Atelier

Défense d'une réforme, compromis et décalage



Martine Jey, CNRS- IHMC



La réforme de 1902 a tenté de concilier ce qui paraissait alors inconciliable - et qui le fut encore fort longtemps -: culture classique et culture moderne. Dans les débats et articles de cette période, l'expression «humanités modernes», demeure d'ailleurs rarement utilisée - et seulement par les modernistes -, tant le simple ajout d'un qualificatif à «humanités» paraissait incongru aux plus irréductibles des classiques.

La réforme de 1902, pour en faire un bref rappel, est l'aboutissement d'une longue consultation, d'une enquête parlementaire, sous la présidence d'Alexandre Ribot: au cours de trente-huit séances entre le 17 février et le 27 mars 1899, près de 200 personnes sont auditionnées, parmi lesquelles d'anciens ministres de l'Instruction publique, des académiciens, des professeurs de faculté ou de lycée, des inspecteurs généraux, des proviseurs, des représentants de l'enseignement privé ou de sociétés d'agriculture ... A ces auditions, il faut ajouter les communications écrites des recteurs et des inspecteurs d'académie, des Chambres de Commerce, des Conseils généraux[i]. Promulguée par décret, fruit de compromis (vu l'ampleur de la consultation et la diversité des positions, la synthèse était malaisée), cette réforme réorganise l'ensemble de l'enseignement secondaire en deux cycles: le premier cycle comprend une section sans latin sur les deux existant, le second cycle quatre sections[ii], dont une sans latin. On peut y voir la fin de la suprématie du latin, et plus largement de cette culture fondée sur l'antiquité, jusque là seule à assurer la formation des élites. Moins de latin, une place plus importante accordée aux langues vivantes et aux sciences: une diversification des cultures à l'évidence, certes, mais une égalité? Rien n'est moins sûr; en raison de la hiérarchisation des sections en effet, elles ne jouissent pas toutes de la même légitimité.

Concilier l'inconciliable: Louis Liard, en novembre 1902[iii], alors vice-recteur de l'Académie de Paris, présente ainsi, en effet, la réforme. Le nouveau plan d'études permet «la conciliation, ou, mieux encore,l'alliance» des anciens et des modernes. Et Liard appelle de ses vœux la fin de cette Querelle des anciens et des modernes, qui n'en finit pas de mourir et de renaître, querelle dont la force des enjeux symboliques explique, en partie, la violence. Pourtant de compromis en conciliation, la réforme de 1902 n'a pas satisfait grand monde, et sera, à partir de 1909, tenue pour responsable d'une crise majeure, appelée «la crise du français».

Et Lanson?

Professeur au lycée Louis-le-Grand, en 1899, il assure également un cours de latin à l'Ecole normale supérieure, et y devient, entre 1896 et 1900, le suppléant de Brunetière. C'est en 1900 qu'il est élu maître de conférences à la faculté des lettres de l'université de Paris. S'il n'a pas été entendu par la Commission Ribot, ses positions sur l'enseignement secondaire sont connues, exposées dans des articles ou des discours de distributions des prix. Lanson est résolument du côté des Modernes: aussi se trouve-t-il en accord avec l'essentiel de la réforme.

Il ne fit donc pas de déposition devant la Commission Ribot, mais fut membre de la Commission de rénovation des programmes (nommé par l'arrêté du 14 juin 1900). Il y siège aux côtés d'Henri Bernès, représentant des agrégés des lettres au Conseil supérieur de l'Instruction publique, futur fondateur de la Franco – Ancienne, et de P. Clairin, représentant des agrégés de grammaire, élus l'un et l'autre sur un vigoureux programme de défense des langues anciennes; c'est dire combien les points de vue divergeaient. Assez hétérogène dans sa composition, cette commission est néanmoins majoritairement moderniste. Lanson, par sa participation, est donc un acteur direct de la réforme, comme il est aussi un acteur direct de l'autre réforme importante du début du XXe siècle, inscrite d'ailleurs dans le décret de 1902, celle de 1903, qui prévoyait de faire de l'Ecole normale supérieure à la fois «un institut pédagogique» et «une école des hautes études».

