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Quelques réflexions sur l'humour à partir du chapitre «Morts de rire» (Genette, Figures V)

("Morts de rire", pages 196-225). L'analyse de Genette est intéressante à double titre: d'une part elle constitue l'un des textes les plus récents sur la question de l'humour, d'autre part elle s'appuie sur une distinction qui nous semble pertinente entre humour et ironie.

1. Les deux antiphrases.

Genette prend comme point de départ de sa réflexion sur l'humour la distinction qu'opère Bergson dans Le Rire entre humour et ironie. Pour Bergson, l'ironie consiste à énoncer «ce qui devrait être en feignant de croire que c'est précisément ce qui est», et l'humour à décrire «ce qui est, en affectant de croire que c'est bien là ce que les choses devraient être. L'humour, ainsi défini, est l'inverse de l'ironie.»[i] Il ajoute: «Elles sont, l'une et l'autre, des formes de la satire».

Genette prend cette distinction à son compte, mais en en proposant une formulation plus conforme au langage de l'analyse textuelle. Il part de l'association habituelle entre ironie et antiphrase (l'ironie consiste à dire quelque chose pour signifier le contraire), pour dédoubler son fonctionnement: l'ironie se fonde sur une antiphrase factuelle, tandis que l'humour repose sur une antiphrase axiologique (p. 197). Un énoncé ironique décrit le contraire de la réalité qu'il réprouve: par exemple, un individu dit à propos d'un autre «Comme il est intelligent!» pour signifier «Qu'il est bête!» Le signifiant recouvre en fait deux signifiés distincts, l'un «naïf», l'autre qui doit être décrypté, et qui est le signifié réel, celui que l'interlocuteur comprend s'il dispose de toutes les informations nécessaires. L'énoncé humoristique, en revanche, décrit bien la réalité qu'il critique, mais en gratifiant sa description d'un jugement mélioratif, donc contraire à celui qu'on attendrait. L'antiphrase est plus subtile, puisque c'est l'appréciation qui est contrefaite plutôt que l'objet, par exemple lorsqu'un patron, constatant le désordre qui accable le bureau de sa secrétaire, s'exclame: « Oh! le joli nid que vous vous êtes fait dans mon vilain bureau, vous avez vraiment bon goût; vous évitez les symétries faciles.» (p. 197) Comme le remarque Genette, cette description de l'humour est bien conforme à la définition de Bergson, notamment lorsque le philosophe explique que l'humoriste décrit «minutieusement et méticuleusement ce qui est», avec une précision de scientifique, d'entomologiste.

Le dédoublement du procédé antiphrastique en antiphrase factuelle et antiphrase axiologique est intéressant pour l'élaboration d'une définition de l'humour dans la mesure où il met l'accent sur les rapports qu'entretient l'humour avec le réel. En effet, si l'on voulait condenser la description de Bergson, on pourrait dire que l'ironie fait comme si l'idéal était réel, alors que l'humour feint de croire que le réel est idéal. Face à l'exception, l'ironie nous montre quelle est la règle, face au mal, elle nous montre quel est le bien; l'ironie est toujours un rappel à l'ordre, un discours moral, voire moralisateur. En revanche, l'humour ne tergiverse pas devant le réel, il l'accepte, il le prend pour argent comptant, et même avec une valeur ajoutée, puisqu'il fait comme si ce réel était tel qu'il devrait bien être. L'humoriste est donc un «naïf», qui sait qu'il existe des règles et des lois, mais qui considère qu'elles sont directement exprimées par les choses; vision immanentiste, pour ainsi dire, face à l'attitude «platonicienne» de l'ironiste. Dans le monde de l'humoriste, il n'y a en fin de compte plus d'idéal, il n'y a que le réel immédiat.

En revanche, du point de vue strict de la théorie littéraire, la distinction des deux antiphrases crée peut-être plus de problèmes qu'elle n'en résout. Premièrement, rien n'assure qu'une distinction entre deux attitudes, deux «philosophies», puisse être traduite en une distinction entre deux principes énonciatifs. Deuxièmement, Genette ne remet pas vraiment en cause l'affirmation de Bergson selon laquelle humour et ironie sont tous deux «des formes de la satire»; il modifie légèrement la terminologie, préférant substituer au terme trop étroitement générique de satire celui de polémique, mais il continue, à la suite de Bergson, d'affirmer qu'ironie et humour sont tous deux des outils de la polémique – tout au plus l'ironie l'est-elle de manière plus constitutive, tandis que l'humour peut avoir d'autres incarnations (par exemple le nonsense). En réalité, les liens entre l'humour et la polémique sont encore plus ténus que Genette ne le suggère: ils sont la plupart du temps purement accidentels. Or la réflexion de Genette souffre trop du poids de la référence bergsonienne pour se délester tout de suite de l'association humour-polémique: on le voit bien dans les exemples littéraires qui sont choisis pour illustrer le recours à l'humour: «pour l'ironie, voyez Pascal ou Voltaire; pour l'humour, voyez Swift, Instructions aux domestiques ou Modeste proposition…, ou Montesquieu sur «l'esclavage des Nègres» ( De l'Esprit des lois, livre XV, chap. 5)» (p. 196).

