partie de l'ironie.

La question que nous pouvons nous poser est de savoir s'il arrive que l'humour prenne la forme de l'antiphrase. Un exemple extrait du Dictionnaire philosophique portatif (article «Torture») peut, à cet égard, nous éclairer. Voltaire, à propos de la question qu'un conseiller de la Tournelle inflige à un accusé, cite un vers des Plaideurs: «Cela fait toujours passer une heure ou deux». Exemple traditionnel d'ironie et d'antiphrase puisque ce que dit Voltaire à travers cette citation est l'inverse de ce qu'il pense. On peut d'ailleurs rétablir la phrase qu'il faut entendre sous celle-ci: «La torture ne fait pas passer une heure ou deux, elle n'est pas un divertissement, puisqu'un être humain souffre.» Nous avions, dans un article précédent, proposer de placer cette phrase dans un contexte différent, celui d'une nouvelle à la Ambrose Bierce : «Hier j'ai tué toute ma famille. Cela fait toujours passer une heure ou deux.» Dans ce cas-là on ne parlera pas d'ironie mais d'humour noir. On ne parlera pas non plus d'antiphrase puisqu'il n'y a finalement aucune proposition juste à rétablir. On se dit qu'Ambrose Bierce ne pense pas réellement ce qu'il dit mais cela ne signifie pas qu'il veuille faire dire l'inverse de ce qu'il pense.

b. Litote et hyperbole

Voilà, selon Genette les deux figures humoristiques qui correspondraient à l'antiphrase pour l'ironie: «Et comme l'antiphrase est le procédé favori - et même fondamental - de l'ironie, on pourrait, a contrario, voir dans la litote et l'hyperbole les figures ordinaires de l'humour - qui au reste se passe, lui, fort bien de figures.»[v] Nous avons tenté de montrer ailleurs[vi] qu'hyperbole et litote pouvaient tout aussi bien se mettre au service de l'ironie, l'idée de symétrie entre ironie et humour étant par là-même rompue. Mais nous avions reconnu que l'hyperbole et la litote pouvaient être comptées au nombre des figures privilégiées de l'humour. Essayons de voir précisément ce qu'il en est.

La litote, comme le rappelle Fontanier, «au lieu d'affirmer positivement une chose, nie absolument la chose contraire, ou la diminue plus ou moins, dans la vue même de donner plus d'énergie et de poids à l'affirmation positive qu'elle déguise.»[vii] On peut dire que la litote est finalement un faux euphémisme, puisqu'il prend la forme euphémistique pour en fait frapper encore plus fort. Sauf que dans la définition stricto sensu de la litote, le but est de donner plus d'énergie à la phrase positive qui se cache derrière. Dans le cas de l'humour c'est l'humour qui se trouve renforcé et non quelque phrase à rétablir. Quand le narrateur de Bierce déclare au début de l'une de ses nouvelles «Early one June morning in 1872 I murdered my father - an act which made a deep impression on me at the time», il utilise pour parler de quelque chose d'atroce (un parricide) une formule euphémistique («made a deep impression on me»), mais cette diminution se trouve en décalage justement avec ce qui a été dit: l'euphémisme ne fonctionne pas et se fait voyant, non pas pour rétablir une phrase cachée - contrairement à la litote - mais pour révéler l'humour absurde de l'ensemble.

Pour l'hyperbole, le problème est un peu similaire: «L'Hyperbole augmente ou diminue les choses avec excès, et les présente bien au-dessus ou bien au-dessous de ce qu'elles sont, dans la vue, non de tromper, mais d'amener à la vérité même, et de fixer, par ce qu'elle dit d'incroyable, ce qu'il faut réellement croire.»[viii] L'humour certes utilise l'excès mais il ne l'utilise pas pour amener à une quelconque vérité et pour donner l'idée juste et grandiose de ce dont il parle. Au début des Enfants du bon Dieu, Antoine Blondin présente un professeur d'histoire qui, pour ressaisir sa classe, raconte la bataille de Rocroy: la salle elle-même dans l'esprit du professeur devient champ de bataille:

«Quatre-vingts drapeaux pris à l'ennemi avaient soudain tapissé les murs de notre classe. Comme je prononçais le mot Te Deum, la cloche de la récréation avait sonné à toute volée. Lorsqu'ils s'égaillèrent pour aller goûter, les enfants semblaient enjamber avec une déférence renouvelée les douze mille cadavres que j'avais amoncelés entre ma chaire et le tableau noir.»