Cette réforme de 1902, Lanson l'accompagne, l'explique et publie à cette fin de nombreux articles entre 1899 et 1909, dans Le Figaro[iv], dans L'Humanité, dans des revues généralistes ou professionnelles. Il participe enfin aux conférences du Musée pédagogique et à l'Ecole des Hautes Etudes Sociales[v].

Il y a bien sûr du Lanson dans cette réforme: nombreux sont les points de convergence qui ressortent d'une comparaison avec ses articles. On peut voir ainsi en quoi ses positions sur l'enseignement secondaire se retrouvent dans la philosophie générale de la réforme, sa finalité et les nouvelles structures qu'elle met en place, dans quelle mesure aussi, en ce qui concerne plus particulièrement l'enseignement de la littérature, la réforme et les nouvelles instructionsqui l'accompagnent répondent à ses préoccupations. Mais, dans sa défense de la réforme, lors de la vive controverse que suscite son application, on peut aussi relever un certain nombre de décalages comme si, pour lui, les problèmes essentiels étaient ailleurs.

I. Réformer l'enseignement secondaire

La «querelle des Anciens et des Modernes» oppose en des débats virulents, tout au long du xixe siècle, les défenseurs d'une culture gréco-latine, pour qui le français ne peut être une langue de haute culture, aux partisans des humanités modernes qui veulent donner au français la même légitimité qu'aux langues anciennes. Dans ces débats souvent caricaturaux, les arguments des «anciens» sont repris de dogmes. L'argument nationaliste fait de la France la fille aînée du latin: s'attaquer au latin reviendrait à trahir la France; l'argument moral affirme la supériorité des préceptes de la morale antique: les abandonner serait précipiter la France dans la déchéance; l'argument pédagogique enfin pose pour nécessaire le détour par cette langue noble qu'est le latin pour apprendre à écrire en français: s'en dispenser entraînerait la décadence de la langue française.

Dans le camp des Modernes, Lanson ne cesse, quant à lui, de prôner l'avènement d'une culture moderne, d'un enseignement du français enseigné pour et par lui-même. Quel sens faut-il donner ici à moderne: Lanson est à la fois partisan d'accorder une égalité de fait aux enseignements moderne et classique, de donner une place plus importante aux disciplines scientifiques, de privilégier une approche scientifique des différentes disciplines, et simplement partisan d'une égalité des littératures gréco-latine et française. Sa critique de l'enseignement classique est radicale: rhétorique et langues anciennes ne correspondent plus aux besoins de la France du début du xxe siècle; élitiste et aristocratique, cet enseignement ne répond plus aux besoins de la démocratie:

«[…]excellent, dit-il dès 1888[vi], pour préparer des hommes du monde, qui seront des rentiers, officiers, magistrats, médecins, professeurs […] il est propre à inspirer le dégoût ou la crainte du commerce et de l'industrie.[…] Cet enseignement fait des délicats, quand il réussit, des paresseux quand il échoue.»

Ces besoins nouveaux — tant économiques que politiques — exigent en effet que soit prise en compte, outre la diversité des intelligences des élèves, la diversité des fonctions sociales à remplir. On retrouve ici les arguments qui servaient à légitimer l'existence de l'enseignement spécial: le pays a besoin de cadres bien formés pour l'industrie, l'agriculture, le commerce et les colonies. Un seul modèle de formation n'y peut plus suffire.

La question des finalités de l'enseignement secondaire engendre un débat entre les partisans d'une culture désintéressée qui assignent à l'enseignement secondaire une finalité culturelle : son rôle est de former l'homme, sans chercher à préparer l'élève à sa tâche future, et d'inculquer des valeurs universalistes, conçues comme immuables. Lanson, avec les modernistes, reprenant des critiques anciennes formulées à l'encontre du secondaire, défend une formation plus ancrée dans la réalité économique, politique et lui attribue aussi une finalité utilitaire. Partisan de cette culture de l'utile, il s'appuie sur des considérations historiques : l'enseignement secondaire, à l'origine, était adapté à la société dans laquelle il s'est constitué. L'instruction secondaire, comme il le rappelle, s'adressait alors à une minorité privilégiée destinée aux carrières purement libérales. Le secondaire classique, moule uniforme, correspondait à une société dans laquelle l'élite était homogène, y compris dans sa culture. En ce sens l'enseignement était utilitaire puisqu'il répondait aux besoins de la société française de l'ancien régime, à celle du Premier Empire et de la Monarchie de Juillet :

«L'éducation des humanistes, celle des jésuites, étaient utilitaires dans les circonstances qui les ont produites.»