Si les références aux Provinciales et à Voltaire sont classiques dans le cadre d'une discussion sur l'ironie, ainsi que celle à Swift lorsqu'il est question d'humour, la référence à Montesquieu est plus surprenante. Genette justifie ce choix en se fondant sur sa distinction antiphrase factuelle / antiphrase axiologique, qui est censée être la traduction en termes d'analyse textuelle de la distinction bergsonienne. Montesquieu ne nie pas la réalité de l'esclavage, il la reconnaît sans détours, mais au lieu de la condamner (ce qui correspondrait à son sentiment véritable sur la question), il feint de l'approuver et même de la justifier, quoique avec des raisons pour le moins spécieuses. Aux pages 203-205, Genette développe son analyse de ce genre de procédé:

L'ironie feint simplement (mais en laissant percevoir cette simulation) de nier la réalité, l'humour feint de la justifier, mais par des raisons qui, si peu soutenables soient-elles, sont plus «présentables» que les vraies. Montesquieu ne disait pas (raison véritable): «Nous avons raison de réduire les Noirs en esclavage parce que c'est notre intérêt économique et que nous nous moquons bien de commettre ainsi un crime contre l'humanité»; il prête aux esclavagistes, et feint d'endosser lui-même, une justification qui se discrédite d'elle-même par son absurdité, et dont le discrédit s'étend à un fait qu'il ne nie pas – bien assuré que l'adversaire n'osera pas lui opposer sa vraie raison, qui est inavouable.

Mais sort-on vraiment du domaine de l'ironie? Ce chapitre de Montesquieu est généralement reconnu comme un exemple typique d'ironie, et enseigné dans les classes comme tel: il suffit de se reporter à l'article qui lui est consacré dans le Lagarde & Michard. Au delà de ce constat, il semble qu'on ne puisse pas faire reposer une distinction entre humour et ironie sur des bases aussi fragiles qu'une nuance antiphrastique. En effet, tout est une question de point de vue: si je dis que Montesquieu ne feint pas de nier la réalité de l'esclavage, mais feint de l'approuver, je serai porté à parler d'antiphrase axiologique; mais si je dis que Montesquieu feint d'être un chantre de l'esclavage alors qu'il en est un détracteur, ne retombons-nous pas dans l'antiphrase factuelle? La distinction ne tient qu'à une légère variation dans la formulation. Prenons même un exemple plus simple: Genette cite comme exemple d'ironie de tous les jours les remarques du type: «Vous êtes un génie», adressées à une personne dont on méprise l'intellect. Mais cet exemple apparemment simple est en fait ambigu: on peut aussi bien l'interpréter comme une antiphrase factuelle (vous êtes un génie / vous êtes un imbécile) que comme une antiphrase axiologique (je vous considère comme un génie / un imbécile); après tout, l'intelligence, comme toute qualité, est davantage une chose dont on juge qu'une chose qu'on constate comme un fait. En dernière analyse, la phrase est sans doute plus ironique qu'humoristique, mais c'est moins à cause de son orientation antiphrastique que de l'agressivité qu'elle renferme (à plus forte raison parce qu'elle est à la deuxième personne). C'est la fonction illocutoire qui permet de faire pencher la balance: s'il n'y a pas humour, ici, c'est parce qu'il y a agression. Humour et polémique font décidément mauvais ménage.

De plus, on voit mal quel pourrait être l'intérêt littéraire de l'ironie si elle ne consistait qu'en antiphrase factuelle: le texte de Montesquieu, s'il se bornait à nier l'existence de l'esclavage, serait certes ironique selon la définition de Genette, mais il serait assez maigre. On devrait même se résoudre à ranger sous l'étiquette «humour» la grande majorité des exemples canoniques de l'ironie, Voltaire au premier chef: en effet, tout le principe de Candide en général et du personnage de Pangloss en particulier est de présenter les événements les plus odieux sous un jour idyllique. Le texte fonctionne tout entier, non pas comme une antiphrase factuelle (nous vivons dans le meilleur des mondes possibles / nous vivons dans un monde atroce et cruel) mais bien comme une antiphrase axiologique (nous vivons dans un monde atroce et cruel, mais les personnages et le narrateur jugent qu'il est le meilleur possible). Pangloss ne nie jamais la réalité des horreurs commises devant ses yeux, ou sur sa personne: il les considère simplement comme des bienfaits.

