Atelier

Bernard Gendrel, Patrick Moran.


"Humour et comique, humour vs ironie".


1. L'humour a-t-il sa place au sein du comique?

Les relations entre ces deux notions sont difficiles à établir, pour des raisons ressortant aussi bien aux problèmes de définition de l'humour qu'aux problèmes de définition du comique. Si l'on stipule par exemple, à l'instar de Hobbes, que la cause du rire chez un homme naît du sentiment de supériorité morale ou physique qu'il éprouve sur un autre, on doit sans doute exclure d'emblée l'humour du champ du comique.

Chercher à définir la notion de comique est une entreprise monumentale et peut-être impossible à mener à un terme pleinement satisfaisant; elle touche aussi bien à l'esthétique qu'à la sociologie, l'histoire, la psychologie (voire la psychanalyse), l'anthropologie et la philosophie. Il nous semble plus prudent de nous en tenir à une approche esthétique, qui soit en même temps la plus inclusive possible: la notion de comique recouvre l'ensemble des procédés qui visent à susciter le rire. Une telle formulation ressemble à une tautologie, comme le fait remarquer Jean Émelina dans Le Comique[i], et appelle sans doute de surcroît une définition du rire; mais cet objet-là nous ferait sortir du cadre esthétique. Contentons-nous de dire que par rire, nous entendons aussi bien le rire «bas» et bruyant des blagues obscènes que le «rire dans l'âme» cher à Pascal, qui ne se manifeste par aucun signe physiologique.

Une définition aussi inclusive du comique semble accueillir tout naturellement l'humour: en effet, l'objet humoristique, tel que nous l'avons délimité dans «Panorama de la notion», fait bien partie des procédés visant à provoquer le rire. Les facteurs susceptibles de justifier son exclusion seraient plutôt à chercher en amont ou en aval de sa manifestation, en reprenant deux hypothèses écartées dans l'article précédent: d'une part, on peut arguer que l'humour dans ses manifestations artistiques naît d'une psychologie mélancolique voire dépressive (Peter Sellers, Alphonse Allais, etc.); d'autre part, on peut faire remarquer que l'humour mène peut-être, au-delà du rire, vers une philosophie et une éthique pessimistes, ou du moins résignées, qui prennent acte des contradictions inhérentes au monde et à toute activité humaine.

Donc, en amont (les conditions de sa production) et en aval (sa réception, ses implications philosophiques) l'humour n'est peut-être pas toujours intrinsèquement lié au comique. Ce seraient ces facteurs-là qui permettraient de remettre en cause l'appartenance du premier à la sphère du second: néanmoins, le fait que l'objet humoristique (un texte de Sterne, un dessin de Serre, un film des Monty Python) prête volontairement à rire suffit à ancrer fermement cet objet dans la sphère en question[ii].

Enfin, si l'humour semble bien entrer dans le cadre qu'on accorde aujourd'hui au comique, il n'en va pas de même si l'on examine celui-ci d'un point de vue diachronique. En effet, le comique et le genre de la comédie sont des concepts qui se manifestent d'abord, et pour longtemps, non seulement en relation avec le phénomène du rire, mais dans un champ mimétique précis: la comédie met en scène un personnel bas, et aboutit à une fin heureuse. Ces exigences se retrouvent tout au long de l'âge classique, et pas uniquement au théâtre. Or, l'imaginaire collectif dépeint généralement l'humour comme une forme de comique supérieure, plus noble que le rire habituel; et les commentateurs les plus divers voient l'humour comme un phénomène souvent plus apte à parler de malheur que de bonheur: en tout cas, rien n'oblige une histoire humoristique à avoir une issue heureuse. En ce sens l'humour (noble, parfois malheureux) s'oppose au comique dans sa forme première (basse, heureuse): ce n'est que l'élargissement de la notion de comique et son éloignement d'un modèle mimétique particulier qui ont permis d'inclure l'humour dans son champ. Il n'est peut-être pas anodin, au demeurant, que cette évolution des termes «comique» et «comédie» survienne plus ou moins au même moment que l'apparition du mot «humour», comme si l'un accommodait ou provoquait l'autre.

2. Quelle place réserver à l'humour au sein du comique?

Dire que l'humour fait partie du comique ne résout pas pour autant la question de la nature de cette inclusion. La subdivision traditionnelle en comique de mots, de gestes, de situation ou de caractère ne permet pas de faire avancer le problème, puisque l'humour peut s'exprimer à travers n'importe laquelle de ces catégories: l'humour appliqué aux mots, ce sont les nonsenses poétiques de Lewis Carroll; l'humour appliqué au caractère, ce sont les excentriques de Dickens, par exemple, et ainsi de suite.

