Atelier

Il est difficile de saisir la perception qu'ont les écrivains de l'histoire littéraire «officielle». Lorsqu'ils l'évoquent, ils font moins référence à la discipline «histoire littéraire» et aux questions de méthode qu'elle soulève[i] qu'à une culture scolaire, un patrimoine historicisé et entretenu par l'institution. On sait d'ailleurs que l'histoire littéraire en tant que telle ne fera qu'une incursion limitée dans les programmes du secondaire, Lanson lui-même considérant que «chose d'enseignement supérieure, elle est, dans l'enseignement secondaire, un fléau»[ii]. La réforme de 1902 modifie les programmes et «l'histoire de la littérature depuis l'avènement de Louis XIII» (programme de 1880 pour la classe de rhétorique) cède la place à des «lectures et interrogations destinées à faire connaître les principaux écrivains français, du XVIIIe jusqu'à la fin du XIXe siècle» (classe de première, sections A, B, C). Pour qui veut se faire une idée de la «doxa» touchant l'histoire de la littérature française, la question est moins celle de la diffusion des méthodes de l'histoire littéraire au lycée que celle de l'historicisation des morceaux choisis qui servent de base à l'enseignement.

Pendant longtemps en effet, «les manuels de rhétorique et les morceaux choisis privilégient une perception synchronique, ou plutôt achronique, de la littérature». C'est, à partir des années 1830, que «la vogue des "tableaux de la littérature" contribue à donner une coloration historique aux productions littéraires» en même temps que «la littérature contemporaine, celle du Moyen Âge et de la Renaissance, suscitent un nouvel intérêt»[iii]. Cette historicisation est inscrite dans les programmes dès 1880[iv], mais jusqu'en 1910, les recueils de morceaux choisis ne dérogent pas à l'organisation en deux volumes, prose et vers, chacun des tomes étant précédé d'un tableau introductif chargé de donner quelques repères historiques[v]. C'est le cas en particulier dans les deux manuels les plus en usage auprès des lycéens des années 1880-1900: celui de F-L Marcou, qui souligne le «progrès» de la littérature à travers une série de tableaux chronologiques, siècle par siècle, et celui d'Albert Cahen qui, après un «tableau sommaire de l'histoire de la littérature française», classe les écrivains selon l'ordre chronologique des dates de naissance[vi]. Aux manuels de morceaux choisis s'ajoutent les «cours de littérature», constitués d'études sur les "classiques", comme les Etudes littéraires de Gustave Merlet ou le Cours de littérature à l'usage de divers examens de Félix Hémon, ouvrages qui tâchent tant bien que mal de concilier l'organisation en genres et l'axe chronologique.

Le découpage historique s'impose vraiment en 1910 avec la publication du recueil de Charles-Marc Des Granges: Morceaux choisis des auteurs français du Moyen Âge à nos jours (842-1900) préparés en vue de la lecture expliquée, qui sera réédité 43 fois avant d'être revu en 1948. Dans les années 1920, «avec Chevaillier et Audiat [Les Humanités françaises, 1926-1927], se développe l'habitude d'affecter un volume par siècle»:

L'évolution des notices et des paratextes montre, au moins jusqu'à Lagarde et Michard, une inclusion progressive, dans le corps même des manuels, des éléments d'histoire littéraire. Ce processus tend à faire de cette dernière ­– et tel était bien l'esprit des rédacteurs des Instructions au tournant du siècle – plus un horizon qu'une discipline autonome[vii].

La célèbre collection d'André Lagarde et Laurent Michard publiée par les éditions Bordas «à bien des égards peut apparaître comme l'achèvement [de cette] longue généalogie»[viii]; le premier tome consacré au Moyen Âge paraît en 1948; les tomes suivants paraissent successivement en 1949 (XVIe siècle), 1951 (XVIIe siècle), 1953 (XVIIIe siècle), 1955 (XIXe siècle) et 1962 (XXe siècle).



[i] Sur ce point, voir Luc Fraisse, Les Fondements de l'histoire littéraire de Saint-René Taillandier à Lanson, Honoré Champion, 2002.

[ii] «Contre la rhétorique et les mauvaises humanités» (1902), Essais de méthode, de critique et d'histoire littéraire, Hachette, 1964, p. 58. Sur la position de Lanson face à la réforme du secondaire, voir Martine Jey, Gustave Lanson et la réforme de 1902.

[iii] Michel Leroy, Peut-on enseigner la littérature française?, «Perspectives littéraires», P.U.F., 2001, p. 121.

[iv] Dans les lectures conseillées par les programmes de 1874, on trouve «morceaux choisis de prose et de vers des classiques français»; en 1880, on trouvera: «morceaux choisis de prosateurs et de poètes des XVIe, XVIIe, XVIIIe, et XIXe siècles» (classes de troisième et de seconde).

[v] Emmanuel Fraisse, «Cent ans d'anthologies scolaires dans l'enseignement secondaire français (1880-1981)», in A. Petitjean et J.M. Privat, Histoire de l'enseignement du français et textes officiels, Centre d'études lunguistiques textes et des discours de l'Université de Metz, Metz, 1999, p. 126.

[vi] Il s'agit respectivement des Morceaux choisis des classiques français des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles: à l'usage du IIe cycle de l'enseignement secondaire (1880) et des Morceaux choisis des auteurs français, à l'usage de l'enseignement secondaire classique avec des notices et des notes... Classes de 3e, 2e et rhétorique 16e, 17e, 18e et 19e siècles (1890). Sur ce point, voir Michel Leroy, op. cit., p. 197-199.

[vii] Emmanuel Fraisse, art. cit., p. 166.

[viii] Ibid., p. 160.



Vincent Debaene

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Dernière mise à jour de cette page le 16 Novembre 2005 à 12h22.