Atelier

Hume, Essais esthétiques, trad. R. Bouveresse, GF-Flammarion, 2000, p. 113-118.


Il est certain que la même scène de détresse qui nous plaît dans une tragédie nous procurerait, si elle se passait réellement là, sous nos yeux, le malaise le moins feint, bien qu'elle constitue la cure la plus efficace à la langueur et à l'indolence. M. Fontenelle [dans les Réflexions sur la poétique] semble avoir eu conscience de cette difficulté et, tenant compte de cela, nous propose une autre explication à ce phénomène, ou du moins fait quelques additions à la théorie rapportée ci-dessus [celle de l'abbé Du Bos qui rapporte le plaisir paradoxal de la catharsis au " divertissement " : " peu importe la nature passion procurée, elle vaut mieux que la langueur insipide qui naît de la tranquillité et du repos parfaits "].

" Le plaisir et la peine, dit-il, qui sont en eux-mêmes deux sentiments si différents, ne sont pas tellement différents dans leur cause. De l'exemple du chatouillement, il ressort que, lorsque l'intensité du plaisir est poussée un peu trop loin, celui-ci devient peine, et que l'intensité de la peine, un peu tempérée, la transforme en plaisir. De là vient qu'il puisse exister une chose telle qu'une peine douce et agréable : c'est une peine affaiblie et diminuée. Le cœur aime naturellement à être affecté et ému. Les objets mélancoliques lui conviennent, et même les objets désastreux et tristes, pourvu qu'ils soient adoucis par certains détails. Il est certain qu'au théâtre, la représentation est presque semblable dans ses effets à la réalité ; toujours est-il qu'elle n'a pas complètement cette conséquence. De quelque façon que nous soyons pris par le spectacle, quelle que soit l'emprise que les sens et l'imagination puissent avoir sur la raison, une certaine conscience de l'irréalité du spectacle que nous percevons accompagne toujours l'ensemble de ce que nous voyons. Cette idée, bien que faible et déguisée, suffit à atténuer la peine que nous éprouvons à la vue des malheurs de ceux que nous aimons, et à réduire cette affliction à un point tel qu'elle la transforme en plaisir. Nous pleurons l'infortune d'un héros auquel nous sommes attachés. Au même instant nous nous réconfortons nous-mêmes à l'idée que ceci n'est qu'une fiction. C'est précisément ce mélange de sentiments qui nous procure un tourment agréable, en même temps que des larmes qui font nos délices. Mais, comme cette affliction, provoquée par des objets extérieurs et sensibles, est plus forte que la consolation qui naît d'une réflexion intérieure, ce sont les effets et les symptômes de la peine qui devraient prédominer dans la composition."

Cette solution semble juste et convaincante, mais peut-être nécessite-t-elle encore une nouvelle précision pour répondre tout à fait au phénomène que nous examinons ici. Toutes les passions soulevées par l'éloquence sont agréables au plus haut point, aussi bien que celles qui sont provoquées par la peinture et le théâtre. C'est la principale raison qui fait des épilogues écrits par Cicéron le délice de tout lecteur de goût, et il est difficile de lire certains d'entre eux sans éprouver la sympathie et la peine le plus profondes. Le mérite de l'orateur, à n'en pas douter, découle beaucoup de sa réussite à cet égard. Quand il avait provoqué les larmes de ses juges et de tout son auditoire, c'est alors qu'ils étaient ravis au plus haut point et manifestaient qu'ils appréciaient l'avocat. La description pathétique du massacre sanglant des capitaines siciliens par Verrès est un chef-d'œuvre du genre, mais je pense que personne n'affirmera que le fait d'assister à une attristante scène de cette nature pourrait procurer quelque plaisir. Et le tourment n'en est pas adouci par la fiction car l'auditoire était bien convaincu de la réalité de chaque détail. Qu'est-ce alors qui, dans ce cas, fait naître pour ainsi dire un plaisir du cœur de l'incommodité, et un plaisir qui garde encore tous les traits et tous les signes extérieurs de la détresse et de la peine ?

À cela je réponds que cet effet extraordinaire procède de l'éloquence même avec laquelle la scène désolante est évoquée. Le génie requis pour peindre les objets de manière vivante, l'art consommé déployé pour en rassembler tous les détails pathétiques et le jugement exercé pour les exposer dans l'ordre, l'exercice, dis-je, de ces nobles talents, en même temps que la force de l'expression et que la beauté des rythmes oratoires, diffusent la plus grande satisfaction dans l'auditoire. Ils suscitent les plus délicieux plaisirs. Par ce moyen, non seulement le tourment des passions tristes se trouve maîtrisé et effacé par l'action de quelque chose de plus fort, et d'une essence opposée, mais aussi l'élan d'ensemble de ces passions se trouve transformé en plaisir, et vient augmenter le délice que l'éloquence soulève en nous. Le même déploiement d'éloquence utilisé sur un sujet sans intérêt ne plairait pas moitié moins, ou bien, plutôt, semblerait complètement ridicule. L'esprit demeurant d'un calme et d'une indifférence absolus ne prendrait goût à aucune de ces beautés imaginatives ou expressives qui, lorsqu'elles sont accordées à la passion, lui donnent un agrément si exquis. L'impulsion ou la véhémence consécutives à la peine, à la compassion, à l'indignation reçoivent une nouvelle direction relevant des beaux sentiments. L'émotion prédominante de ces derniers saisit l'esprit tout entier, et prend la place des premiers sentiments ou du moins les imprègne assez fortement pour en altérer totalement la nature. Et l'âme qui est en même temps soulevée par la passion et charmée par l'éloquence ressent dans l'ensemble un mouvement puissant et d'un délice sans mélange.