Enfin, le dernier défaut de la distinction de Genette concerne une forme d'humour déjà évoquée, le nonsense. Celui-ci s'accommode mal de la fonction polémique attribuée à l'humour, comme nous l'avons déjà mentionné; il ne s'accommode pas non plus de la notion d'antiphrase axiologique, ni d'ailleurs de celle d'antiphrase en général. Pourtant, on accorde souvent au nonsense un des tous premiers rangs parmi les manifestations de l'humour, comme s'il en exprimait en quelque sorte la quintessence: impossible donc de le traiter comme une simple forme résiduelle ou périphérique. Quelle que soit la valeur qu'il faille en réalité lui attribuer, il est certain qu'on ne peut pas passer sous silence une partie aussi vaste du continent «humour».

La notion d'antiphrase axiologique est donc extrêmement problématique, et sans doute vaut-il mieux ne voir en elle qu'une des déclinaisons de l'ironie, sans doute plus subtile et plus «littéraire» que d'autres, ce qui explique sa fécondité. Pascal, Voltaire, Montesquieu, et peut-être même Swift, sont des ironistes avant d'être des humoristes. La différence opératoire entre humour et ironie doit sans doute être cherchée à un autre niveau.

2. Polémique et plaisanterie.

Genette, nous l'avons vu, prend d'abord pour argent comptant le rapport qu'établit Bergson entre humour et ironie d'une part et satire (polémique, chez Genette) d'autre part. Une telle assimilation pose problème pour l'humour, ce qu'il reconnaît dès la page 196: l'humour «peut s'évader progressivement vers des formes de moins en moins «satiriques» et de plus en plus ludiques […].» On serait plutôt tenté de dire que l'humour est fondamentalement ludique, mais qu'il lui arrive parfois d'être employé dans un contexte polémique; et à vrai dire, plus Genette progresse dans son analyse, plus il se concentre sur les aspects «inoffensifs» de l'humour. Il cite tout d'abord la distinction opérée par Henri Morier dans l'article «Ironie» de son Dictionnaire de poétique et de rhétorique (PUF, 1998) entre une attitude d'opposition, et une attitude de conciliation qui caractérise l'humour; l'humoriste confronté au réel, selon Morier, «s'en accommode avec une bonhomie résignée et souriante, persuadé qu'un grain de folie est dans l'ordre des choses. […] Il feint donc de trouver normal l'anormal.»

On pourra essayer de traduire cette description psychologique en des termes relevant de la pragmatique – tout en gardant à l'esprit le danger de telles traductions d'un idiome à un autre. On peut émettre l'hypothèse d'une distinction entre humour et ironie au niveau illocutoire, c'est-à-dire du point de vue de l'énoncé en tant qu'il vise à susciter une réaction chez le destinataire. Ironie et humour abordent la question du face management[ii] de manière opposée: l'ironiste vise à faire perdre la face à son interlocuteur, ou à une tierce personne si l'interlocuteur entre dans son jeu, tandis que l'humoriste veut sauver la face de celui à qui il parle ou auquel il réfère. Ce modèle pragmatique ne fonctionne à plein que dans un contexte oral, in situ; l'appliquer à un texte littéraire serait sans doute risqué. En effet, un texte ironique aussi bien qu'un texte humoristique aura pour visée illocutoire de se concilier son lecteur, de le mettre de son côté: le texte ironique mène son entreprise de face management disruptif envers des cibles qui, quelles qu'elles soient, ne comprennent normalement pas le lecteur (à moins qu'il ne s'agisse d'un pamphlet particulièrement virulent prenant à parti l'ensemble de la société).

Genette répertorie ensuite, aux pages 207-210, des cas de figures duelles du comique rencontrées chez divers commentateurs. Il ne rapporte pas explicitement les couples évoqués au couple de départ ironie/humour, mais la comparaison implicite traverse son énumération. Il invoque tout d'abord Baudelaire, qui distingue un comique significatif et un comique absolu. Le premier est en quelque sorte le sentiment quotidien du comique, celui qui naît de l'impression de supériorité sur autrui. Le comique absolu, en revanche, ne naît pas de mon sentiment de supériorité sur autrui, mais sur la nature; Baudelaire l'appelle aussi comique grotesque (terme auquel Genette préfère celui de burlesque) ou, en reprenant la terminologie d'Hoffmann, comique innocent. Sa manifestation est moins le rire que le vertige.

