Atelier




Histoire de la traduction

par Stéfanie Brändly (stefanie.braendly@unil.ch)
Doctorante à l'Université de Lausanne


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Histoire de la traduction


L'histoire de la traduction désigne aujourd'hui un ensemble de pratiques assez large allant des portraits de traducteurs et traductrices à l'histoire de l'interprétariat, en passant par l'histoire des traductions de la Bible. Pour des raisons d'espace et de pertinence, cette entrée portera avant tout sur l'histoire de la traduction littéraire, même si la tendance actuelle est plutôt à l'ouverture de la démarche historique à d'autres domaines de la traduction (juridique, médicale, technique, diplomatique, interprétariat). Pour donner une définition à la fois englobante et précise de l'histoire de la traduction, on pourrait dire qu'il s'agit de toute démarche historique qui prend les processus de traduction et leurs acteurs pour objet et qui s'intéresse aux pratiques et/ou aux représentations qui s'y rapportent. Par «processus de traduction», on entend ici aussi bien les opérations textuelles que la sélection des textes à traduire, la diffusion des traductions, leur réception; autrement dit, toutes les opérations ayant trait au passage de textes d'une langue et une culture sources à une langue et une culture cibles. C'est en raison de cette conception volontairement large du domaine d'études que nous retenons ici la notion d'histoire de la traduction, et non pas celle d'histoire des traductions, qui nous semble resserrer trop rapidement la focale sur les textes produits par les processus de traduction.


Parmi les premiers travaux sur le sujet, ceux d'Edmond Cary (La traduction dans le monde moderne, 1956; Les grands traducteurs français, 1963)[1] sont fréquemment cités. Mais il s'agit d'ouvrages brefs, très généraux, et souvent anecdotiques. La théorie du polysystème, développée à la fin des années 1970 par Even Zohar[2], puis le courant des Descriptive Translation Studies (DTS)[3] vont peu à peu déplacer l'attention des chercheurs et chercheuses de l'analyse linguistique, stylistique et poétique des traductions, vers les conditions-cadre qui président au passage d'un texte d'une langue à une autre. Ce changement de perspective crée un terreau fertile pour l'histoire de la traduction[4], puisqu'il s'agit désormais de retracer la réception de textes traduits dans un espace culturel donné et de dégager les normes traductives, éditoriales, sociétales et politiques qui s'exercent sur le texte au sein de cet espace. Conséquence directe de ce changement de paradigme, les appels en faveur d'une histoire de la traduction se multiplient à partir des années 1980, tout comme les tentatives de mises au point épistémologiques. Ces développements sont également à mettre en relation avec la progressive constitution des études de traduction, ou traductologie, en discipline à part entière (et de leur émancipation par rapport à la linguistique). En effet, en attestant de la présence d'enjeux liés à la traduction à travers les époques, l'histoire de la traduction contribue à légitimer cette nouvelle discipline et son objet d'études. Antoine Berman relevait ainsi dans l'introduction, fréquemment citée, de L'épreuve de l'étranger (1984): «Que la traduction doive devenir une "science" et un "art", comme le pensaient les Romantiques d'Iéna de la critique, c'est là en effet son destin moderne. Mais cela veut dire d'abord pour elle apparaître, se manifester[5].» Toujours selon Berman, l'histoire de la traduction constitue l'un des moyens de «…méditer ce statut refoulé de la traduction et l'ensemble des “résistances” dont il témoigne»[6]. En visant explicitement la réhabilitation d'une activité oubliée et d'une profession invisible, l'histoire de la traduction prend une dimension engagée, voire militante, qui tend à se renforcer dans les années 1990 sous l'influence des Cultural Studies. Lawrence Venuti publie ainsi en 1995 un essai-manifeste au titre volontairement provocateur, The Translator's Invisibility[7], et les canadiens Jean Delisle et Judith Woodsworth font paraître, la même année, le premier volume collectif consacré à l'œuvre et aux parcours de divers traducteurs et traductrices, Les traducteurs dans l'histoire[8]. Signe de l'autonomisation de ce domaine de recherche: la fin de la même décennie voit apparaître les premiers traités méthodologiques (Delisle, 1997; Pym, 1998; D'Hulst, 1999)[9]. Depuis le début des années 2000, les études historiques consacrées à la traduction se sont multipliées, et plusieurs revues de traductologie ont consacré des numéros spéciaux à l'histoire de la traduction (Meta, The Translator, Translation Studies). La tendance est aux études sociologiques des processus de traduction et de leurs acteurs, qui sont dès lors appréhendés comme des instances du champ littéraire, ainsi qu'aux entreprises collectives d'histoire de la traduction par aire linguistique, telles que l'Histoire des traductions en langue française[10], la Historia de la traducción en España[11], ou la Oxford History of Literary Translation in English[12]. L'émergence de l'historiographie de la traduction peut donc être résumée en trois grandes étapes: celle d'une histoire militante, étape nécessaire du processus de légitimation des études de traduction; celle de la réflexion méthodologique, qui indique l'autonomisation du domaine; et celle d'une histoire plus sociologique, signe d'une prise de distance avec l'objet étudié.


