Atelier



La table ronde qui suit est extraite de l'ouvrage collectif La Littérature en bas-bleus (1815-1848), dirigé par Andrea Del Lungo et Brigitte Louichon.

Catherine Nesci, Christine Planté et Martine Reid y reviennent sur les difficultés du dialogue franco-américain sur la question du genre.

Le texte de cette table ronde animée par Audrey Lasserre est reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Classiques Garnier. Il est suivi d'une bibliographie.



Table ronde
«Genre, Gender: conjonctions et disjonctions».



Introduction: Audrey Lasserre

La table ronde est, depuis la légende arthurienne du moins, le symbole d'une égalité, principe fondateur sous l'égide duquel les spécialistes du genre réunies ici – Catherine Nesci, Christine Planté et Martine Reid – ont placé leurs travaux. Comme le suggère l'ordre du jour – «Genre, Gender: conjonctions et disjonctions» – cette assemblée souhaite interroger, et de fait exposer, les rencontres possibles entre les études relevant de la poétique, ou de l'histoire des genres littéraires, et celles du genre (ou gender), compris soit comme la relation hiérarchique des sexes socialement et culturellement construits, soit comme le sexe socialement et culturellement construit dans un rapport hiérarchique (selon que l'on porte l'accent sur le principe de partition ou les parties divisées). Dans le même mouvement, elle espère établir un premier état des lieux de la recherche et un nécessaire bilan critique des publications[*] en ce domaine. On pourrait alors proposer d'ouvrir la discussion collégiale par une définition plus précise du genre, voire des études de genre, et tenter, à ce titre, une première mise en contexte historique.


Catherine Nesci

Je vais essayer de partir de la manière dont je vois les choses depuis les États-Unis, où j'enseigne depuis le début des années 1980. Un des livres marquants est l'ouvrage du psychanalyste nord-américain Robert J. Stoller: Sex and Gender: on the development of masculinity and femininity (1968). Spécialiste du transsexualisme, Stoller y aborde les différences entre genre et sexe à partir d'une perspective qui remet en question l'approche freudienne de la bisexualité humaine. À partir des années 1970, se met en place le binôme bien connu: d'un côté, le sexe biologique et les données physiologiques des individus; de l'autre, l'identification psychologique d'un individu donné à un sexe (masculin ou féminin), fondée le plus souvent sur des rôles sociaux et des constructions culturelles établis. Depuis cet usage initial, dans le champ nord-américain, le terme de genre est devenu un concept philosophique, voire un concept théorique, qui a trouvé des applications en sociologie, en anthropologie et en histoire, puis dans certains courants du féminisme américain; les applications du terme dans les études littéraires ont ouvert de multiples champs de recherche et redynamisé les rapports entre littérature, féminisme, linguistique, philosophie et psychanalyse.

Au début des années 1990, l'opposition entre sexe biologique et genre social est remise en cause, notamment par Judith Butler dans Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity (1990). À l'instar de Butler, de nombreux philosophes confirment l'importance du terme gender, mais relèvent que ses usages posent de nombreux problèmes épistémologiques. En particulier, si l'on prend le cas nord-américain, on différencie bien sex et gender. L'expression sexual difference (différence sexuelle), quant à elle, reste d'un emploi limité. On la trouve tout de même dans l'ouvrage dirigé par Nancy K. Miller, The Poetics of Gender (1986), notamment dans l'article de Naomi Schor sur Sand («Reading Double: Sand's Difference»). Aux États-Unis, on parle plutôt de sex differences (différences des sexes) et de sexual differentiation (différentiation sexuelle). En revanche, dans les usages historiques ou littéraires que l'on fait du terme en France, on se trouve devant des nominations plus diversifiées: sexe, identité sexuée, genre, genres, rapports sociaux de sexe, autant de termes qui reçoivent des définitions différentes. De plus, deux termes ont été au cœur de beaucoup de débats dans les approches féministes en France: ceux de différence sexuelle, que l'on oppose à différence des sexes. L'anglais, quant à lui, démarque le gender du sex; pour les psychologues, les concepts importants sont ceux de sexual identity (identité sexuelle), gender identity (identité genrée) et sexual orientation (orientation sexuelle). Dans les années 1980, les Gender Studies ont pris beaucoup d'importance aux États-Unis et ont permis de développer davantage la nature interdisciplinaire des études féminines, en favorisant des transferts fructueux, des échanges intéressants entre anthropologie, linguistique, histoire, étude littéraire, sociologie, etc. Mais à la fin des années 1980, on constate une crise du féminisme, de ses définitions, de ses buts: l'unité du mouvement féministe a définitivement éclaté, sous la pression d'autres facteurs d'identification tels que l'appartenance raciale et les différences de classe.