Il tire de ce constat une conséquence : changements sociaux, transformations politique et économique rendent nécessaire l'évolution du secondaire dont la fonction est de préparer les élèves à leur futur rôle et surtout à celui de citoyen:

«Je ne puis concevoir un enseignement qui ne soit pas nettement utilitaire, si l'on entend par là un utilitarisme intellectuel : l'éducation doit nous préparer à résoudre, dans la mesure qui sera donnée à chacun de nous, les grandes questions sociales et morales qui se posent aujourd'hui à l'humanité civilisée (...). Nous autres professeurs, nous devons travailler à faire des hommes du temps présent, des hommes de demain même, et les meilleurs hommes que nous pourrons. Nous ne le pouvons sans leur faire connaître les idées directrices et vitales de la société contemporaine, dont nous vivons, dont ils vivront, en attendant qu'ils les détruisent en les transformant.»[vii]

Il est donc nécessaire de diversifier l'enseignement en donnant à chaque filière une valeur égale. Un enseignement moderne doit, de plus, être scientifique, en donnant une place accrue aux disciplines scientifiques, et en favorisant une approche scientifique, méthodique des différentes disciplines, y compris l'enseignement de la littérature

II. Changer l'enseignement de la littérature

  • Le corpus des auteurs à étudier[viii]

Constitué d'auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles, le corpus des auteurs français s'est ouvert, à partir de 1880, au fur et à mesure des plans d'études, et intègre aux listes officielles, dès 1895, avec toutefois des réticences sans cesse renouvelées, des auteurs du Moyen-Âge, du XVIe siècle et du XIXe siècle. Ces ouvertures successives, accompagnées de mises en garde destinées aux professeurs, laissent la prééminence aux auteurs du XVIIe siècle, plus précisément à un nombre restreint de ces auteurs, représentés par un corpus d'œuvres lui-même restreint; ce corpus, «sanctuaire et citadelle[ix]» reste la référence à partir de laquelle on juge, on classe, on explique. Toujours centrée sur les auteurs du XVIIe, la liste de 1902 n'opère pas de bouleversement majeur, ce que Lanson ne manque pas de critiquer:

« C'est une absurdité de n'employer qu'une littérature monarchique et chrétienne à l'éducation d'une démocratie qui n'admet point de religion d'Etat. »

S'il dénonce l'absurdité de ce paradoxe, il ne remet pas en cause « l'emploi » de la littérature à des fins éducatives, son instrumentalisation en quelque sorte, en accord sur ce point avec l'esprit des plans d'études qui se sont succédé depuis 1880. Pour lui, en effet, le but assigné aux professeurs de lettres est triple: intellectuel, moral, civique. Et parmi les finalités de l'enseignement secondaire, on trouve celle-ci, fondamentale:

"Nous devons préparer les jeunes gens à comprendre les questions morales et sociales qu'ils devront résoudre, les préparer à les résoudre avec exactitude, sincérité, désintéressement, justice."[x]

L'enseignement de la littérature doit tendre vers ce but, et il le peut d'autant mieux que dans le texte littéraire«s'enregistrent toutes les questions morales ou sociales de première importance (…). Il ne faut pas s'en détourner». Et cette finalité éducatrice, à la fois morale et civique, de l'enseignement littéraire, prime pour lui sur la formation littéraire.