Comme l'illustre ce très bref survol chronologique, l'histoire de la traduction peut prendre diverses formes. Elle peut s'intéresser aux parcours individuels et à l'œuvre de traducteurs ou traductrices pour tenter de caractériser leur style et dégager leur l'influence sur la réception d'un.e auteur.e, d'une œuvre, d'un genre, voire même d'une littérature; elle peut, de manière plus générale, tenter de caractériser l'évolution de la traduction de certains genres littéraires ou auteur.e.s à travers différentes époques; elle peut s'intéresser aux traductions produites dans un espace de production et de réception donné; elle peut se pencher sur les divers intermédiaires à l'œuvre dans la circulation de la littérature étrangère — éditeurs, revues, agents, institutions — et mettre en évidence leur influence non seulement sur la sélection des textes à traduire, mais aussi, le cas échéant, sur certains choix esthétiques et stylistiques des traductions. Elle constitue donc un pan incontournable de l'histoire de la réception, domaine qu'elle dépasse cependant lorsqu'elle prend pour point de départ non pas la trajectoire d'un auteur, d'une œuvre ou d'un genre en traduction, mais bien les acteurs et les instances de la traduction, et qu'elle se concentre sur leur action au sein d'un espace littéraire donné, indépendamment de tout parcours de réception spécifique.


Située au croisement de plusieurs disciplines, l'histoire de la traduction peut également mobiliser diverses approches méthodologiques. En tant qu'histoire, elle a recours aux sources, et dépouille les fonds d'archives, notamment ceux des auteur.e.s, des traducteurs et traductrices, et des maisons d'édition. Elle puise dans la boîte à outils sociologique quand elle s'intéresse aux conditions de la circulation internationale des textes ou lorsqu'elle cherche à éclairer les relations entre les acteurs d'un même système littéraire, système qui peut par exemple être abordé sous l'angle du champ bourdieusien. Enfin, elle voisine parfois avec le vaste domaine de l'étude des «transferts culturels», puisqu'il s'agit de mettre en évidence les transformations subies par un bien culturel particulier, le texte littéraire, lorsqu'il passe d'un espace culturel et linguistique à un autre.


Au-delà de l'intérêt qu'elle présente pour le domaine des études de traduction, l'histoire de la traduction offre également un nouvel éclairage sur l'histoire littéraire. De fait, le développement de l'histoire littéraire est étroitement lié à celui des identités nationales européennes[13], et elle se trouve, aujourd'hui encore, fréquemment délimitée par le tracé des frontières politiques. La prise en compte de l'histoire des traducteurs et des traductions par l'histoire littéraire pourrait contribuer à rappeler la dimension construite et mouvante des limites nationales, mais aussi à souligner leur perméabilité. Si elle ne remet pas fondamentalement en question le concept de «nation», l'histoire de la traduction permet de mettre en lumière les filiations et réseaux d'influences transnationaux dans les parcours d'auteur.e.s, de genres littéraires, voire même dans les trajectoires de certaines innovations esthétiques; enfin, l'histoire de la traduction participe au décloisonnement des histoires littéraires nationales.



Stéfanie Brändly, automne 2018


Pages associées: Penser par notions, Traduction, Histoire, Champ


[1] Edmond Cary, La Traduction dans le monde moderne, Genève, Georg, 1956; Les Grands traducteurs français, Genève, Georg, 1963.

[2] Itamar Even-Zohar, «The Position of Translated Literature within the Literary Polysystem», [1978], in Lawrence Venuti (dir.), The Translation Studies Reader, Londres; New York, Routledge, 2004, p.199-204.

[3] Gideon Toury, Descriptive Translation Studies — And Beyond, Amsterdam; Philadelphia, John Benjamins, 1995.

[4] Sehnaz Tahir Gürçaglar, «Translation history», in Routledge Handbook of Translation Studies, Routledge Handbooks Online, 2012, p.136. Accessible en ligne sous https://www.routledgehandbooks.com/doi/10.4324/9780203102893.ch9.

[5] Antoine Berman, L'épreuve de l'étranger: culture et traduction dans l'Allemagne romantique: Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humboldt, Schleiermacher, Hölderlin, Paris, Gallimard, 1984, («Les essais», 226), p.12.

[6] Ibid., p.16.

[7] Lawrence Venuti, The Translator's Invisibility: A History of Translation, Londres; New York, Routledge, 1995, («Translation studies»).

[8] Jean Delisle et Judith Woodsworth, Les traducteurs dans l'histoire, Québec, Presses de l'Université Laval, 1995.

[9] Jean Delisle «Réflexions sur l'historiographie de la traduction et ses exigences scientifiques», in Equivalences, vol.26/2, 1997, p.21-44; Anthony Pym, Method in Translation History, Manchester, St-Jerome publ., 1998; Lieven D'Hulst, «L'atelier de l'historien de la traduction : quelques réflexions théoriques», in Marcia Martins (dir.), Traduçao e multidisciplinaridade, Rio de Janeiro, Editora Lucerna, 1999, p.71-82.

[10] Yves Chevrel, Jean-Yves Masson et alii (dir.), Histoire des traductions en langue française, (4 vol.), Lagrasse, Verdier, 2012-2015. Le dernier des quatre volumes, consacré au XXe siècle, est à paraître.

[11] Francisco Lafarga et Luis Pegenaute, Historia de la traducción en España, Salamanca, Ambos mundos, 2004. Accessible en ligne sous : http://www.cervantesvirtual.com/obra/historia-de-la-traduccion-en-espana--0/.

[12] Gordon Braden, Robert Cummings et Stuart Gillespie (dir.), The Oxford History of Literary Translation in English, (5 vol.), Oxford; New York, Oxford University Press, 2005-2010.

[13] Cf. notamment Alain Vaillant, L'Histoire littéraire, Paris, Armand Colin, 2017 (2ème éd.), p.39-45.



Stéfanie Brändly

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 1 Février 2019 à 18h39.