C'est dans ce moment de crise du féminisme aux États-Unis que paraît le livre de Judith Butler, Gender Trouble, dont la réflexion passe par la pensée française, de Simone de Beauvoir à Monique Wittig, Julia Kristeva, Luce Irigaray et Michel Foucault. Dès le premier chapitre, Butler démontre que les oppositions qu'on a voulu faire, en prenant le concept de genre, entre nature d'un côté, et culture de l'autre, entre détermination biologique d'un côté et construction sociale de l'autre, sont bien trop simplistes. Selon Butler, la nature n'est pas une donnée brute, c'est un construit; anthropologues et philosophes nous ont appris qu'il y avait dans la manière de regarder la culture une construction sociale et culturelle. Pour Butler, ce sont donc de faux dualismes. Le cœur de l'ouvrage de Butler est toutefois consacré à la psychanalyse: elle veut démontrer que la psychanalyse repose sur un diktat hétérosexuel, afin de remettre en cause cette matrice hétérosexuelle. On voit déjà le rapport entre Gender Studies et Gay Studies qui est en train de se nouer et va bouleverser les études féminines aux États-Unis.

Mais surtout, dans Gender Trouble, Butler préconise une dé-sexuation des êtres humains. Pour elle, le féminin n'est pas nécessairement rattaché à la femme et le masculin n'est pas nécessairement rattaché à l'homme. Butler neutralise la différence des sexes, et met en œuvre l'idée de performativité du genre. Elle repense ainsi le genre en dehors de toute fixité, de tout essentialisme. Pour résumer, un double transfert s'est effectué, de sexe à genre et de femme à gender, notion qui comprend à la fois les femmes et les hommes. Les éclaircissements apportés par Drucilla Cornel et Geneviève Fraisse dans Masculin-féminin: pour un dialogue entre les cultures (2004) ou Geneviève Fraisse dans son article «Sexe/Genre, Différence des sexes, Différence sexuelle» (2004) me semblent d'ailleurs très utiles pour faire le point sur cette question.


Audrey Lasserre

Le rôle du transfert culturel, que Catherine Nesci vient d'exposer, entre France et États-Unis (et Amérique du nord en général), avec ses aller-retour est un point essentiel de l'histoire des études de genre; le lien entre études féministes et études de genre l'est tout autant. Les deux doivent effectivement être articulés. Peut-on revenir sur cette même question «du point de vue français»? Je pense notamment à l'article de Claire Moses, «La construction du "French Feminism" dans le discours universitaire américain», paru dans Nouvelles Questions féministes (1996) et, dans le même numéro, à celui de Christine Delphy, «L'invention du "French Feminism": une démarche essentielle», lequel cherchait à démontrer que ce «féminisme français» qu'on emploie au singulier, composé de certaines individualités, avait été érigé comme tel aux États-Unis par une partie de la critique américaine. Si l'on suspend ici la question – extrêmement complexe – de l'adéquation terminologique (le French feminism est-il ou se définit-il comme féministe en contexte français?), il y aurait ainsi non pas un mais des féminismes, une partie majeure des féminismes en France ayant été occultée sur ce point. Cette lecture différente du féminisme (et du coup de ses objectifs, de ses théories, de ses méthodes, etc.), en fonction aussi de contextes «nationaux» différents, pourrait expliquer certaines disjonctions au sein des études de genre elles-mêmes.


