Atelier


Bernard Gendrel, Patrick Moran
L'humour avant l'humour

Le terme d'«humour» a une histoire bien connue. Déformation du français «humeur», il ne prend le sens que nous lui donnons aujourd'hui qu'aux XVIIe et XVIIIe siècles en Angleterre et qu'au tournant du XIXe siècle en Europe. Dès lors une question se pose: est-il possible de parler d'humour avant cette période? La plupart des théoriciens s'en remettent prudemment à la chronologie et, la notion étant déjà complexe à définir, ne puisent leurs exemples que dans un cadre temporel bien précis; Dominique Noguez ne fait commencer sa petite anthologie (dans L'arc-en-ciel des humours) qu'à la fin du XIXe siècle en France et Gérard Genette évoque des auteurs allant du XVIIIe au XIXe siècle. D'autres comme Jean Émelina et Robert Escarpit n'hésitent pas à parler d'humour, l'un à propos des Fables de La Fontaine[i], l'autre à propos de Essais de Montaigne[ii]. Nous essaierons de voir ce qu'il en est véritablement et si l'on peut parler d'une historicité de l'humour.

1. L'histoire en esthétique

Pour déterminer l'historicité ou non de la notion, il faut se mettre d'accord sur ce que nous appelons «histoire» en esthétique.

Un exemple assez simple, en la matière, me paraît être celui du «réalisme». Là aussi, en effet, on peut s'interroger sur la validité de la notion avant que le terme ne prenne le sens que nous lui connaissons. Plusieurs réponses ont été données à ce problème majeur de l'histoire et de la théorie littéraires. Je les rappellerai brièvement. On peut distinguer:

- la ligne historique de la prise de conscience: le «réalisme» est historiquement daté (le terme apparaît dès 1826 dans des articles et prendra tout son sens avec Champfleury et l'école réaliste). En suivant cette ligne, on ne peut appeler réalistes que des auteurs connaissant le mot dans sa signification moderne.

- la ligne historique conjoncturelle. C'est la ligne théorisée par Philippe Dufour dans un ouvrage récent: «Je pars d'une hypothèse: le réalisme naît d'une question posée par l'Histoire. L'œuvre réaliste veut comprendre ce qui arrive. Que ce besoin surgisse après la Révolution française n'a rien pour surprendre: une nouvelle société vient d'apparaître, dont le fonctionnement est à éclaircir. Un nouveau monde s'est constitué et avec lui une nouvelle manière de percevoir et de représenter le réel.»[iii]

- la ligne transhistorique: le «réalisme» est simplement une imitation du réel et se confond avec l'histoire de la littérature. C'est dans cette optique-là que l'on peut parler du réalisme de Sorel et de Scarron mais aussi, comme le précise Philippe Dufour, du «réalisme» du surréalisme: «À ce compte, le surréalisme serait un réalisme, le plus profond même, qui s'ouvre à toutes les dimensions du réel.»[iv]

Pour ce qui est du réalisme, l'hypothèse historique conjoncturelle proposée par Philippe Dufour nous semble la plus valide et la plus stimulante. Mais ce que nous apprennent toutes ces distinctions, c'est avant tout la manière dont une notion peut apparaître comme historique.

Elle ne l'est qu'en se définissant par une conjoncture historique (cas 2) ou par une prise de conscience (cas 1).

Il va s'agir d'examiner si l'humour a besoin de l'une de ces composantes pour exister.