Le même principe trouve sa place dans la tragédie, d'une manière encore plus considérable parce que la tragédie est une imitation et que l'imitation est toujours en soi agréable. Cette particularité a pour effet d'adoucir encore davantage les mouvements de la passion et de convertir intégralement le sentiment en un plaisir puissant et régulier. En peinture, des représentations qui inspirent la plus grande terreur et la plus grande détresse qui soient, plaisent davantage que de plus belles œuvres, qui nous paraissent sereines et indifférentes. L'affection qui soulève l'esprit excite de façon considérable l'inspiration et la véhémence, qui sont entièrement transformées en plaisir par la force du mouvement prédominant. C'est ainsi que la fiction de la tragédie adoucit la passion, par l'infusion d'un nouveau sentiment et non pas simplement par l'affaiblissement et l'atténuation de la peine. Vous pouvez, par degrés, affaiblir une peine existante au point de la faire disparaître totalement. Mais aucune de ces gradations ne donnera jamais du plaisir, excepté peut-être, par accident, pour un homme submergé d'une indolence léthargique et que cela arrache à cet état languide.

Pour confirmer cette théorie, il suffira de produire d'autres exemples, où le mouvement subordonné est converti dans le mouvement prédominant et le renforce bien qu'il soit de nature différente, et parfois même contraire.

La nouveauté excite naturellement I)esprit et attire notre attention, car les mouvements qu'elle provoque sont toujours convertis en quelque passion, inhérente à l'objet, et ajoutent à la force de celle-ci. À supposer qu'un événement suscite de la joie ou de la peine, de l'orgueil ou de la honte, de la colère ou de la bonne volonté, il est sûr de produire une affection plus forte s'il est nouveau ou inhabituel. Et bien que la nouveauté soit agréable en elle-même, elle peut fortifier les passions douloureuses aussi bien que les passions plaisantes.

Si vous aviez l'intention d'émouvoir à l'extrême une personne par la description de quelque événement, la meilleure méthode pour augmenter l'impact de ce récit serait de retarder habilement l'information, et d'exciter tout d'abord sa curiosité et son impatience avant que de l'introduire dans le secret. C'est l'artifice pratiqué par Iago dans la fameuse scène de Shakespeare. Et tout spectateur perçoit que la jalousie d'Othello prend une force accrue du fait de sa précédente impatience, et que la passion subordonnée est ici aisément transformée dans la passion prédominante.

Les obstacles accroissent les passions de toute espèce ; en réclamant notre attention et en excitant nos capacités d'action, elles produisent une émotion qui nourrit l'affection dominante.

Ses parents ont communément d'autant plus d'affection pour cet enfant que, étant maladif, infirme et ayant un corps mal charpenté, il leur a occasionné plus de soucis, de peine et d'anxiété pour l'élever. L'agréable sentiment d'affection acquiert ici de la vigueur à partir de sentiments torturants. Rien ne rend un ami aussi cher que la peine éprouvée lors de sa disparition. Le plaisir de sa compagnie n'a pas une influence aussi puissante sur le sentiment.

La jalousie est une passion douloureuse, encore que parfois, sans une pointe de celle-ci, l'agréable sentiment d'amour a du mal à subsister dans sa pleine force et violence. L'absence est aussi une grande source de doléance pour les amants, et leur procure le plus grand tourment. Toujours est-il que rien n'est plus favorable à leur passion mutuelle que de courts intervalles de cette sorte. Et si de longues absences s'avèrent souvent fatales, c'est seulement parce que, avec le temps qui passe, les hommes y sont habitués et cessent de leur trouver de l'inconfort. La jalousie et l'éloignement dans l'amour composent le dolce peccante des Italiens, qu'ils supposent être si essentiel à tous les plaisirs.

Une belle observation de Pline l'Ancien illustre le principe sur lequel on insiste ici : " Il est digne de remarque, écrit cet auteur, que les dernières œuvres des artistes célèbres, qu'ils laissèrent dans un état d'imperfection, sont toujours les plus estimées : ainsi l'Iris d'Aristides, le Tyndarides de Nichomachus, la Médée de Timomachus, et la Vénus d'Apelles. Elles sont même estimées supérieures à leurs productions achevées : les linéaments brisés de l'œuvre et l'idée à demi-formée du peintre sont étudiés soigneusement; et notre peine même pour cette curieuse main, qui a été arrêtée par la mort, apporte un accroissement supplémentaire à notre plaisir. "

Ces exemples - et on pourrait en rassembler bien davantage - suffisent à nous faire comprendre l'analogie de la nature et à nous montrer que le plaisir procuré par les poètes, les orateurs, et les musiciens, en excitant la peine, le tourment, l'indignation et la compassion, n'est pas aussi extraordinaire ni aussi paradoxal qu'il peut le sembler à première vue. La force de l'imagination, l'énergie de l'expression, le pouvoir des rythmes, les charmes de l'imitation, toutes ces choses sont naturellement, d'elles-mêmes, délicieuses pour l'esprit. Quand l'objet représenté soulève aussi quelque affection, le plaisir naît encore pour nous de la conversion de ce mouvement subordonné en celui qui est prédominant. La passion, bien qu'elle puisse être douloureuse naturellement, quand elle est excitée par la simple apparence d'un objet réel, est, toutefois, quand elle est soulevée par les productions de l'art, embellie, adoucie et apaisée à un point tel qu'elle nous procure le plus grand plaisir.


Retour à Quelques textes sur le paradoxe de la catharsis.

Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 1 Mai 2002 à 11h49.