Il y a excès ici avec ces «douze mille cadavres» que la seule parole du professeur-démiurge pourrait matérialiser et bien sûr décalage puisque la situation est celle d'un petit professeur de collège face à l'une de ses classes. Par contre il n'y a pas hyperbole puisque l'excès ne conduit pas à une vérité quelconque. Ce qui ne veut pas dire que l'humour ne puisse coexister avec l'hyperbole. Lorsque Bardamu parle, alors qu'il est à la guerre, d'une «obscurité si épaisse qu'il vous semblait qu'on ne reverrait plus son bras dès qu'on l'étendait un peu plus loin que l'épaule», nous avons tout à la fois de l'humour par excès puisque le décalage est quasi absurde entre le phénomène (la nuit) et l'impression du héros (perte de son bras) et en même temps une hyperbole, qui révèle quelque chose et de cette nuit et de l'état d'esprit de Bardamu. Les deux peuvent se superposer mais les deux existent aussi indépendamment l'un de l'autre.

On parlera donc plutôt de faux euphémisme et d'excès pour l'humour que de litote ou d'hyperbole, figures qui comme l'ironie véhiculent l'idée du rétablissement d'une vérité cachée. Il n'est pas indifférent d'ailleurs que litote et hyperbole puissent se trouver employées à des fins ironiques (et comme indices d'ironie - voir supra l'exemple de Voltaire «cela fait toujours passer une heure ou deux»).

c. Épitrope et astéisme

Genette parle aussi beaucoup des figures de l'épitrope et de l'astéisme comme figures de l'humour. Là encore ces figures ont souvent partie liée avec l'ironie parce qu'elles tendent à démontrer quelque chose: «L'Épitrope ou Permission, dans la vue même de nous détourner d'un excès, ou de nous en inspirer soit l'horreur, soit le repentir, semble nous inviter à nous y livrer sans réserve, ou à y mettre le comble, et à ne plus garder de mesure.»[ix] Et Fontanier de citer cet exemple d'ironie dans Britannicus (c'est Agrippine qui parle): « Poursuis, Néron; avec de tels ministres, / Par des faits glorieux tu vas te signaler; / Poursuis, tu n'as pas fait ce pas pour reculer.» Oui, dira-t-on, mais que faire des Instructions aux domestiques de Swift? Là encore certains éléments sont semblables (encouragement feint) mais le phénomène dans son ensemble est différent:

«Quand vous avez cassé toutes vos tasses de faïence (ce qui ordinairement est l'affaire d'une semaine), la casserole de cuivre fera aussi bien l'affaire. On y peut faire bouillir le lait, chauffer le potage, mettre de la petite bière, elle peut en cas de nécessité servir de «Jules»; appliquez-la donc indifféremment à tous ces usages; mais ne la lavez, ni ne la récurez jamais, de peur d'enlever l'étamage. Bien qu'on vous ait affecté des couteaux pour vos repas à l'office, vous ferez bien de les ménager et de n'employer que ceux de votre maître.»

Le locuteur encourage ici les domestiques à faire des actions répréhensibles, mais rien n'indique qu'il s'agisse d'une attaque contre ces pratiques et qu'il faille retourner l'éloge en condamnation. L'humour est au delà.

L'astéisme quant à lui «est un badinage délicat et ingénieux par lequel on loue ou l'on flatte avec l'apparence même du blame et du reproche.»[x] Genette cite à cet égard comme exemple la phrase de Fontanierà propos d'un écrivain de premier ordre: «Quoi! encore un nouveau chef-d'œuvre! N'était-ce donc pas assez de ceux que vous avez déjà publiés? Vous voulez donc désespérer tout-à-fait vos rivaux? Vous ne voulez pas leur laisser un laurier à cueillir? C'est bien cruel de votre part!» J'ai du mal, à bien y réfléchir, à voir dans cette phrase de l'humour, peut-être justement parce que la flatterie est trop évidente. En plus, contrairement à l'«encouragement feint» on connaît peu de cas reconnus d'humour se rapportant au «reproche feint» – même débarrassé de toute flagornerie.

d. Paradoxisme

Genette évoque aussi, comme autre figure de l'humour, le «paradoxe». Rappelons la définition de Fontanier: «Le Paradoxisme, qui revient à ce qu'on appelle communément Alliance de mots, est un artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s'exclure réciproquement, ils frappent l'intelligence par le plus étonnant accord, et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique.»[xi] Le paradoxe vise toujours, derrière une formulation saisissante, voire étonnante, une vérité. C'est en cela qu'il est rhétorique(les figures n'ont aucune valeur en elles-mêmes et sont avant tout des outils en vue de persuader). Fontanier cite par exemple Boileau: «Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.» L'humour, lui, jouera sur le faux paradoxe, «ce n'est pas que j'aie vraiment peur de mourir, mais je préfère ne pas être là quand ça arrivera» (Woody Allen), car s'il allie deux notions contradictoires ce n'est pas pour faire éclater une vérité.