Christine Planté

Je suis un peu déconcertée de me retrouver immédiatement dans le dialogue franco-américain, et je trouve qu'il n'est pas simple de commencer par là, car il comporte pas mal de malentendus de part et d'autre. Le constat n'est pas nouveau. En 1993 déjà, un numéro spécial de la revue Futur antérieur intitulé Féminismes au présent réunissait des contributions qui tentaient d'en déplier la complexité. Je voudrais en introduction essayer de conter la même histoire, mais vue du côté français, et tenter peut-être maintenant de répondre à la question que posait dans son intervention Andrea Del Lungo: «qu'est-ce qu'écrire comme un homme, écrire comme une femme?», question qui peut s'entendre de différentes façons. Pour ma part, je me refuse à admettre l'idée que les femmes écrivent toujours d'une certaine façon, et que les hommes écrivent d'une autre façon. Il faudrait déplier ces formules en disant «écrire comme on pense qu'une femme écrit» et «écrire comme on pense qu'un homme écrit». On retrouve l'enjeu du rapport entre sexe et genre, entre un supposé donné (par Dieu, la «Nature») et un construit (dans l'histoire, la culture et le langage).

Autre remarque, on emploie très souvent, surtout en France, genres au pluriel comme une façon polie de dire (ou de ne pas dire) sexes. Il y a évidemment un problème de traduction: gender doit s'entendre au singulier comme un système à deux termes dans lequel aucun des termes n'est pensable et définissable indépendamment de sa relation à l'autre. On ne peut pas dire ce qu'est une femme si on ne parle pas en même temps de ce qu'est un homme. C'est un système binaire, un système où la bicatégorisation est obligatoire, où toute position intermédiaire ou déviante est irrecevable. Catherine Nesci a évoqué les critiques féministes radicales de la distinction sexe/genre, qui du coup laissent la différence des sexes intouchée (puisque la réflexion critique sur la construction se concentre sur le genre, en laissant de côté le sexe). On peut évoquer les critiques inverses, qui viennent d'une certaine doxa psychanalytique, et soutiennent que le concept de genre, en posant la théorie d'une construction, nie la différence et constituerait une position psychotique de déni. Ce que vise surtout l'analyse selon une problématique de genre, telle du moins que je la comprends et telle qu'elle m'intéresse, c'est le système de bicatégorisation obligatoire, hors de laquelle il n'y a pas de survie. Si on n'est pas un homme ou une femme, pur masculin ou pur féminin, on est condamné.e à errer lamentablement, comme la femme auteur que décrit Madame de Staël à la fin du chapitre «Des femmes qui cultivent les lettres» dans De la littérature. Elle peint cette femme auteur, qui n'est aux yeux de la société ni un homme ni une femme, traînant son existence de paria entre les castes: «elle promène sa singulière existence […] entre toutes les classes dont elle ne peut être».