Genette rapproche ensuite ce couple de celui de Freud, comique tendancieux et comique inoffensif. Ce dernier terme n'est pourtant pas synonyme de creux ou de naïf, comme le dit Freud lui-même: «Esprit «inoffensif» ou «abstrait» ne signifie pas esprit dénué de fond, mais implique seulement le contraire de l'esprit «tendancieux». […] L'esprit inoffensif, c'est-à-dire non tendancieux, peut être fort suggestif et fort pertinent.»[iii] Cet esprit, parce qu'il est esprit, est nécessairement plus «significatif» que le comique «absolu» de Baudelaire, même si la distinction freudienne rappelle la sienne.

Genette cite après cela la dyade de Jasinski, rire satirique et rire euphorique, en faisant remarquer qu'elle reformule, de manière peut-être plus satisfaisante, celle de Baudelaire; puis il termine sur l'opposition que Stendhal érige dans Racine et Shakespeare entre «rire amer» et «rire gai» ou «fou». Pour Stendhal, le premier est un rire de censure, de mise au pas, d'intolérance, c'est le rire du Grand Siècle et plus particulièrement celui de Molière; le second est léger et euphorique, c'est celui d'Aristophane, à la rigueur celui des Fourberies de Scapin; le «rire gai» est évidemment le seul qui vaille du point de vue de Stendhal, mais, constate Genette il est incompatible avec la profondeur (avec le rire gai, «je ne songe à rien de grave», dit Stendhal).

Tout au long de ce recensement, on se doute que Genette met le premier terme de chaque couple davantage du côté de l'ironie, et le deuxième plutôt du côté de l'humour, même s'il ne rend pas explicite cette répartition. Reste en suspens la question de la polémique: si le second terme de chaque balancement est plus proche de l'humour, alors il faut conclure que les liens entre humour et polémique sont ténus, même dans une définition comme celle de Freud, qui donne pourtant à l'esprit «inoffensif» une forte coloration «significative».

Genette, qui avait reconnu dès l'abord que l'humour ne se limitait pas à la polémique, place les manifestations d'ironie et d'humour entre deux pôles, la polémique et la plaisanterie (p. 205). L'ironie relève toujours du premier pôle, mais pas nécessairement du second, tandis que l'humour fonctionne selon le principe inverse: il est toujours un facteur de gaîté, mais pas nécessairement d'agression. L'humour est plus proprement comique; on rencontre en revanche des phénomènes comme l'ironie amère (le «Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance!» d'Oreste) ou la raillerie sérieuse (l'ironie utilisée dans une attaque ad hominem, sans recours à un tiers complice) qui éloignent l'ironie de la sphère strictement comique.

Genette en vient à dire que sa distinction entre les deux antiphrases factuelle et axiologique «ne porte que sur l'usage polémique de ces deux formes de plaisanterie, auxquelles ni l'une ni l'autre ne se réduit: l'ironie (qui est toujours polémique), parce qu'elle n'a parfois rien de «plaisant», l'humour, qui se veut toujours plaisant, parce qu'il échappe souvent à la fonction polémique de l'antiphrase pour gagner le grand large de la plaisanterie gratuite […].» (p. 205). En somme, l'humour n'est antiphrastique que lorsqu'il est polémique, et il semblerait bien, comme nous l'avons vu, qu'il ne l'est que très rarement.

La distinction par le biais de l'antiphrase, à ce stade de la réflexion, semble bel et bien caduque; tandis que la différenciation par la polémique et la plaisanterie – l'opposition et la conciliation, pour reprendre les termes de Morier – s'avère beaucoup plus opératoire. L'énoncé humoristique, s'il n'est pas nécessairement tendre et amical, est toujours dénué d'agressivité directe. Genette cite la définition que Ducrot donne de l'humour dans Le Dire et le dit:

[…] une forme d'ironie qui ne prend personne à partie, en ce sens que l'énonciateur ridicule n'a pas d'identité spécifique. La position visiblement insoutenable que l'énoncé est censé manifester apparaît pour ainsi dire «en l'air», sans support. Présenté comme le responsable d'une énonciation où les points de vue ne sont attribués à personne, le locuteur semble alors extérieur à la situation de discours: défini par la simple distance qu'il établit entre lui-même et sa parole, il se place hors contexte et y gagne une apparence de détachement et de désinvolture.»[iv]

L'humoriste, s'il n'est pas nécessairement conciliant, est toujours au moins détaché, ce qui permet de préserver la plaisanterie et le comique. Mais l'humour reste généralement associé à une certaine amabilité: après tout, la plaisanterie est une forme de politesse, une manière de faire du face management constructif plutôt que disruptif. C'est ce qui explique que l'humour soit souvent associé à l'autodérision, puisqu'il permet de se moquer de soi-même sans trop se nuire pour autant. Comme le fait remarquer Genette, le concept d'auto-ironie (p. 213) paraît en revanche extrêmement peu probable, puisque même les phrases du type «Je suis vraiment un génie» pour dire «Quel abruti je suis» passent plutôt pour de l'humour. S'offrir de son plein gré au rire des autres, c'est toujours (un peu) se mettre en valeur et se faire plaisir.

