Atelier




Hétérophonie

par Solène Méhat
Doctorante à l'Université Paris 8


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Hétérophonie


«Hétérophonie» est un mot composé des racines grecques «hetero», la multitude, et «phonos», la voix. Dans son acception étymologique, ce terme désigne donc la multiplicité des voix qui se font entendre dans une œuvre. Issu du domaine musical, il qualifie originellement une mélodie qui est composée à l'aide de sons étrangers, de voix qui se superposent. Lorsqu'il est étendu à l'objet littéraire, il permet de prendre en compte la place de voix différentes de celle de l'auteur dans la composition du texte en qualifiant les emprunts, échos, remodelages auxquelles se livrent parfois les auteurs.


Faisant écho à la polyphonie et au dialogisme, cette notion se situe dans la continuité des travaux de Mikail Bakhtine. Ce dernier a, le premier, identifié la présence et l'importance de la pluralité des voix et des points de vue, tout d'abord dans le roman de Dostoïevski. Il a par la suite élargi son champ de pensée à la fragmentation de la parole dans d'autres œuvres littéraires, sa réflexion portant en particulier sur le roman du XIXe siècle. Le concept d'hétérophonie, parallèle à la polyphonie et au dialogisme, répond cependant à la nécessité de penser autrement les rapports entre les voix multiples qui peuvent se faire entendre dans les textes, notamment en s'éloignant d'une conception à certains égards dépassée des genres littéraires sous-tendant les travaux de Bakhtine. Ainsi, alors que ce dernier excluait de sa réflexion la poésie, considérant qu'elle se caractérisait avant tout par la conjonction parfaite entre le texte poétique et la vision du poète, l'on constate que les emprunts, échos, réécritures sont bien pratiqués, comme l'illustre le poème de T.S.Eliot «The Waste Land», pièce emblématique de la modernité. On y trouve des emprunts au Satyricon de Pétrone, à la Comédie Divine de Dante, mais aussi aux Unapishad hindus, le mantra en Sanskrit «shanti shanti shanti» composant le dernier vers du poème. Avec le concept d'hétérophonie, il s'agit donc d'actualiser une approche portant sur la pluralité des voix dans les œuvres littéraires en substituant à la racine grecque «poly», qui signifie «multitude», la racine «hétéro», qui marque l'absence d'unité, la présence d'une étrangeté dans la parole. Ainsi, l'accent est mis sur les marqueurs d'altérité dans le texte. Pour revenir à l'origine musicale du terme, alors que la polyphonie caractérise plusieurs voix qui composent une seule mélodie, l'hétérophonie se rapporte à l'existence d'une voix unique formant la mélodie mais dans laquelle l'on entend les échos d'autres voix.


L'hétérophonie se décline de plusieurs manières dans les textes et à des échelles variées. Il peut s'agit de mots ou de phrases en langue étrangère marquant un écartèlement net entre deux systèmes linguistiques et culturels. Elle peut aussi se caractériser par des phrases empruntées à une autre voix, un autre texte, à une autre tradition. L'altérité est alors marquée par une rupture du travail de composition. Finalement, il peut s'agir d'un texte ou d'une narration remodelés dans leur ensemble, retravaillés par l'auteur pour structurer le texte. Celui-ci fait alors de l'altérité la matière même de sa composition. Ces différentes possibilités ne sont pas mutuellement exclusives et bien souvent, un cas d'hétérophonie combine plusieurs de ces aspects.

Ces phénomènes, que l'on peut rapprocher des problématiques propres à l'intertextualité, permettent de prendre en compte comment, dans l'utilisation d'une autre voix, se joue un rapport à sa propre identité, à sa culture et à sa communauté pour l'auteur. Les enjeux ne sont en effet pas les mêmes lorsque T.S.Eliot reprend les Upanishad ou bien lorsqu'un poète comme Simon Ortiz, Indien Acoma, compose des poèmes selon les structures et les modèles des chants et prières traditionnels de sa communauté et entremêle langue anglaise et langue acoma dans certains de ses textes. Alors que dans le premier cas, l'hétérophonie marque d'un emprunt à une tradition narrative distante et étrangère, elle est, pour Simon Ortiz, un moyen de réduire la distance entre les pratiques traditionnelles de sa communauté et une forme littéraire occidentale. Cette pratique est encore radicalement différente de celle d'un artiste comme Kenneth Goldsmith qui, dans la pièce «Day», recopie dans son intégralité un numéro du New York Times. Ce que l'hétérophonie révèle alors, c'est la volonté de questionner la créativité et l'originalité comme principes de composition au fondement de l'œuvre.