Une fois ces éléments posés, la même histoire me paraît se raconter un peu différemment envisagée depuis de l'expérience française: je dirais que ce qui est venu d'abord, c'est Simone de Beauvoir, au lendemain de la guerre, avec un texte absolument fondateur: Le Deuxième Sexe. Dans une démarche égalitaire, matérialiste, universaliste, elle critique la position faite aux femmes dans la société et dans la culture au nom de leur infériorité, montre leur infériorisation au nom de la différence. Plus de vingt ans plus tard, apparaît, à la fois dans sa filiation et dans une prise de distance assez massive avec une partie de ses analyses, tout le courant qui se cristallise autour de la question de l'«écriture féminine» au moment de l'essor des mouvements de femmes dans les années 1970. Ce courant va jouer plutôt l'affirmation et la valorisation de la différence contre l'exigence d'égalité, en dénonçant cette égalité comme piégée, comme un triomphe du même, de l'Un qui nie l'altérité. Ce moment a toute l'effervescence d'un mouvement social, porté aussi par des revues, par l'édition — avec la création des éditions des femmes, de collections «Femmes» chez des grands éditeurs. C'est une belle explosion de créations et de textes, qui implique en même temps une formidable assignation à résidence (la résidence du «féminin»). Beaucoup de femmes s'inscrivent dans ce mouvement, y trouvent un regain d'énergie, de créativité, l'occasion de publier, d'être entendues…, mais à la condition impérative de venir se loger dans ce féminin complètement redéfini, qui n'est plus celui normatif, contraignant des discours du xixe siècle, mais qui est tout de même un féminin et procède beaucoup par inversion des valeurs et de la polarité des signes. Ce qui était mauvais, exclu, mineur est réhabilité, du côté du corps, du désir, du rapport à la mère — ou encore du préœdipien si l'on veut se référer à d'autres schémas théoriques. Ce courant, qui n'est pas forcément dogmatique dans l'effervescence de ses débuts, va durcir ses thèses à travers des mécanismes éditoriaux, à travers des débats à l'intérieur des mouvements féministes et de toute la mouvance culturelle qui les accompagne, la réception américaine en témoigne. Quand j'ai commencé à m'intéresser aux points de vue des Gender Studies, j'avoue qu'elles m'apparaissaient comme une ouverture intellectuelle, dans un champ à la fois littéraire, universitaire et intellectuel français où il n'était pas très facile de soutenir une position intellectuelle de femme et féministe hors d'un ralliement à ce courant de l'écriture féminine. Le genre ouvrait donc la possibilité d'une position critique et, pour la lecture que j'en ai toujours fait, d'une position radicalement historicisante et matérialiste.


Martine Reid

Évidemment je souscris à ces analyses: il est clair que l'on saute à pieds joints dans un champ très complexe. Je souhaiterais faire trois remarques: la première, c'est de rappeler que le point de départ de la question sur le genre, qui n'est pas si compliqué à traduire (en anglais aussi il désigne le genre grammatical), est d'abord un discours de psychiatre, un discours clinique. L'essai de Robert Stoller, Recherches sur l'identité sexuelle (traduit de Sex and Gender), qui a paru chez Gallimard en 1978, dix ans après sa publication aux États-Unis, vaut la peine d'être lu ou relu. Il contient notamment des analyses sur le transvestisme et le transsexualisme qui ont fait date, même si elles ont ensuite été critiquées. Ceci m'amène à la deuxième remarque que je souhaiterais faire: l'intérêt qu'on sent davantage aux États-Unis qu'on ne le sent parfois en France, c'est d'obliger, et cette obligation je la salue et je la souhaite, à une vision interdisciplinaire de ces questions. Autrement dit, il faut idéalement repasser par la psychanalyse, par l'anthropologie, par la sociologie pour se construire une boîte à outils adéquate pour penser ces questions. Il faut inviter à un butinage, souvent défendu, ou pour le moins compliqué, par l'université française (qui n'enseigne généralement que la littérature, la sociologie, l'histoire, etc.), de manière à pouvoir reprendre ici ou là des idées absolument nécessaires pour dépasser le simple constat. Ma troisième observation rejoint ce que Christine Planté soulignait, à savoir que la question du genre, qui est conceptuellement et intellectuellement très stimulante, est nécessaire dans le domaine de la littérature pour mesurer de manière précise ce qui se passe, c'est-à-dire cette bicatégorisation. C'est pourquoi la question de savoir si l'on écrit comme un homme ou comme une femme reste posée; mais il est tout de même intéressant de rappeler qu'on ne se demande pas si un homme écrit comme un homme et lui-même ne se pose pas cette question. Dans cette perspective, il est nécessaire de procéder à d'innombrables lectures et relectures (on a l'impression d'une sorte d'incessant travail, mais qui est à mon sens tout à fait nécessaire). On relit par exemple la fameuse section de De la littérature de Mme de Staël sur la situation des «femmes qui cultivent les lettres»: n'y a-t-il pas de sa part une forte exagération? Dans la pratique, on voit en effet les femmes auteurs relativement libres à l'égard de ces fortes contraintes qu'on voudrait voir érigées partout. Je pense qu'il y a tout de même du jeu et pas uniquement cette position de «paria» douloureusement exprimée par Mme de Staël.