3. Figures propices à l'humour

Antiphrase factuelle (ironie) et antiphrase axiologique (humour) semblent être dans la pensée de Genette des figures macrostructurales. Au niveau de la phrase la partition est moins claire. L'ironie est placée de manière «fondamentale» du côté de l'antiphrase (microstructurale cette fois-ci). Pour l'humour, rien d'aussi catégorique: il y aurait des figures préférentielles mais non exclusives.

Aux pages 201 et 202, Genette évoque la litote et l'hyperbole (avec, comme toujours, beaucoup de précautions: «on pourrait a contrario, voir dans la litote et l'hyperbole les figures ordinaires de l'humour – qui au reste se passe, lui, fort bien de figures»). Il est certain que litote et hyperbole répondent à ce que Genette estime être le propre de l'humour: elles ne contredisent pas la réalité mais la diminuent ou l'augmentent (quantitativement ou qualitativement). Ces deux figures permettent de créer un décalage. Ce dont on parle semble tout d'un coup incongru par rapport à ce qu'on en dit (ou inversement). Si l'on se place du côté de l'analyse communicative, on peut dire qu'il y a décalage entre le thème et le propos[v]. L'humour joue lui aussi sur ce mécanisme: «Il n'y a pas de bas morceaux dans le gros ethnographe» (proverbe bantou d'Alexandre Vialatte) est drôle parce que le «gros ethnographe» (thème) n'a rien à faire – du moins en temps normal – avec des considérations culinaires (propos). Hyperbole/litote et humour auraient donc des zones de contact. Le seul problème est que le même décalage se retrouve quand il s'agit d'ironie. Dans l'exclamation «Quel ordre!», c'est l'incongruité du thème (pièce non rangée) et du propos (exclamation quasi laudative soulignant la bonne tenue des lieux) qui fait rire (jaune). Nos deux figures ne seraient donc pas seulement du côté de l'humour. Pour reprendre un exemple de Genette, lorsqu'on dit d'une jolie fille «elle est sublime», deux possibilités – en régime non sérieux – s'offrent à nous. Soit le locuteur assume lui-même son propos, même exagéré, et il y a alors humour (attitude de plaisanterie ou de conciliation). Soit le locuteur se moque ici du discours ampoulé d'un autre et fait mention de ce qu'il a dit ou de ce qu'il aurait pu dire[vi] (attitude polémique ou d'opposition). Dans les deux cas le comique provient de l'inadéquation entre le thème (jolie fille) et le propos (fait d'être sublime), inadéquation introduite par l'hyperbole. Pour la litote le principe est le même. Prenons l'exemple que cite Patrick Bacry[vii]: M. Bourais, personnage d'Un Cœur simple, suscite les rires du perroquet de Félicité lorsqu'il vient en visite, si bien qu'il est chaque fois obligé de se cacher: «[…] les regards qu'il envoyait à l'oiseau manquaient de tendresse».Le propos «manquer de tendresse» est en décalage avec le thème (regards haineux de M. Bourais). Si le locuteur prête ici le discours à un autre que lui et se moque de cette façon de s'exprimer il y a ironie (c'est l'opinion de Patrick Bacry), si c'est le locuteur lui-même qui use de la litote, il y a humour (ce n'est pas parce qu'il s'agit de Flaubert que nous sommes obligatoirement en situation d'ironie). Pour résumer, l'hyperbole et la litote créeraient le décalage nécessaire à l'humour et à l'ironie, mais tout dépendrait après de la situation d'énonciation. On se souvient de la définition donnée par Ducrot de l'ironie:

Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l'énonciation comme exprimant la position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n'en prend pas la responsabilité et bien plus, qu'il la tient pour absurde.[viii]