L'éventail de ces pratiques met en évidence le potentiel de subversion et de dérangement pour l'objet littéraire que représente l'hétérophonie. L'utilisation de voix reflétant des traditions variées et parfois largement méconnues peut participer d'une interrogation du statut des textes canoniques et d'une mise en tension des structures de pouvoir et de domination par la culture. Cependant, ces démarches sont tout autant un questionnement des fondements de notre conception de l'objet littéraire, avec une remise en cause du statut de l'auteur purement créateur. Autour de cette question s'articulent des problématiques identitaires et des problématiques portant sur le statut de l'objet littéraire. Ainsi, l'on voit la variété des enjeux soulevés par les phénomènes d'hétérophonie. Dans chaque situation, cependant, ce qui transparaît, c'est un positionnement et un rapport particulier avec des figures d'altérité. Se pose la question, avec l'hétérophonie, de savoir à qui l'on emprunte, quel rapport est construit avec cet autre qui transparait dans la parole poétique tout d'abord, mais également quelles sont les conséquences sur la nature du texte de cette présence de l'autre. Selon les exemples mentionnés, l'altérité qui transparait dans le texte poétique n'est pas toujours la même. Il s'agit parfois d'une culture et d'une parole très éloignée du poète, parfois de pratiques beaucoup plus proches, par exemple dans le cas de la réutilisation des textes traditionnels des Indiens d'Amérique par Simon Ortiz. Évaluer la distance effectuée jusqu'à l'autre dans la pratique hétérophonique permet de penser comment la voix de l'auteur —et peut être au travers de celle-ci son identité — est travaillée par l'altérité. Les différentes formes et les différents degrés d'hétérophonie révèlent ainsi quelles sont les négociations, les compositions, les emprunts, les hybridations qu'effectue l'auteur. Explorer les forces qui travaillent la parole littéraire est un moyen d'interroger les propres forces qui forgent et mettent en forme les identités. Celles-ci se font au gré des rencontres, par le biais d'emprunts et d'influence, mais aussi de hasards. Ce n'est ni la même identité qui apparaît, ni le même rapport à l'autre, dans la pratique d'un poète comme Kenneth Goldsmith qui se place dans une posture irrévérencieuse, se jouant des conventions littéraires et se nourrissant de toutes les voix qu'il rencontre, sans nécessairement chercher à établir un dialogue avec l'altérité dont il se nourrit, et les pratiques des Indiens d'Amérique qui tentent au contraire de reprendre possession de leurs traditions narratives et de réparer une filiation avec leurs ancêtres et leurs traditions en réintégrant des voix dont la colonisation les a séparé. Ces exemples témoignent du fait que l'hétérophonie peut incarner une violence symbolique très forte exercée à l'égard des minorités ou au contraire un acte de guérison s'inscrivant dans des stratégies de subversion des modèles occidentaux. Il faut par ailleurs souligner qu'un même texte peut porter en lui ces deux positions: certains critiques amérindiens se sont explicitement prononcés contre la réutilisation de narrations traditionnelles par les poètes car ils considéraient que cette réutilisation était un manque de respect lié au caractère religieux de certains chants.


Par l'hétérophonie, comme travail de mise en présence d'une forme d'altérité dans le texte, l'auteur donne à entendre une tension qui traverse son œuvre. Le statut de l'œuvre et le statut du créateur sont mis en question par cette irruption de l'altérité. Il y a affirmation de la complexité de ce qui compose à la fois la parole littéraire et l'identité de l'auteur, avec une mise en évidence de la superposition de strates qui nourrissent et travaillent l'un et l'autre.



Solène Méhat, automne 2018.





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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2018 à 10h50.