Une autre liste possible serait celle des tons et des registres comiques, le burlesque, le grotesque, l'héroï-comique, la farce et ainsi de suite. L'humour est-il un de ces «tons»? Le problème est d'une part que ces objets restent assez mal définis (leur nature, notamment, n'est pas claire) et d'autre part qu'ils s'organisent selon une logique du bas et de l'élevé: l'humour est-il nécessairement la forme la plus «haute» du comique, réservé à un rire qui serait purement «dans l'âme»?

Une répartition peut-être plus efficace des formes du comique, suggérée par l'article «Comique» de Marie-Claude Canova-Green dans Le Dictionnaire du littéraire est celle, héritée de Baudelaire, entre comique significatif et comique absolu; c'est la voie que suit Gérard Genette dans le chapitre «Morts de rire» de Figures V, où il relève des distinctions similaires ou du moins comparables chez Stendhal, Jasinski et Freud[iii]: l'humour, selon Genette, serait du côté du comique absolu, c'est-à-dire inoffensif ou du moins non-agressif. Cette répartition fonctionne mieux, mais elle n'est pas encore assez précise: en effet, si l'humour entre dans la catégorie du rire absolu, représente-t-il la totalité ou seulement une partie de cette catégorie? Rien ne permet de le déterminer. Genette va jusqu'à faire se recouper la distinction significatif/absolu avec la distinction humour/ironie; pourtant, ces deux formes sont loin d'épuiser le potentiel de l'expression comique. La présence du couple humour/ironie est néanmoins intéressante ici: les discours philosophique et critique ont souvent tendance à mettre les deux notions sur un plan d'égalité, pour les traiter comme des sortes de frères ennemis. S'ils sont vraiment si proches qu'on le dit habituellement, sans doute une étude de leurs rapports permettra-t-elle de déterminer plus précisément la place de l'humour au sein du comique.

3. Humour et ironie: une opposition féconde[iv].

Jean Paul, dans son Cours préparatoire d'esthétique, est le premier à traiter des deux notions à la fois. Cependant, son discours est relativement flou et ne distingue pas clairement l'une de l'autre; en effet, si dans le septième programme de la première partie il s'attache exclusivement à décrire les mécanismes de l'humour, il remplace très vite ce mot par celui d'ironie dans le huitième programme, bien que le titre de celui-ci stipule bien qu'il est toujours question d'«humour». Jean Paul semble considérer l'ironie comme une forme particulière de l'humour; en tout cas il n'oppose les deux termes à aucun moment. En revanche, dans le septième programme il oppose clairement l'humour au rire sarcastique de l'attaque ad hominem, arguant que l'humour, par l'idée anéantissante qui le dirige, s'élève toujours au-dessus des conflits individuels et assimile pêle-mêle l'humoriste, son public et l'humanité tout entière. De même, dans le huitième programme, il met en lumière la différence entre une «bonne ironie», fine et subtile, et une «mauvaise ironie», lourde, d'un ton agressif et remplie d'effets voyants. Jean Paul ne met à aucun moment ces deux couples antithétiques en rapport; pourtant le second semble être l'application stylistique du premier. En tout cas, bon nombre des traits que Jean Paul attribue au rire sarcastique et à la mauvaise ironie (agressivité, attaques personnelles, procédés parfois lourds) sont devenus aujourd'hui des traits distinctifs de ce que nous appelons l'ironie en général.

La réflexion de Kierkegaard sur les liens et les contrastes entre humour et ironie est sans doute la première à clairement différencier les deux notions tout en mettant au jour des mécanismes semblables, et à attribuer la place d'honneur à l'humour. Surtout, Kierkegaard note à quel point les frontières entre les deux concepts peuvent être floues: en effet, un public non-averti pourra aisément prendre une manifestation humoristique pour de l'ironie, tant les apparences sont trompeuses.

