Atelier


Patrick Moran, Bernard Gendrel
L'oeuvre de Dominique Noguez

Dominique Noguez, ancien élève de la rue d'Ulm, philosophe de formation, ancien professeur d'esthétique, spécialiste de cinéma expérimental, est l'auteur d'une oeuvre variée et éclectique. En effet, il est à la fois romancier, essayiste, chercheur, adepte des formes courtes (nouvelles, aphorismes) et inventeur de nouveaux types de fiction (notamment avec ses pseudo-biographies, Lénine Dada et Les Trois Rimbaud).

L'humour revient sans cesse, cependant, au sein de sa production, aussi bien au titre d'objet de réflexion que de pratique d'écriture. Les théories de Noguez sur l'humour, entamées dans la Revue d'esthétique et poursuivies dans plusieurs articles et ouvrages au fil des ans, ont fait surgir bon nombre de concepts opératoires et de méthodes d'approche nouvelles.

a. «Structure du langage humoristique».

En 1969 paraît l'article «Structure du langage humoristique» dans la Revue d'esthétique[i]. Le titre de l'article révèle qu'il s'agit uniquement ici d'étudier un fonctionnement, une grammaire, et non d'explorer une signification: «Autre chose, en effet, la structure du langage humoristique ; sa syntaxe, si l'on veut ; et autre chose la vision du monde et de l'homme impliquée, consciemment ou non, chez ceux qui y ont recours, par l'humour ; sa mythologie, dirait Barthes. Celle-là sera ici l'objet d'une analyse structurelle; celle-ci relève proprement de la sémiologie, science des significations.»

Noguez mène son étude à partir de l'article «Pourquoi nous ne pouvons définir l'humour» de Cazamian et de sa distinction entre la forme générale de l'humour et la matière propre à chaque humoriste. Plus généralement, il relève chez tous les commentateurs une forte insistance sur la bipolarité qui est au fondement de l'humour, son caractère mêlé (union des contraires, duplicité, inadéquation, etc.).

Il manifeste cependant une attitude plus optimiste face au problème soulevé par Cazamian, en affirmant que la matière du langage humoristique n'est pas aussi radicalement inconnaissable que celui-ci le laisse entendre. Pour expliquer son propos, Noguez invoque Saussure, et insère l'humour dans le spectre qui va de la langue à la parole. La langue est absolument générale, elle est le code fondamental, tandis que toute parole est singulière. L'humour, lui est un langage codé, il ne se comprend pas immédiatement, mais exige une compétence de la part du récepteur; il s'agit donc d'un «sur-code», doublement codé. Or ce sur-code n'est pas à ranger radicalement du côté de l'individualité: en effet, si tel était le cas, seul l'humoriste serait capable de comprendre son propre discours. En réalité, la compréhension d'un propos humoristique dépend de la finesse du récepteur, du cadre socioculturel, de l'époque, du contexte général et particulier dans lequel l'énoncé est produit. Tout ceci tend à placer l'humour, sur le spectre qui va de la langue à la parole, dans le champ non pas des idiosyncrasies (purement individuelles) mais des idiolectes. L'humour est le discours d'une tribu; c'est aussi peut-être une rhétorique particulière.

Le codage propre à l'humour, distinct du codage linguistique universel, fonctionne sur la base d'une dissociation entre signifiant et signifié. Le discours humoristique n'est nécessairement pas transparent; en revanche il vaut mieux qu'il ne soit pas opaque. Noguez explique qu'il est translucide, et que cette translucidité, pour bien marcher, doit reposer sur trois termes, l'humorisant, l'humorisé, et les conditions de leur relation. Si l'un de ces trois termes n'est pas propice (par exemple si l'humorisant est trop hermétique, si l'humorisé n'est pas assez réceptif, ou si le contexte n'est pas à la gaieté), la viabilité du discours humoristique sera en péril.