Pour l'humour il s'agirait au contraire, malgré le décalage thème/propos, d'une situation d'énonciation quasi normale où le locuteur L serait aussi l'énonciateur E (ou serait en accord avec lui) et où seule l'incongruité du contenu ferait penser que le sujet parlant S est distinct de L. Cela permettrait de comprendre pourquoi un même énoncé peut être tour à tour ironique ou humoristique. Lorsque Voltaire, à propos de la torture qu'«un conseiller de la Tournelle» fait donner à un accusé, cite un vers des Plaideurs, «Cela fait toujours passer une heure ou deux»[ix], l'ironie est évidente puisque le propos (qui fait mention d'un passe-temps) est non seulement en décalage avec le thème (la torture) mais est en plus mis au compte d'un énonciateur (le conseiller de la Tournelle) différent du locuteur. On peut par contre imaginer une situation à la Ambrose Bierceoù le locuteur dirait: «Hier j'ai décidé de tuer toute ma famille. Cela fait toujours passer une heure ou deux». Ici l'humour (noir) est évident. Le locuteur prend à son compte la déclaration incongrue et c'est entre le locuteur et le sujet parlant que s'est déplacée la distinction (on peut imaginer qu'Ambrose Bierce n'appelle pas réellement au meurtre comme passe-temps).

Aux pages 202 et 206 Genette évoque deux autres figures, l'astéisme et l'épitrope, qu'il considère comme deux figures inverses. Suivant Kerbrat il semble mettre l'astéisme du côté de l'ironie (mais d'une ironie sans moquerie) tandis que l'épitrope serait plutôt du côté de l'humour. L'astéisme classique, comme le rappelle Genette, consiste à «déguiser un compliment en reproche ou en critique»: «Quoi? encore un nouveau chef-d'œuvre! N'était-ce pas assez de ceux que vous avez déjà publiés? Vous voulez donc tout à fait désespérer vos rivaux» (Fontanier). Il est étrange que Genette ne range pas cette forme dans la catégorie de l'humour puisqu'elle semble illustrer sa théorie de l'antiphrase axiologique: on ne nie pas ici le fait (il a écrit un chef-d'œuvre) mais l'enthousiasme qui devrait s'ensuivre. En fait, en dehors même de la théorie avancée par Genette, il est possible de le considérer comme humoristique: il y a bien décalage entre le thème et le propos, décalage assumé par le locuteur lui-même. Ces phrases selon notre définition seraient donc tout aussi humoristiques que les citations de Vialatte et du pseudo-Bierce. Cela ne veut pas dire néanmoins que l'astéisme ne puisse jamais accueillir l'ironie: l'astéisme est seulement, comme l'hyperbole, une figure de décalage. On peut imaginer un journaliste ami de Zola s'écriant à la sortie de L'Assommoir «Quoi? encore un chef-d'œuvre! N'était-ce pas assez des grandes œuvres délétères que vous avez déjà publiées?» Le reproche cache ici un compliment (le locuteur pense «chef-d'œuvre» et non «œuvre délétère») mais comme il y a mention des paroles d'un autre (représentant de la critique littéraire), dont le locuteur, en passant, se moque, nous sommes dans un cas d'ironie. La figure inverse, l'épitrope («exhortation à persévérer dans une conduite condamnable, ou du moins regrettable pour le locuteur») est aussi ambivalente. Genette, qui, au départ, ne veut pas choisir (il emploie «caustique» au lieu d'ironique ou d'humoristique) semble tout de même à la fin mettre l'épitrope du côté de l'humour, ne serait-ce qu'en raison des œuvres bâties sur ce principe – œuvres considérées depuis longtemps comme typiquement humoristiques: «C'est aussi [le procédé] des célèbres textes de Swift déjà mentionnés, Instructions aux domestiques et Modeste proposition, justement tenus pour des classiques de l'humour – noir, pour le second, le premier étant plutôt rose.» En fait, c'est le procédé de Voltaire,

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé; il était décidé par l'université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.[x]

tout autant que de Swift:

Les maîtres et maîtresses querellent communément les domestiques de ce qu'ils ne ferment pas les portes après eux; mais ni les maîtres ni les maîtresses ne réfléchissent qu'il faut ouvrir ces portes avant de pouvoir les fermer, et que fermer et ouvrir les portes, c'est double peine; le meilleur moyen donc, le plus court et le plus aisé est de ne faire ni l'un ni l'autre.[xi]

Le «paradoxisme» (évoqué aux pages 221-223) obéit à peu près au même principe puisqu'on joue sur une pensée établie en en empruntant le thème mais en en modifiant le propos: «Le pire hiver que j'aie connu, c'est un été à San Francisco» (Mark Twain), «Le kantisme a les mains pures mais il n'a pas de mains.» (Péguy). Dans le premier exemple l'absurdité semble assumée par le locuteur. Aucune charge ici contre un énonciateur potentiel. Ce qui n'est pas le cas du deuxième exemple où Péguy ironise sur une philosophie dont la soi-disant pureté pousse à l'inaction («le kantisme a les mains pures» peut être mis au compte d'un défenseur de la pensée kantienne).