A cette fin, quels siècles, quels auteurs choisir ? Ce choix sera fait, écrit-il, en fonction de leur « valeur intrinsèque », mais aussi de la « valeur relative pour les fins de l'enseignement », de « l'adaptation de cette production aux divers âges des élèves ». C'est qu' « il faut se placer sur le terrain de la pédagogie et se demander seulement quelles œuvres, à quelque siècle qu'elles appartiennent, et même quelles parties d'œuvres sont aptes à une fonction pédagogique. » L'enjeu étant l'éducation d'une démocratie, c'est en fonction de cet enjeu qu'il compare les apports respectifs des différents siècles: « Des écrivains du règne de Louis XIV, écrit-il en 1905, on n'extrairait pas un grain de pensée patriotique ou sociale». Il ne conteste pas la valeur éducative du xviie siècle (les moralistes du XVIIe siècle sont à certains égards, pour lui, plus intéressants à étudier que les philosophes laïques dont l'horizon plus borné laisse le domaine métaphysique, spirituel aux penseurs chrétiens), mais il faut, écrit-il encore, « lui ôter son privilège et installer à côté de lui le XVIIIe siècle ». Surgit alors une difficulté majeure, celle de la formation des professeurs, qui «ni au lycée, ni à l'Université, ne se sont vraiment familiarisés avec le XVIIIe siècle». Lanson partage, en outre, un des préjugés de son temps, qui est de ne voir dans le XVIIIe «que le reflet esthétique, la déformation et la décadence du XVIIe siècle». En fait, dans cette perspective qui est la sienne, d'une éducation à donner aux lycéens, c'est au XIXe que doit appartenir la place d'honneur, parce que «la vie intérieure et l'activité civique s'y peuvent largement instruire et alimenter» et parce que toutes les tendances et opinions y sont représentées. Mais outre l'absence de formation des professeurs en ce domaine, la propriété littéraire rend difficile, quasi impossible son étude.

En deux domaines essentiels de l'enseignement de la littérature, positions de Lanson et points particuliers de la réforme convergent: il s'agit de la critique de l'histoire littéraire et de celle de la dissertation.

  • L'histoire littéraire, «école de psittacisme»

Les Instructions préconisent la lecture directe des textes, d'œuvres complètes; elles voudraient en effet marquer un tournant par la critique qu'elles font du cours d'histoire littéraire, trop dogmatique et abstrait, qui, loin de contribuer à une meilleure compréhension des textes et des auteurs, fonctionne au contraire comme un écran. L'élève apprend le cours et le manuel, il ne lit pas.

«Une seule chose, en réalité, a disparu ou doit disparaître : c'est le cours dogmatique et suivi de littérature avec le luxe de ses détails curieux et de ses formules abstraites.»[xi]

Se retrouve ici le point de vue de Lanson, qui a toujours critiqué, pour le secondaire, (même s'il a écrit une Histoire de la littérature conforme au genre) le cours d'histoire littéraire "chose d'enseignement supérieur". Dans un article de 1894, contemporain donc de son Histoire, il en dénonce les dangers :

«Le Cours d'histoire littéraire, imprimé ou oral, est quelque chose de désastreux. C'est la plaie de l'enseignement secondaire : il faut parler de tout à des enfants qui ne connaissent à peu près rien. On leur met dans la tête des formules et des jugements tout faits. On leur dit ce qu'il y a dans les choses, et on les dégoûte à jamais d'y aller voir.»[xii]

Les manuels couvrent les œuvres de commentaires. La lecture par l'élève — quand elle a lieu — s'en trouve réduite à une redécouverte de notions apprises par leur biais. Ils donnent, de plus, le résultat de l'analyse, non les moyens d'y aboutir. Lanson dénonce, dans l'enseignement de la littérature «un enseignement de résultats» et affirme: «L'étude des littératures se fera par les textes».[xiii]

Le baccalauréat, qui impose un programme, des sujets et une manière de travailler, est, dans ce domaine, déterminant et influe négativement sur l'enseignement du français :

«Ici nous nous heurtons au baccalauréat : on se heurte toujours au baccalauréat dès qu'on veut faire la plus légère amélioration dans le système de notre enseignement.»[xiv]

C'est d'ailleurs le baccalauréat qui, depuis 1880[xv], a donné à la dissertation la place prépondérante qui devient peu à peu la sienne parmi les différents sujets. Les Instructions n'ignorent pas le problème, et en dénoncent les excès:

«C'est aussi la crainte superstitieuse du baccalauréat qui fait dicter aux élèves des sujets de dissertations vastes et vagues, qu'ils sont incapables de traiter autrement que de façon tout impersonnelle et artificielle, au moyen de réminiscences livresques, de formules apprises, mais non assimilées.»[xvi]

Lanson développe des arguments similaires à l'encontre de la dissertation littéraire: elle est le lieu de l'histoire littéraire et de la critique littéraire (qu'il récuse l'une et l'autre pour le secondaire) et elle est, comme le discours, un exercice d'art. Ces inconvénients ne sont pas trop graves pour les meilleurs des élèves mais, ajoute-t-il,