Mais le discours humoristique recèle aussi en lui-même des indices permettant de l'identifier correctement: il y a d'abord l'énormité des signifiés, qui est plus ou moins grande selon les cas, et qui permet de mettre en valeur l'inadéquation signifié/signifiant qui est à la source de l'humour. Cette énormité peut se faire discrète, presque imperceptible parfois, notamment lorsqu'elle se réfugie dans les jugements de valeur: ainsi, lorsque Voltaire décrit la guerre des Abares et des Bulgares dans Candide, les scènes de carnage sont bien réelles: la description ne ment pas. C'est le jugement donné par le narrateur qui est «énorme», ou plutôt l'absence de jugement condamnant de telles atrocités. On n'est pas très loin du procédé d'antiphrase axiologique décrit par Genette dans «Morts de rire». Noguez parle ici du caractère litotique de l'humour.

Inversement, le discours humoristique se révèle aussi par l'emploi de signifiants démasqueurs: alors que la plupart des signifiants du discours humoristique sont hypocrites, puisqu'ils jouent un double jeu, d'autres en revanche fonctionnent de manière stratégique, pour montrer quelle est la véritable nature du texte auquel on a affaire. Noguez étend cette catégorie jusqu'à englober des éléments relevant du contexte (nature du livre qu'on lit, de la conversation), de la situation «historico-mondiale» (connaître un tout petit peu le siècle des Lumières permet de mieux comprendre Candide) ou de l'expressivité visuelle (clins d'œil, sourires). Au niveau du verbe, l'humour aura recours souvent à des figures tendant à remettre en cause la stabilité du langage: «Raccourcissement sur le plan des syntagmes, mais extrême abondance des associations implicites sur le plan des systèmes, l'humour est syntagmatiquement sous-développé, associativement sur-développé. C'est une litote.»[ii]

Après ces considérations, Noguez s'attache davantage à la structure «matérielle» de l'humour, allant en ce sens contre Cazamian: en effet, il considère que la matière du discours humoristique est, dans une certaine mesure, repérable et classifiable. En effet, la forme de ce discours (dont traite la première partie de l'article) est telle qu'elle appelle nécessairement certains contenus plutôt que d'autres; ce sont ces matières naturelles en quelque sorte qui intéressent Noguez. Il propose donc une première typologie des discours humoristiques possibles, avant la liste par couleurs de L'Arc-en-ciel des humours[iii]:

- Ce qui ne va pas de soi présenté comme allant de soi: c'est le cas notamment du nonsense.

- La fausse naïveté: on trouve de multiples exemples chez Voltaire, ainsi L'Ingénu ou Micromégas.

- La chose triste présentée non tristement ou la chose gaie non gaiement (an-esthésie ou hyper-esthésie inversée): c'est ici que l'on range, entre autres, l'humour noir.

- L'amabilité présentée comme une méchanceté; la louange comme un reproche; ou réciproquement: c'est la frontière floue entre humour et ironie. La limite entre les deux dépend souvent de l'attitude de l'énonciateur ou de son public (on retrouve ce que dit Kierkegaard dans son Post-scriptum: un public peu averti pourra aisément prendre une manifestation humoristique pour de l'ironie).

De cette petite typologie, Noguez tire trois ou quatre conséquences sur le fonctionnement général de l'humour, quel que soit l'aspect qu'il revêt dans telle ou telle manifestation particulière. Tout d'abord, l'humour se garde toujours d'émettre un jugement. Il procède comme un enthymème, c'est-à-dire un syllogisme auquel manque la majeure et la conclusion; on ne dispose que d'une mineure, et on ne peut reconstruire l'ensemble du raisonnement qu'à partir du système de valeurs de l'humoriste, qui constituera la majeure. La conclusion s'ensuivra inévitablement, comme dans tout syllogisme correctement formulé[iv].

Autre trait important, l'humour brille par une très forte conscience de lui-même: l'humour n'est jamais involontaire. Les discours de comices agricoles les plus ridicules ne seront jamais humoristiques que s'ils sont formulés par un individu conscient de la charge qu'il y met, tel Flaubert; les facéties d'un Mr Pickwick ne sont de l'humour que parce que Dickens les met en scène. Deux autres traits, enfin, caractérisent l'humour: l'importance de la retenue, d'une part – si l'humour est un enthymème, il doit donc éviter de laisser transparaître le système de valeurs sur lequel il se fonde implicitement – et, d'autre part, de l'équilibre (car inversement, l'humour sans arrière-monde suffisant se réduit au mot de salon, au calembour ou à la contrepèterie): «Tout l'art de l'humoriste se trouve dans cet équilibre instable, dans cette danse sur des braises.»[v]

b. L'Arc-en-ciel des humours.