2. Une définition conjoncturelle de l'humour est-elle possible?

Y a-t-il un événement marquant ou tout simplement un changement historique, voire sociologique, assez lent qui a poussé à l'éclosion de la notion et à son développement? Le terme naît à l'époque élisabéthaine et les théoriciens puisent en général leurs premiers exemples chez les dramaturges du XVIIe siècle anglais, puis chez les essayistes du XVIIIe siècle. Klibansky, Panofsky et Saxl parlent dans Saturne et la mélancolie de «ce tour d'esprit proprement moderne qu'est l'humour délibérément cultivé». Faut-il voir la «modernité» émerger à cette période, en Angleterre? Il est certain qu'Outre-Manche les notions de relativisme religieux et de pluralité politique se sont développées plus tôt et que le tissu social, au tournant du XVIIIe siècle, était déjà assez «moderne» (urbanisme galopant, révolution industrielle, apparition du roman social à la Defoe). Un pays qui philosophe avec Locke et Hume a peut-être plus de chances de développer la notion d'humour qu'un pays qui philosophe avec Rousseau et Voltaire[v]. Mutatis mutandis, l'humour ne serait-il pas à la guerre civile anglaise ce que le réalisme est à la Révolution française?

Ce serait aller un peu vite à des conclusions contestables. Peut-on situer l'émergence de la «modernité» et si oui ne serait-ce pas bien plutôt à la Renaissance qu'elle émergerait? On n'a pas attendu le XVIIe siècle anglais pour que naissent le relativisme religieux et politique et Rabelais serait alors tout autant humoriste que ses voisins d'Outre-Manche. Pour ce qui est du développement industriel et économique, en quoi pourrait-il influer sur l'humour? Ou alors s'il y a influence de cette modernité, il s'agirait d'une influence thématique. L'humour à l'époque moderne traitera plus du religieux (humour violet selon Noguez), du macabre (humour noir), des malheurs d'origine humaine (humour rouge), des bouleversements sociaux. L'individualisme naissant permet aussi, de plus en plus, de rire de soi. Certains sujets sortent peut-être de l'interdit. Mais il serait difficile de faire entrer telle thématique précise et historique dans une définition de l'humour. Le mécanisme lui-même ne semble pas pouvoir être affecté par la conjoncture historique.

Jonathan Pollock se posant la question d'un Rabelais humoriste, dans Qu'est-ce que l'humour?[vi], cite cette phrase du prologue de Pantagruel, à propos des vertus de la «chronicque Gargantuine»: «D'autres sont par le monde (ce ne sont pas faribolles) qui estans grandement affligez du mal des dentz, après avoir tous leurs biens despenduz en medecins, n'ont trouvé remede plus expedient, que mettre lesdictes chronicques entre deux beaulx linges bien chaulx, & les applicquer au lieu de la douleur, les sinapizant avecques ung peu de poudre d'oribus.» Phrase totalement absurde qui prétend avec apparence de sérieux qu'un livre appliqué comme pansement peut guérir d'un mal de dent. On retrouve l'aspect scientifique de l'humour décrit par Bergson, on retrouve l'énoncé nonsensical goûté plus tard par les auteurs anglais. Un tel passage écrit par un auteur contemporain serait immédiatement classé dans la catégorie «humour».

3. L'humour ne commence-t-il qu'à partir du moment où l'on forge la notion?

La question est ici celle de savoir si l'humour naît seulement lorsque Ben Jonson et Addison commencent à dégager le sens moderne du mot. Pour certains, ne peuvent être appelés réalistes que les écrivains venant après la prise de conscience du phénomène et la constitution d'une école de ce nom; de même nous pouvons nous demander si la prise de conscience de la notion d'humour n'est pas primordiale dans la constitution du phénomène et si l'humour peut avoir lieu sans que l'on sache qu'il s'agisse d'humour.

Il faut distinguer ici conscience et conscience du phénomène. Nous sommes d'accord pour considérer avec Cazamian que l'humour n'est pas involontaire et qu'un excentrique non conscient de son excentricité est juste comique mais pas humoriste. Mais il y a une différence entre cette conscience de jouer un rôle, de feindre, et la conscience claire du phénomène dit d'«humour». Rabelais, dans l'exemple précédent est tout à fait conscient de se moquer, d'énoncer des propos absurdes, mais il ne sait pas que ce qu'il fait s'appelle «humour».

Il paraît donc difficile de dire que l'humour ne peut exister que quand la notion est définie enfin clairement au XVIIIe siècle, surtout que pour les théoriciens de l'époque, le phénomène fait justement référence à une tendance de l'esprit anglais, qui existait bien avant le mot. On a enfin trouvé le mot pour la chose.