«Il y a les moins bons, les médiocres, les mauvais, qui ne sont plus aujourd'hui à sacrifier comme le déchet nécessaire d'une fabrication supérieure. Ceux-là, c'est-à-dire la majorité, notre composition française les dépasse.»[xvii]

La réforme de 1902 se dit fondée sur l'idée qu'il ne faut pas demander à l'élève «un effort intellectuel prématuré», les Instructions de 1909 reprennent donc à leur compte la méfiance vis-à-vis de la dissertation :

«Cette vue exclut, d'une part, les devoirs de pure invention où l'élève devrait tout tirer de son propre fonds, si peu riche encore ; d'autre part, les ambitieuses dissertations qui exigeraient de lui sans résultat sérieux, mais non sans danger, une certaine maturité de sens critique et de style littéraire.»[xviii]

Les arguments qui servent à critiquer la dissertation portent autant sur la difficulté de l'exercice que sur le danger moral qu'il représente. Le professeur qui donne de tels sujets est accusé quasiment de faute professionnelle puisqu'il oublie son «devoir d'éducateur» et provoque chez les élèves dissimulation, orgueil et docilité:

«Le professeur qui, en connaissance de cause, leur impose cette besogne au-dessus de leur force et les condamne soit à dissimuler sans droiture, soit à étaler sans pudeur des emprunts faussement ingénieux ou stérilement dociles se condamne aussi lui-même à en rendre compte sans vrai profit intellectuel ni moral, oubliant que son devoir d'éducateur est de préparer à la vie autant et plus qu'à l'examen.»

Abordant la question de ce que doit être la composition française, Lanson se place également sur le plan de la morale. Selon lui, en effet, le discours ne pouvait qu'inciter au mensonge, mais, de ce seul point de vue, ce qui l'a remplacé n'est pas meilleur. L'histoire littéraire, la critique littéraire règnent en maîtres sur la dissertation ; or, l'histoire littéraire dans le secondaire c'est «parler de ce que l'on ne sait pas», et la critique littéraire «parler de ce qu'on n'atteint pas, de ce qu'on ne comprend pas». On développe par ce biais chez les élèves des habitudes intellectuelles et morales néfastes:

«Verbalisme creux, démarquage et plagiat, insincérité, et abdication du sens propre, ou au contraire étourderie audacieuse à affirmer sans savoir».[xix]

III. Après la réforme de 1902 : la «crise» du français

Dès le lendemain de la réforme, jusqu'à la guerre, les articles se succèdent qui déplorent la crise de l'enseignement secondaire, mais surtout celle du français. On parle, dans la presse nationale, de «la crise du français», et les articles abondent dans les revues pédagogiques ou généralistes, dans la presse quotidienne, pour déplorer une baisse de niveau catastrophique des lycéens. Les élèves ne seraient plus capables d'écrire, faute de n'avoir plus fait assez de latin, et ils ne comprendraient pas ce qu'ils lisent. La réforme de 1902 est ainsi donnée comme responsable de la baisse générale du niveau des élèves, par le seul fait d'avoir porté atteinte aux humanités classiques, atteinte pourtant toute relative. La catastrophe serait d'ampleur nationale puisqu'à en croire certains rapports des facultés de médecine, les futurs médecins ne sauraient plus rédiger et, anecdote plaisante, les ingénieurs seraient également touchés par cette baisse du niveau en français:

«Le Comité des Forges, par l'organe de son président, vient de partir en guerre contre la réforme de 1902 et pour la restauration des humanités gréco-latines. Il paraît que depuis cette période funeste les ingénieurs sont devenus subitement incapables «d'utiliser leurs connaissances techniques et de présenter leurs idées dans des rapports clairs et bien rédigés.»[xx]

Maurice Faure, alors ministre, et Lanson montrent, calculs à l'appui, que les ingénieurs, sortis des Ecoles en 1909, ne sont pas concernés par la réforme de 1902. L'anecdote, plaisante peut-être, n'en est pas moins révélatrice de l'inquiétude générale, éclairante surtout par la place qu'y occupent rumeurs et fantasmes. Le doyen A. Croiset, lors de son discours de réouverture des Conférences à la Sorbonne, tente de minimiser la crise par une boutade:

«Je me demande si la crise du français ne date pas du moment précis où les hommes ont commencé d'écrire en français!»[xxi]</p>