Noguez publie d'autres articles sur l'humour, notamment «L'humour, ou la dernière des tristesses» dans la revue Études françaises (Montréal, 1969) et «Petite rhétorique de poche pour servir à la lecture des dessins dits d'humour» dans la Revue d'esthétique en 1974. Mais c'est avec L'Arc-en-ciel des humours (Paris, Libraire Générale Française, 2000) qu'il propose une véritable synthèse de ses divers travaux, ainsi qu'une réflexion globale sur la forme, l'histoire et la matière de l'humour. L'ouvrage se divise en trois grandes parties; la seconde est un historique des types d'humour qui se sont développées en France au cours du XXe siècle, du Chat Noir à Pierre Desproges, tandis que la troisième développe la typologie des couleurs de l'humour, déjà décrite dans «Un humour ou des humours?». La première partie, en revanche, s'attache à décrire le fonctionnement de l'énonciation humoristique: c'est à elle que nous allons nous consacrer à présent.

«Qu'est-ce que l'humour?» demande le premier chapitre.

«C'est un rayon de soleil sur une eau croupie, une main de jeune fille sur un bréviaire, un nain bègue, une caresse qui déchire, l'incendie de la caserne des pompiers, la maladie d'Alzheimer, un œil bleu louchant avec un œil vert, un livre sur l'humour, Dieu grossi mille fois, l'amputation de la jambe un soir d'été, la lune perdue dans une gare de triage, l'Évangile en serbo-croate, Prosper Mérimée, le flirt de la girafe et du doryphore, un doigt coupé trouvé dans la soupe, l'apoplexie des canards, Abraham Lincoln, la claudication du mille-pattes, la France éternelle, Zeus soulevant un four à micro-ondes en croyant que c'est Ganymède, une omelette aux bolets de Satan, une équation à dix inconnues, le vol nuptial de l'archéoptéryx, un évêque tatoué, deux lapis-lazulis, une trompe de Fallope, faire des chatouilles à un mourant, une paire de fesses légèrement dissymétriques, un squelette désossé, le sarcome de Kaposi, les béquilles suspendues devant la grotte de Lourdes, un inspecteur de police en tutu, Kant ivre mort, la main du chirurgien dans la vésicule du zouave, le dernier mot de Paul Deschanel, le supplice du pal, la rencontre de l'abbé Pierre et d'un pélican dans le bois de Chaville, le bal masqué des petits aveugles, Blanche-Neige et les sept géants, la joie de vivre des grands brûlés, dix-sept escargots en goguette, repeindre les feux rouges en bleu, huit cent mètres d'intestin grêle hachés menu, le mimosa des souris, la comtesse de Ségur, un crachat dans l'océan, l'étendue du désastre.»[vi]

Cette énumération n'est pas sans rappeler celle d'Aragon, citée (et décriée) par Breton dans l'Anthologie de l'humour noir. Elle manifeste en tout cas un changement de ton dans l'approche de Noguez; si L'Arc-en-ciel des humours reste dans une grande mesure un ouvrage d'analyse et de théorisation, il s'éloigne néanmoins de la forme universitaire des premiers articles, et tente de faire comprendre la part d'indicible et d'insondable qui est à l'oeuvre dans toute manifestation humoristique. Noguez s'éloigne du modèle de Cazamian et s'intéresse davantage à Bergson et à Freud; à l'instar de ces deux auteurs, il voit à la fois dans l'humour une forme basse, humble, proche des choses et des réalités les plus dérisoires, et une des formes les plus élevées du psychisme: en ce sens, il se rapproche aussi de Léon Pierre-Quint (l'humour comme «révolte supérieure de l'esprit»), Breton («principe du seul commerce intellectuel de haut luxe») ou Desnos («l'humour n'est possible qu'à la faveur d'une liberté d'esprit presque absolue»).