Ce qui est vrai par contre, c'est que l'élucidation de la notion va permettre son développement: réflexion, imitation et surtout exportation. Pierre Larousse a très bien analysé ce phénomène dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle:

«L'humour en tant que boutade, se trouve parfaitement, quoi qu'on en ait dit, chez bon nombre d'écrivains français, mais aucun ne s'en est fait un genre spécial. Ainsi ce trait de Destouches: «Ci-gît Jean Rosbif, écuyer, / Qui se pendit pour se désennuyer», est tout à fait dans le goût anglais. Les poëtes et les romanciers contemporains en offrent des traces plus nombreuses que ceux des siècles précédents, et il faut sans doute en voir la cause dans l'étude plus attentive de la littérature anglaise.»[vii]

L'humour existe depuis longtemps, notamment en France, mais la connaissance claire du phénomène va pousser à une production humoristique massive. La naissance du terme est à la fois un indicateur d'une situation sociale plus propice et un facteur de changement, mais il ne semble pas pour autant possible de donner une définition strictement historique du phénomène[viii].

4. Un humour antique?

L'histoire, selon nous, ne peut donc entrer dans la définition de l'humour (même s'il entre dans l'explication de son développement). En cela l'humour n'est pas une catégorie historique et il peut se rencontrer à tous les siècles.

Après avoir parlé de Rabelais ou de Destouches, l'envie est forte d'aller voir si, bien avant, dans l'Antiquité, on ne peut pas trouver trace d'humour. Rien ne s'y oppose si le mécanisme est bien transhistorique.

Un auteur, souvent rapproché de La Fontaine pour les grâces du style, peut, à cet égard, nous intéresser. Il s'agit d'Ovide. L'art d'aimer se présente comme un manuel à l'usage des hommes et des femmes qui veulent séduire. Ovide manie avec subtilité le vrai faux conseil. Ouvrons au hasard le recueil. Tentative de séduction au cirque:

Utque fit, in gremium pulvis si forte puellae

Deciderit, digitis excutiendus erit,

Et si nullus erit pulvis, tamen excute nullum.

Quaelibet officio causa sit apta tuo.

Pallia si terra nimium demissa jacebunt,

Collige et inmunda sedulus effer humo;

Protinus, officii pretium, patiente puella

Contingent oculis crura videnda tuis.[ix]

Nous avons ici un décalage comique entre le thème abordé (approches plus ou moins scabreuses de la bien aimée au cirque) et le propos (conseil dans la lignée des arts de vivre ou même des arts poétiques), décalage allant jusqu'à l'absurdité: «Et si nullus erit pulvis, tamen excute nullum» (s'il n'y a pas de poussière, enlève tout de même celle qui n'y est pas). Mais on ne sent ici aucune distance entre le locuteur et l'énonciateur. Le locuteur prend en charge le conseil incongru et ne met pas en place un regard ironique. Le but d'Ovide n'est évidemment pas de dire qu'il ne faut pas se comporter ainsi. Il n'est pas possible de renverser le propos et de reconstruire un but didactique. Ovide s'amuse, et l'on peut parler à propos de ce passage et de la majeure partie de L'art d'aimer d'humour.

De même, si l'on admet que La Fontaine est bien un humoriste, et c'est l'avis de Jean Émelina qui considère que le fabuliste présente les animaux de manière plaisante mais jamais pour s'en moquer, alors Horace n'est-il pas, lui aussi, humoriste lorsqu'il humanise les animaux dans la Satire VI du livre II (apologue du Rat des villes et du Rat des champs)?

Ergo ubi purpurea porrectum in veste locavit

Agrestem veluti succinctus cursitat hospes

Continuatque dapes, nec non verniliter ipsis

Fungitur officiis, praelambens omne quod affert.[x]

Le rat des champs en agrestis, le rat des villes en hôte diligent avec ce praelambo qui joue à la fois sur le côté rat et sur le côté homme (formé sur praegustor), tout cela confère à cette fable le même charme complice que les fables de La Fontaine.