L'une des questions qui se posent est de savoir alors ce qui distingue l'humour paradoxal de l'«esprit». Je dirais que l'esprit vise à faire rire, ou sourire, tout en se maintenant dans les limites du paradoxe. Pour qu'il y ait esprit, il faut qu'il y ait écart comique, mais il faut aussi qu'il y ait maintien du fonctionnement rhétorique: «Corot est l'auteur de 3000 tableaux dont 10000 ont été vendus aux Américains» (Alfred Capus).

e. Syllepse

De même que Genette, Dominique Noguez tente dans L'arc-en-ciel des humours de rapprocher l'humour d'une figure essentielle: la syllepse[xii]. Rappelons ce qu'en dit Fontanier: «Les Tropes mixtes, qu'on appelle Syllepses, consistent à prendre un même mot tout-à-la-fois dans deux sens différents, l'un primitif ou censé tel, mais toujours du moins propre; et l'autre figuré ou censé tel, s'il ne l'est pas toujours en effet.»[xiii] Fontanier donne quelques exemples: «Rome n'est plus dans Rome…», «Brûlé par plus de feux que je n'en allumai». Là encore je dirais que la différence entre l'esprit et l'humour tient au fonctionnement rhétorique ou non de la syllepse. Si la syllepse est utilisée de manière comique et en faisant coexister deux sens l'un avec l'autre, elle se fait alors esprit: «Il n'y a qu'à être en Espagne pour n'avoir plus envie d'y bâtir des châteaux» (Madame de Sévigné). L'humour utilisera le décalage entre les deux sens de manière tellement «hénaurme» qu'il faudra en dernier recours choisir l'un des sens (il n'y a plus alors syllepse à proprement parlé): « Il prit la porte et ne voulut pas la rendre», «Si tu aimes ta mère, reprends-en.»

3. Bilan

Malgré les différentes tentatives pour rapprocher l'humour de tel ou tel fonctionnement rhétorique, une analyse précise laisse penser qu'une entreprise pareille est vouée à l'échec. Pour la bonne raison que l'humour ne semble en rien rhétorique. Dominique Noguez le disait déjà, pour nuancer ses analyses sur la syllepse: «En tout cas, il [l'humour] est si allergique au tapage et au soulignement qu'il n'est pas loin d'être anti-rhétorique. Il n'aime pas être trop visible, frôle même volontiers l'invisibilité.» Ce qui nous est apparu est moins le côté discret de l'humour, que son côté anti-persuasif. L'humour n'est pas là pour révéler une vérité, il n'offre pas de phrase cachée à reconstruire. Ce que prend l'humour dans le «faux euphémisme», le «faux paradoxe», le «conseil feint», c'est avant tout un processus plus général de décalage (à la base du comique). On pourrait dire que l'humour c'est l'alliance d'un fonctionnement comique et d'une situation énonciative quasi normale (le locuteur prenant en charge l'énoncé anormal). Il n'y aurait pas de place dans ce couple pour le fonctionnement rhétorique.

L'esprit, lui, se définirait en revanche par son fonctionnement rhétorique et par son fonctionnement comique. À la fois décalé et brillant.

L'ironie, quant à elle, même si on restreint sa définition à une prise de distance entre un locuteur et un énonciateur, peut utiliser fonctionnement rhétorique et fonctionnement comique pour mettre en avant cette distance. Cela explique que souvent on confonde ironie et esprit et que l'on inclue l'ironie voltairienne dans l'esprit français du XVIIIe siècle.



[i] Fontanier, Les Figures de discours, réédition Paris, Flammarion, «Champs Flammarion», 1977, p. 64.

[ii]

Ibid, pp. 265-266.

[iii]

Ibid, p. 145.

[iv] v. «L'humour. Réflexion sur une analyse de Gérard Genette».

[v] Gérard Genette, Figures V, «Morts de rire», Paris, Seuil, collection «Poétique», p. 201.

[vi] v. «L'humour. Réflexion sur une analyse de Gérard Genette».

[vii] Fontanier, op. cit., p. 133.

[viii]

Ibid, p. 123.

[ix]

Ibid, p. 148.

[x]

Ibid, p. 150.

[xi]

Ibid, p. 137.

[xii] Dominique Noguez, L'arc-en-ciel des humours, Paris, Librairie générale française, «Livre de poche Biblio/essais», 2000, pp. 23-37.

[xiii] Fontanier, op. cit., p. 105.



Bernard Gendrel, Patrick Moran

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 5h45.