Noguez prend néanmoins ses distances avec Freud sur plusieurs points. Il récuse d'une part le solipsisme de l'humour: pour lui, l'humour est intrinsèquement communicationnel, on n'en fait jamais tout seul. D'autre part, si l'humour, comme le dit Freud, fait l'économie de l'affect, celui-ci, pour Noguez, se réintroduit subrepticement dans l'équation, souvent de manière beaucoup plus sournoise et tenace (l'humour est une «anesthésie ratée»). Ainsi, l'humour est profondément lié à la mélancolie et à des affects gravitant autour du désespoir et de la tristesse; et tout message humoristique, aussi bénin qu'il paraisse, essaie toujours de susciter une réaction émotionnelle chez son récepteur, souvent la sympathie (ce qui révèle une forte tendance au narcissisme chez l'humoriste).

Noguez aborde ensuite la question de la bipolarité, déjà étudiée dans l'article de 1969. Cette bipolarité inhérente à l'humour a une incidence psychologique: un exemple particulièrement intense serait l'oeuvre de Jean Tardieu, qui multiplie les doubles de l'auteur, qu'il s'agisse de Monsieur Monsieur ou du Professeur Froeppel: or, Tardieu lui-même a expliqué que cette schizophrénie littéraire avait des origines dans son propre psychisme.

Mais la bipolarité a également des conséquences rhétoriques: s'il est une figure de style qui caractérise l'humour selon Noguez, c'est assurément la syllepse, qui consiste à réunir dans un seul signifiant deux signifiés, actualisés tour à tour, l'un propre et l'autre figuré (Fontanier) – pour Noguez elle fonctionne aussi si les deux signifiés sont figurés. La syllepse se distingue donc de la métaphore, qui n'actualise que le sens nouveau qu'elle suscite. Avec la syllepse, les deux sens opèrent sans cesse des mouvements d'attraction et de répulsion, mais sans que l'un disparaisse jamais au profit de l'autre[vii].

Noguez reconnaît cependant que la syllepse pose plusieurs problèmes:

- Comme toute figure rhétorique, elle est trop nette, trop voyante. L'humour, c'est le masque: la syllepse se rapprocherait trop du comique ou de l'esprit.

- La syllepse n'est pas la seule figure qu'emploie le discours humoristique. Noguez dresse une liste non-exhaustive, incluant le métaplasme, la litote, l'hyperbole, la liste hétérogène, l'exception paradoxale ou cocasse.

- Enfin, la syllepse a beaucoup d'autres emplois qui sont tout à fait distincts de l'humour: pour Fontanier, elle est une figure de style particulièrement appropriée au ton élevé des tragédies, par exemple.

Noguez fait la liste ensuite de plusieurs figures voisines de la syllepse, qui obéissent peu ou prou au même principe: l'antanaclase, la paronomase, le calembour, l'holorime; il les appelle des syllepses impures ou développées. La syllepse, en fin de compte, n'est peut-être pas le sésame stylistique du discours humoristique, mais elle est en tout cas une figure opératoire, parce que révélatrice d'un certain fonctionnement, le rapprochement de deux réalités sans que l'une élimine l'autre. La syllepse humoristique, cependant, exprime moins des différences de nature que de degré: il faut lui appliquer une approche bathmologique, pour reprendre le terme mis à l'honneur par Barthes. La syllepse n'apporte pas un deuxième sens mais un deuxième degré, en même temps que le dédoublement du sens finit par ôter le sens, tout simplement.

c. L'Homme de l'humour.

Le dernier ouvrage en date publié par Noguez sur la question de l'humour semble représenter un virage radical, et assurément surprenant, dans sa réflexion sur la question. En effet L'Homme de l'humour (Paris, Gallimard, 2004) adopte une approche nettement moins littéraire et formelle, et beaucoup plus existentielle et éthique, de son objet. Le court essai s'interroge sur l'existence (ou l'inexistence) de «l'homme de l'humour». L'homme de l'humour, c'est celui qui accorde sa vie à l'humour, et qui considère cette forme de pensée comme un «art d'exister», pour reprendre l'expression d'Escarpit.