Une autre figure, plus problématique et basée, elle, sur l'ambiguïté,peut être dégagée des réflexions de la page 218 sur quelques histoires drôles: «On demande à Jean XXIII combien de personnes travaillent au Vatican: «À peu près la moitié», répond-il». L'ambiguïté, souligne Genette, est celle de «combien», absolu ou relatif, et de «travailler» («être employé» ou «mériter son salaire»). Cette figure que Genette ne nomme pas, Dominique Noguez l'appelle après Fontanier «syllepse»[xii]: «prendre un mot tout à la fois dans deux sens différents, l'un primitif ou censé tel, mais toujours du moins propre; et l'autre figuré ou censé tel, s'il ne l'est pas toujours en effet». Noguez l'étend à toutes les ambiguïtés de sens et pas seulement à l'opposition propre/figuré. Reste à savoir si cette figure est vraiment du côté de l'humour. Noguez lui-même est très prudent et semble concéder que l'on puisse la ranger plutôt dans la catégorie du mot d'esprit. C'est le marquis de Bièvre répondant à Louis XV qui lui demande de faire un mot à son sujet: «Sire, vous n'êtes pas un sujet». C'est Jean XXIII dans l'anecdote rapportée par Genette. Thème et propos paraissent au départ incongrus mais le décalage est vite annulé: le lecteur ou l'auditeur n'avait pas pris en fait le thème (travailler) dans le sens qui convenait (mériter son salaire). Cela ne veut pas dire que la syllepse soit absente de l'humour mais elle n'en serait pas l'origine. Dans ce proverbe africain d'Alexandre Vialatte«Puisque tu aimes ta maman, reprends-en», l'ambiguïté sur le sens d'«aimer» (un aliment ou quelqu'un) ne crée pas l'humour mais le renforce (l'humour naît plutôt de la présence de la mère au titre d'aliment).

4. L'absurde

L'absurde ou nonsense est peut-être la partie de l'humour qui répond le moins bien à la définition de Genette, quoi qu'il en dise lui-même:

Le cas de l'humour est plus subtil, ou peut-être plus large, parce qu'il commence de s'affranchir de l'antiphrase en contrefaisant, non la réalité […] mais son appréciation […]; et parce que cette feintise-là peut s'évader progressivement vers des formes de moins en moins «satiriques» et de plus en plus ludiques, dont le cas typique est ce que l'anglais appelle nonsense.[xiii] (p. 196)

Le seul problème est que lorsque l'on «s'évade» vers l'absurde on contrefait également et par définition la réalité. Certes il y a pseudo-simulation (la «feintise» dont parle Genette), puisqu'on feint de prendre pour réel ce qui n'est tout simplement pas possible, mais à ce compte-là il y a aussi pseudo-simulation dans l'ironie. Impossible de sortir de ce nœud si l'on s'en tient à la théorie héritée de Bergson, sauf à exclure l'absurde de l'humour. Ce serait enlever ce qui en constitue peut-être la forme la plus pure (parce que complètement gratuite). Genette lui-même n'y songe pas une seconde et consacre au nonsense une dizaine de fragments.

Sa méthode consiste le plus souvent à prendre un exemple et à examiner quel mécanisme il met en jeu. Il étudie ainsi des cas de nonsense lexical (le «Je ne suis pas Anglais, au contraire» de Beckett), grammatical (emploi absolu d'«environs» dans «les environs de Paris sont les plus beaux environs du monde» - Alphonse Allais) ou tout simplement sémantique («Depuis que j'ai coupé ma barbe, je ne reconnais plus personne» - Léon-Paul Fargue). Nous pouvons placer à l'intérieur de cette catégorie ce que Genette appelle, page 216, le «nonsense par excès d'évidence»: «Être végétarien n'a jamais empêché d'être cocu.» Genette s'attarde souvent à montrer que telle proposition perçue d'abord comme absurde ne l'est pas toujours complètement. Ainsi de la phrase de Fargue citée plus haut: «puisque personne ne le reconnaît, il décide de leur rendre la pareille, et finalement d'éviter l'affront». La raison de ces perpétuelles tentatives de «réalisation» (au sens de «rendre réel») de l'absurde tient peut-être à sa difficile conciliation avec une théorie qui fait de la seule proposition ironique une négation de la réalité. Suggérer qu'une situation n'est pas totalement absurde, c'est tenter de sauver l'antiphrase axiologique, mais c'est aussi tuer l'humour: à partir du moment où l'on donne une explication logique à la phrase de Fargue, il n'y a plus de décalage et donc plus d'objet comique.