Singulier dans ce concert de critiques, le point de vue de Lanson a le mérite d'élargir le débat, de rechercher les origines de la crise du français ailleurs que dans le niveau des élèves. Dans un article publié en 1909, Lanson, sans mettre en doute l'existence de la crise, s'interroge sur sa nature et sur ses causes, ne parlant ni de crise du français ni de baisse du niveau des élèves mais de crise des méthodes, et d'inadéquation d'un enseignement à son public . Et plutôt que d'imputer la responsabilité de la crise à la réforme de 1902, Lanson fait une analyse générale à la fois de l'évolution sociale du public de l'enseignement secondaire, et de la rupture de la connivence culturelle qu'il y aurait eu jadis entre les professeurs et leurs élèves, rupture entraînée par cette évolution du public. Il évoque le sentiment d'impuissance des professeurs de lettres devant les mauvais résultats au baccalauréat aux épreuves de composition française et d'explication française. La responsabilité de la crise ne revient pas à la réforme de 1902 mais au décalage entre l'enseignement littéraire et un public en constante évolution :

«Le mal consiste en ce que nous donnons à des élèves, de moins en moins aptes à le recevoir, un enseignement de moins en moins propre à leur être communiqué.»[xxii]

Peu préparé dans son milieu social «à goûter et à sentir la beauté littéraire», l'élève ne reçoit qu'imparfaitement cet enseignement littéraire, centré de plus sur la littérature classique. Ce décalage, entre l'enseignement et son public, provient de l'évolution du recrutement des élèves. Ce n'est pas tant la démocratisation[xxiii] du secondaire qu'évoque Lanson, que l'évolution de la bourgeoisie, moins homogène, et de la culture qui est désormais la sienne. Décalage, en effet, vis-à-vis de la littérature classique mais plus profondément de la littérature tout court. La culture scientifique, la culture musicale, les journaux se seraient développés au détriment de la littérature.

La clientèle des lycées s'est étendue à d'autres catégories sociales qui, précédemment, n'y avaient pas accès. Cet accroissement, comme le signale Lanson, a été surtout sensible de 1840 au début de la IIIe République. Conçu pour une élite, l'enseignement secondaire est donc inadapté à cette «masse[xxiv]» qui «nous vient précisément de milieux sociaux, de familles dans lesquelles on n'a jamais possédé ou jamais ouvert un livre, en dehors de quelques ouvrages d' actualité.»

L'évolution de l'enseignement rend plus difficile celui du français, et pour deux raisons essentielles. L'unité de l'enseignement des Belles-lettres, de la rhétorique a été rompue et, tandis que l'enseignement des langues anciennes se faisait au profit du français, de nouvelles disciplines se sont développées, que l'on n'a pas «encore pris l'habitude de traiter en auxiliaires de la classe de français.»[xxv] Le français est, de plus, devenu « une spécialité pure, un exercice de critique littéraire, une étude, plus ou moins bien faite et par des méthodes plus ou moins heureuses, d'histoire et de théorie littéraire.» L'apprentissage de la langue écrite, le développement d'intérêts historique, philosophique, ou moral n'en étant plus les finalités essentielles, l'enseignement du français est devenu affaire de spécialistes:

«Il me semble qu'on s'est préoccupé surtout d'étudier la forme des oeuvres, la perfection ou le caractère de l'art qui s'y manifeste, que l'on a discuté surtout sur les idées littéraires des écoles qui ont produit les oeuvres, que l'on a cherché beaucoup dans les textes de quelle théorie, de quelle doctrine littéraire, ces textes étaient les représentants.»

L'enseignement du français, en devenant littéraire dans son approche, s'est ainsi coupé de la grande majorité des élèves. Pour adapter «notre enseignement à notre clientèle», il faut que « les professeurs acceptent l'idée que l'enseignement secondaire est fait pour être donné à un très grand nombre d'élèves», et non plus seulement à une élite. Renonçant aux raffinements:

«consentons à dire des choses qui ne seront pas neuves pour nous, mais qui pourrons l'être pour ces enfants (...). Contentons-nous de ce qu'ils arrivent à des idées très grosses, à des impressions très sommaires, à la condition que ces idées grosses, que ces impressions sommaires, ils les aient trouvées eux-mêmes des textes.»[xxvi]