Pour essayer de déterminer à quoi ressemblerait cet homme, Noguez se livre à une définition de l'humour comme éthique, ou plutôt comme anti-éthique: l'humour suppose dans le même temps d'adhérer absolument au monde et de s'en éloigner vertigineusement. C'est une pratique qui ne peut se déployer que sur une corde raide, où l'on risque sans cesse de tomber ou bien dans la banalité (celle du rire, des blagues, des «humoristes») ou bien dans l'opprobre (lorsqu'on flirte trop avec l'infâme et avec le scandale). L'humour se retrouve entièrement détaché du comique: ses liens avec lui sont purement accidentels, et l'humour pur serait plutôt une forme de désespoir qu'une forme de consolation. L'idée de l'homme de l'humour se tenant sur le seuil entre l'acceptation du monde et son refus n'est pas sans rappeler le propos de Kierkegaard dans sa Postface aux Miettes philosophiques: la différence principale est que Noguez décrit ici l'humour dans un monde sans Dieu, où la frontière n'est plus entre la relation au monde et la relation exclusive avec Dieu, mais entre le monde et le néant. L'espoir de Kierkegaard se mue en désespoir.

Le livre s'ouvre sur une énumération qui n'est pas sans rappeler celle de L'Arc-en-ciel des humours:

L'homme de l'humour, ce serait Socrate s'il avait été beau, saint Martin s'il avait donné la moitié non de son manteau mais de sa peau, Gengis Khan s'il était mort d'amour, la Joconde si elle avait vraiment porté la moustache, Descartes s'il n'avait pas inventé le cogito mais la nitroglycérine, Shakespeare s'il avait été nègre, saint Vincent de Paul s'il avait été parachutiste en Algérie (en ayant, tout de même, un peu honte), Voltaire s'il avait fini archevêque, la comtesse de Ségur si elle était l'auteur de Justine, la Petite Sirène si elle avait eu une queue de langoustine, Erik Satie s'il avait composé les opéras de Wagner, Landru s'il avait connu la cuisinière électrique, Glenn Gould si après une fausse note il s'était coupé une main en direct à la télévision, Jacques Rigaut s'il ne s'était pas tiré une balle dans la tête, les frères Goncourt s'ils s'en étaient tiré une (pour deux), Dieu s'il existait, moi si je n'étais pas moi, vous si vous n'étiez pas vous ni présentement en train de me lire.

Bref, l'homme de l'humour est hautement improbable.[viii]

La réflexion de Noguez se poursuit sur cette lancée, oscillant sans cesse entre la paradoxe et l'aporie. Si ce texte paraît s'éloigner de ses travaux précédents, on retrouve en fait les préoccupations qui font la spécificité du discours de Noguez sur la question, notamment sur les rapports entre humour et comique. Ses écrits antérieurs n'allaient pas jusqu'à couper complètement le cordon entre ces deux notions, mais ils avaient néanmoins toujours à cœur de les distinguer très clairement et de récuser l'assimilation du premier au second. De même, l'humour n'a rien à voir avec les «humoristes»: cette remarque, on la trouvait déjà en conclusion de l'article de 1969.

Le contraste le plus fort entre L'homme de l'humour et L'Arc-en-ciel des humours (qui représentait jusque là la somme des réflexions de Noguez sur le sujet), c'est le caractère fortement aporétique de son propos. Alors que L'Arc-en-ciel proposait des mécanismes d'analyse, décrivait des fonctionnements et opérait des typologies, L'homme de l'humour s'éloigne du quantifiable pour plonger résolument dans l'ineffable. Les seules choses valables qu'on puisse dire sur l'humour sont précisément celles qui ne peuvent être dites; en ce sens Noguez se rapproche des analyses de Cazamian, qu'il avait en partie récusées en 1969. Aux pages 64-65, Noguez revient sur la typologie chromatique qu'il avait élaborée en 2000:

Mais qu'est, au bout du compte, ce bel arc-en-ciel des humours, auprès de l'unique soleil qui l'engendre? Le grand humour est hors catégories, il les dépasse toutes. Encore ces nuances ont-elles un sens et une utilité, contrairement aux improbables regroupements ethniques ou nationaux, voire historiques, que les coupeurs de faux cheveux en quarante-quatre ont pris l'habitude d'opérer dans leurs stocks de bons mots. Il n'y a pas d'humour anglais, juif, corse ou turc, encore moins d'humour préhistorique, médiéval ou postmoderne, il y a, tout au plus, des couples de masques (le sanguin déguisé en flegmatique, l'indolent en agité), des situations humaines types (minoritaire ou majoritaire, victime ou bourreau), dont on joue où que ce soit et à toute époque.