Plus intéressante est la question, que Genette effleure sans jamais la théoriser, de l'importance de la banalité formelle dans les énoncés absurdes. À propos de «Être végétarien n'a jamais empêché d'être cocu», Genette souligne, dès le départ, qu'il s'agit d'une «maxime» puis ajoute: «len'a jamais accentue le trait en feignant d'objecter à une croyance la contradiction d'une immémoriale expérience déceptive.» La forme de la maxime, du conseil, de la recette, du lieu commun sont en effet des formes privilégiées de l'humour

Pour la chasse aux lions: vous achetez un tamis et vous allez dans le désert. Là vous passez tout le désert au tamis. Quand le sable est passé, il reste les lions. (Alphonse Allais)

mais pas seulement; l'ironie, elle aussi, les utilise:

Le général de Gaulle a bien de la chance. Il a attiré sur lui, nous confie M. Maurice Nadeau, l'attention «d'un des plus grands esprits de ce temps», Maurice Blanchot, qui, certes, aurait mieux à faire que de donner un regard à de Gaulle. (François Mauriac)[xiv]

«A bien de la chance», «aurait mieux à faire», «donner un regard», autant d'expressions communes qui accentuent le décalage avec le thème (le grand personnage historique qu'est de Gaulle). Cette forte concentration s'explique par le fait que l'humour, tout comme l'ironie, feint de tenir un discours normal. La banalité formelle c'est la présence au sein même du discours de cette référence à la norme. On pourrait reprendre cette analyse à propos de beaucoup d'exemples cités par Genette, mais lui-même ne le fait qu'à propos de la légende d'un dessin de Pessin, «ça va déjà mieux que l'année prochaine»:

[…] la substitution la plus pertinente est évidemment celle qui dérive notre légende du non moins banal «Ça va déjà mieux que l'année dernière», qui peut lui aussi, parfois, se fonder sur quelques données objectives, et qui ne peut provoquer davantage d'hilarité.[xv]

La légende emprunte sa forme et son thème au lieu commun mais en change le propos (substitution – absurde – de «l'année prochaine» à «l'année dernière»).

L'absurde n'est pas un cas isolé aux limites de l'humour, il en est une forme presque pure, qui pousse le plus loin possible le décalage thème/propos. L'intérêt n'est pas de réduire ce décalage: son caractère net permet d'éviter toute confusion avec les autres formes de comique et de poser les bases d'une réflexion générale sur l'humour.



[i] Henri Bergson, Le Rire, P.U.F., «Quadrige», p. 97.

[ii] Le face management est une notion qui sert à décrire toutes les mesures que prend le locuteur dans une situation de dialogue pour sauver sa face aux yeux de son interlocuteur et sauver la face de ce dernier (ou la lui faire perdre, dans un contexte d'agression). Le face management est un aspect fondamental du discours oral, et dans une situation «normale» un locuteur donné fera toujours son possible pour se rehausser aux yeux des autres et pour leur éviter l'humiliation ou la gêne.

[iii] Sigmund Freud, Le Mot d'esprit et ses rapports à l'inconscient, trad. fr. de Marie Bonaparte et du Dr M. Nathan, Gallimard [1930], coll. «Idées», 1969, p. 135.

[iv] Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Éditions de Minuit, 1984, p. 213. Notons que l'adjectif «insoutenable» ne signifie pas seulement «moralement condamnable» – c'est le cas de l'humour swiftien – mais aussi «logiquement intenable» – et c'est alors le cas du nonsense.

[v] J'emprunte la distinction thème/propos sans la réduire pour autant au niveau phrastique. J'emploierai thème pour désigner, de manière générale, ce dont parle un énoncé et propos pour désigner ce qu'on en dit.

[vi] L'hyperbole joue alors le rôle de marqueur d'ironie.

[vii] Patrick Bacry, Les figures de style, Belin, collection « Sujets », p. 219.

[viii] Ducrot, ibid, p. 211.

[ix] Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif, article « Torture ».

[x] Voltaire, Candide, VI.

[xi] Swift, Instructions aux domestiques.

[xii] Dominique Noguez, L'arc-en-ciel des humours, Le Livre de Poche, « biblio/essais», p. 26.

[xiii] Genette, ibid, p. 196.

[xiv] Bloc-Notes du 10 juillet 1959.

[xv] Genette, ibid, p. 220.



Bernard Gendrel et Patrick Moran

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Dernière mise à jour de cette page le 14 Septembre 2005 à 17h07.