Les professeurs peuvent rendre l'enseignement du français plus efficace, plus à la portée des élèves, s'ils l'adaptent aux élèves et non les élèves à l'enseignement, à un enseignement conçu de toute éternité. Il leur demande de se décentrer, de renoncer au brillant, à un enseignement de spécialistes tel qu'ils l'ont reçu au cours de leurs études supérieures et de privilégier ce qui permet à de jeunes élèves d'entrer dans les œuvres, le sens, de privilégier aussi l'histoire, non l'histoire littéraire mais une histoire sociale :

«(...) pour faire entrer, par exemple, de petits Français indifférents du xxe siècle dans la littérature religieuse du xviie, il serait bon de prendre le point de vue historique, de rapporter les textes moins à une technique littéraire qu'à la vie d'une société et d'une époque. C'est par l'histoire qu'on pourrait arriver sûrement à faire pénétrer nos élèves dans la littérature passée.» [xxvii]

Pour qu'un lycéen comprenne la littérature, lieu où s'enregistre un monde (univers personnel d'un auteur et état social à un moment donné), et s'en nourrisse, ce n'est pas une histoire littéraire préoccupée de questions spécifiquement littéraires qu'il conviendrait d'enseigner, mais une étude historique de la littérature dans sa dimension sociale et anthropologique :

«Autant j'ai peur de l'histoire littéraire qui ne serait que l'histoire des genres, autant j'estimerais l'étude historique de la littérature qui s'attacherait à observer la vie humaine inscrite dans les formes littéraires»[xxviii]

Ce refus, pour le secondaire, d'un enseignement de spécialistes de la littérature le conduit à dénoncer l'emprise de l'enseignement supérieur, de ses programmes, de ses méthodes. Car - et il le dit dans plusieurs autres articles - l'enseignement secondaire s'est trop inspiré des méthodes du supérieur : on lui a emprunté programmes et exercices (en particulier la dissertation littéraire), destinés à des adultes spécialistes, sans tenir compte des besoins, de l'intérêt, des possibilités intellectuelles de jeunes élèves. Un enseignement adapté aux élèves requiert de la part des professeurs, dont il ne cesse de rappeler la responsabilité, un profond changement. Il envisage à cette fin des moyens institutionnels : réforme du recrutement des professeurs et création d'une vraie formation professionnelle. Dès 1888, il propose la modification des examens et concours de recrutement : il est, en effet, selon lui, inutile de réformer les programmes des lycées si l'on ne réforme pas les programmes des examens et concours qui conduisent au professorat : on n'agira jamais efficacement sur les élèves qu'en agissant d'abord sur les maîtres.» Maître de conférences à l'Ecole normale supérieure, Lanson y dispense des cours sur l'enseignement de la littérature.

Un enseignement démocratique, pour Lanson, est, bien sûr, centré sur les humanités modernes, sur le français, mais cet enseignement du français, pour autant, ne peut être un enseignement «littéraire», qui privilégierait une étude « littéraire» de la littérature. C'est pourtant bien ce qu'il est devenu, et à ce moment-là justement. Ce décalage, fondamental, pose la question de la réception de Lanson, de son échec sans doute. Mais là est une autre question.



[i] L'ensemble des dépositions est consigné dans cinq volumes d'environ 600 pages. L'enquête est structurée autour d'un questionnaire qui comprend les questions suivantes:
«Enseignement classique: doit-il être étendu ou restreint? Dans quelle mesure? Quelle doit être la durée normale des études? Les programmes ne sont-ils pas surchargés? Sur quoi devraient porter les allègements? ne pourrait-on rendre facultatifs certains enseignements tels que celui du grec?
Enseignement moderne: y a-t-il lieu de le développer? Quelle doit être la durée normale des études? les programmes appellent-ils des modifications? […] Résultats qu'a donnés jusqu'à maintenant l'enseignement moderne? À quelle profession se destinent les élèves qui le suivent? Part des professions industrielles et commerciales, part des fonctions publiques? Le personnel enseignant doit-il être distinct de l'enseignement classique? […]
Rapports entre l'enseignement secondaire et les enseignements primaires et professionnels. Serait-il désirable que les élèves n'entrassent au lycée ou au collège qu'après avoir reçu l'instruction primaire?»