Chez Jankélévitch, le couple se décline encore d'une autre manière; l'humour n'est plus opposé à l'ironie, il est son accomplissement, sa forme supérieure; on n'est pas très loin de Pirandello, pour qui l'humour est un dépassement du comique, sauf que pour Jankélévitch l'humour ne remet pas en cause l'excellence de l'ironie, alors que chez Pirandello il tend à montrer le caractère automatique et simpliste du comique. Dans L'Ironie, bien au contraire, les deux notions ne s'affrontent à aucun moment: l'une engendre l'autre, en quelque sorte. Jankélévitch emprunte aux Pensées de Pascal la dialectique de l'habile et du semi-habile: face au pouvoir politique, qui veut faire passer pour une grandeur naturelle sa simple grandeur d'établissement, l'individu peut adopter trois attitudes. Le naïf croit ce que lui dit le pouvoir, qu'il est bel et bien une grandeur naturelle. Le semi-habile est celui qui se rend compte de la fiction sur laquelle repose l'État, et qui la dénonce. L'habile, enfin, s'est lui aussi rendu compte de la vérité, mais il sait plus encore quelles sont les vertus de la tranquillité et de la stabilité: ainsi se comporte-t-il exactement comme le naïf, mais avec «l'idée de derrière» qui fait toute la différence. Mutatis mutandis, Jankélévitch met l'ironie du côté du semi-habile et l'humour du côté de l'habile. L'ironie consiste à critiquer et à montrer les insuffisances et les contradictions du monde et des hommes; l'humour consiste à aller jusqu'au bout de cette logique en acceptant ces contradictions et en les assumant: l'humoriste, après tout, n'est pas en dehors de l'humanité.

De tous les philosophes ayant réfléchi sur le couple ironie/humour de manière rigoureuse, le seul à l'avoir fait dans un cadre véritablement esthétique est Bergson; ses réflexions dans Le Rire insistent notamment sur les mécanismes précis de l'expression ironique et de l'expression humoristique, ce qui nous intéresse particulièrement ici. On trouvera une étude détaillée de ce couple comique dans «Ce que Bergson peut nous apprendre sur l'humour» (à venir).

4. Définir l'humour par rapport à l'ironie?

Un problème commun à beaucoup de définitions couplées de l'humour et de l'ironie est leur réversibilité; ainsi, chez Genette la distinction entre antiphrase factuelle et antiphrase axiologique finit par ramener l'humour dans le giron de l'ironie. De même chez Jankélévitch, la distinction entre humour et ironie est en dernière analyse tout intérieure, ne consistant souvent qu'en une attitude in pectore qui ne se vérifie pas nécessairement de manière tangible. Même chez Bergson, la différence entre une ironie qui prend l'idéal pour le réel et un humour qui prend le réel pour l'idéal repose à première vue sur une nuance de très faible ampleur. À vouloir mettre les deux notions sur le même plan, on est donc très près de les confondre, et de faire de l'humour une simple variante de l'ironie.

L'ironie a pour elle d'être entourée d'un appareil conceptuel plus puissant: non seulement a-t-elle fourni matière à réfléchir à plusieurs philosophes, mais sa place dans les études rhétoriques, puis linguistiques, est assurée depuis longtemps. De Fontanier à Ducrot, le discours sur l'ironie est en effet extrêmement fort et cohérent. Fontanier offre de l'ironie une définition rhétorique: c'est un procédé consistant, par le recours à l'antiphrase, à dire le contraire de ce que l'on veut signifier. Ducrot, lui, adopte une approche énonciative de la question, mais il n'y a pas contradiction entre sa définition et celle de l'auteur des Figures du discours. En effet, il fait reposer l'ironie sur la polyphonie: le locuteur ne se pose pas comme instance énonciative de son propre discours (et bien souvent l'énonciateur second n'est autre que la cible de l'intention ironique). Une telle définition par le biais de la polyphonie englobe nécessairement le procédé antiphrastique établi par Fontanier, tout en permettant également des formes plus subtiles d'ironie[v].