Tout florilège, tout bouquet d'exemples humoristiques, ne seront jamais à l'humour «que ce que quelques pâquerettes cueillies en chemin sont ‘‘à l'absente de tous bouquets''.»[ix]

Si l'humour est à un tel point indicible et indescriptible, on comprend que l'homme de l'humour, celui qui conforme sa vie aux préceptes (ou aux anti-préceptes) de l'humour, le soit tout autant, sinon plus. Le livre conclut ainsi sur l'existence de cet homme:

«Reste une question: cet homme existe-t-il? Il existe comme le Ménalque des Nourritures terrestres pour Gide, comme Vaché pour Breton, comme le «Feu follet» pour Drieu, comme le Major pour Boris Vian. Il existe dans l'imaginaire; et s'il apparaît dans la vraie vie, c'est en un éclair, le temps d'un suicide. Il n'est pas viable. Tout accepter en refusant tout, et en rire, et rester en cet équilibre instable pour ainsi dire éternellement: pareille gymnastique entraînerait de terribles courbatures et pas seulement métaphysiques. Seul, un monstre marin des grandes profondeurs pourrait affronter un si persistant état d'apnée. Dieu même n'y parviendrait – n'y est parvenu? – qu'à se nier.

L'homme de l'humour est l'homme absolu. Autant dire que c'est l'homme impossible. Il porte cette impossibilité comme une blessure magnifique, jamais refermée, et comme un emblème. Il n'existe que virtuellement, comme une asymptote. Nous ne pouvons être à lui que ce que le philosophos est à la sophia, dans la distance du philein: nous en approchant infiniment sans jamais pouvoir l'atteindre. Réciproquement, j'appelle «humour» le sentiment de l'impossibilité éprouvé jusqu'au fou rire. En conséquence de quoi, pour finir, et pour achever le geste de Jacques Vaché retirant en 1917 son «h» à «umour», je me vois contraint ici, solennellement, quoique la mort dans l'âme, de lui ôter ses cinq dernières lettres.»[x]

Si l'humour et l'homme de l'humour sont indicibles, c'est qu'ils sont aussi impossibles. Noguez porte à son point extrême l'idée, développée dans «Structure du langage humoristique», que l'art de l'humour est une «danse sur les braises»: une telle danse ne peut durer que peu de temps, si l'on ne veut pas s'y brûler définitivement. De 1969 à 2004 en passant par 2000, la pensée de Noguez n'a jamais véritablement changé de cap: en dialoguant avec divers penseurs – Cazamian dans «Structure du langage humoristique», Freud et Fontanier dans L'Arc-en-ciel des humours, Kierkegaard dans L'Homme de l'humour – il a cherché à affiner son discours, à aller vers une description plus rigoureuse, puis plus complète, puis enfin plus essentielle de l'humour. Les traits dominants de son propos restent toujours les mêmes, que ce soit la spécificité de l'humour par rapport au comique ou surtout l'excellence de l'humour par rapport à toute autre forme de pensée ou d'action.



[i] Dominique Noguez, «Structure du langage humoristique», Revue d'esthétique, Paris, t. XXII, n° 1, janvier-mars 1969, pp. 37-54.

[ii] Ibid, p. 47.

[iii] Voir «Un humour ou des humours?».

[iv] Ce fonctionnement par enthymème semble plus apte à décrire l'ironie que l'humour, à bien y regarder: en effet, dans un véritable discours humoristique on serait bien en peine d'identifier, même implicitement, une quelconque majeure. Seul l'ironiste a un système de valeurs clair. Dans L'Arc-en-ciel des humours, Noguez assouplit sa définition de l'enthymème, la présentant comme un syllogisme dont deux termes manquent, quels qu'ils soient.

[v] Ibid., p. 54.

[vi] Id., L'Arc-en-ciel des humours, Paris, Librairie Générale Française, 2000, pp. 13-14.

[vii] Pour plus de détails sur la syllepse, voir «Humour, comique, ironie».

[viii] Id., L'homme de l'humour, Paris, Gallimard, 2004, pp. 9-10.

[ix] Ibid., p. 67.

[x] Ibid., p. 80.



Bernard Gendrel et Patrick Moran

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 5h37.