Plus haut dans la même satire, Horace expliquait son office auprès de Mécène:

Septimus octavo proprior jam fugerit annus

Ex quo Maecenas me coepit habere suorum

In numero, dumtaxat ad hoc quem tollere raeda

Vellet iter faciens et cui concredere nugas

Hoc genus: «Hora quota est?», «Thraex est Gallina Syro par?»

«Matutina parum cautos jam frigora mordent»,

Et quae rimosa bene deponuntur in aure.[xi]

Le décalage entre la banalité des propos de Mécène («Matutina parum cautos jam frigora mordent») et la manière dont Horace les présente et les introduit, avec ce concredere qui fait attendre les plus grands secrets, est évidemment assumé par le locuteur et évidemment humoristique.

<blockquote >Conclusion</blockquote>

<pre > Les rapports entre humour et histoire sont complexes. L'humour est transhistorique (certaines formes comme l'autodépréciation ou l'épitrope existent depuis l'Antiquité), mais il s'est considérablement développé à une époque bien particulière. On serait passé d'un discours «je ris de moi et du monde avec bienveillance», qui est ponctuel et accidentel (d'Ovide à La Fontaine), à un discours «je fais de l'humour et je le revendique», qui dirige tout un pan de la production comique, traverse les genres et suscite ses propres méta-discours (du XVIIIe siècle à nos jours). </pre>



[i] Jean Émelina, Le Comique. Essai d'interprétation générale, Paris, SEDES, 1996, pp. 137-138.

[ii] Robert Escarpit, L'Humour, Paris, P.U.F., 1960.

[iii] Philippe Dufour, Le Réalisme, Paris, Presses Universitaires de France, collection «Premier cycle», 1998, p. 7.

[iv]

Ibid, p. 8.

[v] Rappelons que Sterne lui-même base sa technique de l'association d'idées sur les théories de Locke.

[vi] Jonathan Pollock, Qu'est-ce que l'humour?, Paris, Klincksieck, 2001, p. 30.

[vii]

Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, Paris, Larousse, 1864-1876, article «Humour».

[viii] Sur les termes d'indicateur et de facteur en sémantique conceptuelle, v. Reinhart Koselleck, Le Futur passé, Paris, Éditions de l'EHESS, 1990 (édition originale 1979).

[ix] «Si, comme il arrive, il vient à tomber de la poussière sur la poitrine de ta belle, que tes doigts l'enlèvent; s'il n'y a pas de poussière, enlève tout de même celle qui n'y est pas: tout doit servir de prétexte à tes soins officieux. Le manteau, trop long, traîne-t-il à terre? Prends-en le bord, et, avec empressement, soulève-le du sol malpropre. Aussitôt, récompense de ton zèle officieux, sans que ta belle puisse s'en fâcher, tes yeux verront des jambes qui en valent la peine.» (traduction Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1924, p. 8).

[x] «Donc ayant installé le campagnard, qui s'allonge sur une étoffe de pourpre, l'hôte, comme un serviteur court-vêtu, trottine, fait aux mets succéder les mets, s'acquitte du rôle même d'un esclave domestique, léchant préalablement tout ce qu'il apporte» (traduction François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1932, p. 196).

[xi] «La septième année s'achève, nous serons bientôt dans la huitième depuis que Mécène a commencé à me mettre au nombre de ses amis, allant jusqu'à vouloir bien m'emmener dans sa voiture, quand il voyage, et à me dire en confidence des bagatelles comme celles-ci: «Quelle heure est-il?», «Le Thrace Gallina vaut-il Syrus?», «Le froid du matin pique déjà si l'on n'a pas pris ses précautions», et autres secrets qu'on peut déposer en paix dans une oreille pleine de fissures.» (ibid, p. 193).



Bernard Gendrel, Patrick Moran

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 5h42.