Cependant, que l'on propose de l'ironie une définition rhétorique ou linguistique, cette notion relève dans les deux cas du procédé: l'ironie est un outil et non véritablement un registre ou un ton. L'humour est-il vraiment de même nature? Dominique Noguez, notamment dans L'Arc-en-ciel des humours, propose la syllepse comme équivalent humoristique de l'antiphrase ironique, la syllepse étant le procédé qui consiste à confondre sens propre et sens figuré. Ainsi, chez Audiberti (L'Effet Glapion): «Une voiture nouvelle, ça vous transporte, les premiers jours!» Noguez étend la définition de la syllepse au delà d'un simple jeu sur le vocabulaire pour en faire une sorte de figure de pensée: l'humour naît du contraste entre deux niveaux de réalité, entre une norme et une exception, par exemple; on n'est plus très loin de la définition bergsonienne de l'humour, qui prend le réel pour l'idéal. Cependant, réduire l'humour à la syllepse, même dans son sens élargi, n'est pas satisfaisant: d'une part, on peut trouver beaucoup d'exemples de syllepse de mot non-humoristique, et même sortant complètement du champ du comique, comme la réplique de Pyrrhus dans Andromaque: «Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie / Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé / Brûlé de plus de feux que je n'en allumai.» Et dans son sens plus large, la syllepse ne permet pas de distinguer l'humour du comique en général: en effet le contraste entre deux niveaux de réalité, entre ce qui est attendu et ce qui se produit, entre le mécanique et le vivant, sont des fonctionnements qui servent plutôt à définir le comique en général, que ce soit chez Schopenhauer, Bergson ou Émelina (qui résume tous ces dysfonctionnements sous le terme d'anomalie). La syllepse ne suffit pas à donner une place spécifique à l'humour au sein de ce champ.

L'ironie, comme le fait remarquer Genette, n'appartient pas exclusivement à la sphère comique: s'il est toujours polémique, il n'est pas nécessairement plaisant; il n'est tout au plus qu'un outil auquel peut avoir recours le comique. L'humour, en revanche, appartient de manière plus fondamentale au comique par ses manifestations, et il est de surcroît difficile de le ramener au rang de simple procédé. La comparaison entre humour et ironie devient extrêmement problématique: les deux notions ne semblent pas fonctionner sur le même plan. Faut-il revenir à la notion de registre, évoquée plus haut, pour définir l'humour, et reconnaître que les rapprochements faits par la critique et les philosophes entre humour et ironie depuis deux cents ans sont le fruit d'une illusion?

Une autre solution serait de placer l'humour à la croisée de plusieurs chemins: l'analyse de l'humour exigerait d'emprunter une voie énonciative proche de celle de la polyphonie ironique, mais fonctionnant peut-être de manière plus distendue (cf. les propos de Ducrot cités dans «Réflexions sur une analyse de G. Genette»); une autre voie tout aussi importante serait celle des procédés rhétoriques employés par l'humour, et qui serait pour sa part bien distincte de l'antiphrase, procédé unique employé par l'ironie, et qui dans la pratique n'est que de la polyphonie sous un autre nom (l'ironie, à proprement parler, n'emprunte donc que la voie énonciative). Ces deux chemins se recoupent au sein de la sphère comique, et il est nécessaire de les prendre en compte simultanément: c'est une des différences majeures entre humour et ironie (ce dernier étant un axe simple qui traverse le champ du comique sans nécessairement s'y arrêter).



[i] Jean Émelina, Le Comique, Essai d'interprétation générale, Paris, SEDES, 1996.

[ii] Dans son article sur «L'humorisme» (Écrits sur le théâtre et la littérature, trad. Georges Piroué, Paris, Denoël, 1968), Pirandello propose une sorte de troisième voie, entre inclusion et exclusion: il s'agirait de voir l'humour comme une forme supérieure de/au comique, ce dernier reposant seulement sur une constatation du contraire, tandis que l'humour dépasse la réaction instinctive pour penser la contradiction et la ressentir en profondeur: c'est ce que Pirandello appelle le sentiment du contraire. Cette conception de l'humour comme une sorte de comique «au carré» repose cependant trop sur l'attitude psychologique de l'humoriste pour être entièrement satisfaisante ici.

[iii] Voir «Réflexions sur une analyse de G. Genette».

[iv] Pour plus de détails sur les discours philosophiques évoqués dans cette partie, voir «Panorama de la notion».

[v] Dans «Remarques sur un article de Gérard Genette», nous avions également proposé une définition pragmatique de l'ironie, rapportée à la notion de face management: l'ironiste vise à faire perdre la face à la cible, que celle-ci s'en rende compte (c'est le cas du sarcasme) ou non (il faut alors une troisième instance, le spectateur qui comprend l'ironie). L'humoriste, en revanche, met la cible sur le même plan que lui et vise à lui sauver la face. Souvent l'humour n'a même pas recours à une situation pragmatique: l'humoriste, comme le fait remarquer Freud, n'a besoin que de lui-même comme seul public.



Patrick Moran et Bernard Gendrel

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Novembre 2005 à 16h36.