[ii] A: latin-grec; B:latin-langues vivantes; C: latin-sciences; D: langues vivantes- sciences.

[iii] Discours de Louis Liard à la séance du conseil académique du 28 novembre 1902.

[iv]Voici quelques titres d'articles parus dans le Figaro «La réforme de l'enseignement secondaire.» Le Figaro, 22 décembre 1900; «L'enseignement secondaire moderne», 25 décembre 1900; «L'enseignement des langues vivantes», 31 décembre 1900; «L'enseignement classique et le baccalauréat», 5 janvier 1901; «Les véritables humanités modernes»,15 juin 1901.

[v] «Les études modernes dans l'enseignement secondaire», 12 février 1903, Ces conférences à l'Ecole des Hautes études sociales sont réunies dansL'Education de la démocratie, Paris, Félix Alcan, 1903.

[vi] Discours prononcé à la Distribution des prix du lycée Charlemagne, le 31 juillet 1888.

[vii] Lanson, «L'étude des auteurs français», Revue universitaire, 1894, T. II, p. 262. Il utilise cet argument pour recommander au lycée l'étude d'œuvres contemporaines, même si son Manuel d'Histoire de la littérature donne le XVIIe siècle comme modèle de référence.

[viii] Il s'agit donc de la Littérature française; Lanson parle peu du latin.

[ix] Cette expression est utilisée dans le Rapport de la Commission dite des auteurs classiques, et reprise dans la circulaire du 10 juillet 1896.

[x] Lanson, «Les études modernes dans l'enseignement secondaire» op. cit., p.184.

[xi] Instructions 1902-1909

[xii] Lanson, R.U., 1894 (2), p. 265.

[xiii] Lanson, « Les véritables humanités modernes», L'université et la société moderne, Colin, 1902, pp. 111-112.

[xiv] Lanson, R.U., 1894, p..267.

[xv] C'est, en effet, en 1880 qu'est supprimé le discours latin à l'écrit du baccalauréat, remplacé par une composition française. La définition de ce nouvel exercice donne lieu à de nombreux débats. Les anciens types de sujets (narrations, lettres, discours, portraits, parallèles) sont encore donnés, au moins jusqu'en 1925. La dissertation représente entre1881 et 1895, 51 % des sujets proposés. Le commentaire de textes français va peu à peu se généraliser à partir de 1895 comme l'un des trois sujets proposés au baccalauréat. La commission de rénovation des programmes, en 1895, en situe l'origine dans l'exercice d'explication des textes latins et grecs.

[xvi] Instructions officielles, 1909.

[xvii] Lanson, «Les études modernes dans l'enseignement secondaire», L'éducation de la démocratie, 1903, p.173.

[xviii] C'est pourtant le type de sujet de composition française qui s'impose dans les sujets du baccalauréat.

[xix] Lanson. «Les études modernes dans l'enseignement secondaire», p.173.

[xx] Revue universitaire, 1911 [1], p. 58.

[xxi] A. Croiset, Discours de réouverture, dans L'esprit de la nouvelle Sorbonne, p. 288.

[xxii] «La crise des méthodes dans l'enseignement du français», Conférences du musée pédagogique, dans L'Enseignement du français, Imprimerie nationale, 1909, p.3.

[xxiii] Le nombre des lycéens augmente, en effet, avant 1880, il reste ensuite stable.

[xxiv] Cette «masse» ne représente qu'environ 5% d'une classe d'âge.

[xxv] «La crise des méthodes dans l'enseignement du français», p.12.

[xxvi] Idem, p.19-20.

[xxvii] Idem, p. 20. Voir également la suite de ce texte : «Pour rattacher à eux cette littérature passée, on pourrait y chercher les problèmes moraux et sociaux qu'elle enferme, leur faire apercevoir à quels problèmes moraux et sociaux de notre temps les problèmes moraux et sociaux de ces œuvres répondent, par quelle transposition, quelle transformation les problèmes se posent autrement aujourd'hui, comment certains problèmes ne se posent plus et sont remplacés par d'autres. Vous éveillerez très facilement l'intérêt d'un public sérieux et sensé en regardant le côté moral et social des œuvres..»

[xxviii] «Les études modernes dans l'enseignement secondaire", L'éducation de la démocratie, p. 179.



Martine Jey

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 7 Octobre 2005 à 10h40.