Christine Planté

Je souhaiterais ajouter un mot sur la difficulté de traduction: il y a à la fois des incompréhensions et un décalage dans le temps. Pendant très longtemps on n'a pas voulu des Gender Studies en France, en disant notamment que le terme n'était pas traduisible: on ne pouvait pas dire «genre» sinon cela renvoyait au genre grammatical ou au genre littéraire et on ne pouvait pas non plus dire «gender» sans faire du franglais, ce qui apparaissait proprement désolant. Il est vrai qu'il y a une difficulté lexicale, mais cette difficulté est intéressante à travailler, elle est davantage un révélateur qu'un obstacle, surtout pour nous littéraires avec la possibilité d'une réflexion sur le genre des genres. Mais cette réelle difficulté lexicale a été prise comme alibi pour justifier un refus intellectuel de quelque chose qui venait d'ailleurs et qui dérangeait profondément.


Audrey Lasserre

Une sorte de résistance double, au transfert et à l'objet que l'on souhaitait transférer. Il me semble qu'en France cette résistance au genre ne s'est justement pas exercée de façon identique selon les disciplines universitaires, les tenant.e.s des études littéraires s'étant montré.e.s le plus souvent réfractaires à son usage (peut-être à cause de l'histoire que Christine Planté retraçait justement). Ce que l'on entend bien, d'ailleurs, dans vos différentes interventions, à travers la mise en contexte américaine, c'est aussi la transdisciplinarité, la pluridisciplinarité, ou l'interdisciplinarité que Martine Reid disait nécessaire en France, lesquelles définissent nécessairement les Gender Studies. Lorsqu'on s'inscrit dans une recherche à partir du concept de genre, le «butinage» d'autres travaux apparaît non seulement capital mais indispensable pour comprendre la construction sociale et culturelle de la bipartition. Cependant, dans un contexte français qui reste effectivement marqué par la segmentation disciplinaire ou dans un contexte américain au sein duquel un versant littéraire peut trouver à se formuler, existe-t-il une particularité des études littéraires sur la question du genre, ou des études de genre lorsque l'objet est littéraire? Et, en fonction du sujet qui nous réunit, à quel niveau textuel peut-on utiliser la problématique de genre?


Catherine Nesci

Il me semble que le renouvellement de l'interprétation des textes et de la poétique des œuvres, par l'angle du genre ou de la différence des sexes, est absolument fondamental pour le champ littéraire. Dans un volume pionnier comme Poetics of Gender, aux États-Unis, il s'agissait d'étudier la manière dont le masculin a pu incarner une norme transcendante, non formalisée, invisible; et d'utiliser le prisme du genre pour saisir la manière dont la production et la réception des textes et la conception de l'histoire littéraire (notamment l'institution de canons esthétiques et d'œuvres canoniques) relèvent d'une politique sexuelle. Ces gestes critiques s'imposent pour tous les genres littéraires, même si le roman semble un terrain privilégié en ce que la différence des sexes, le lien entre les sexes, voire la guerre des sexes sous-tendent le plus souvent l'intrigue romanesque. Au-delà d'une poétique renouvelée et d'une manière différente de lire et d'interpréter les œuvres, les études littéraires aux États-Unis ont rapidement intégré à la fois l'interdisciplinarité que permettent les études de genre, l'historicité des rapports entre les sexes et les constructions sociales du sexe et des appartenances raciales. Pour revenir à ce que disait Christine Planté, la notion d'écriture féminine a pu sembler une apparente victoire de la différence sexuelle: on était du côté du féminin, on avait acquis une certaine stabilité dans la définition du féminin. Avec la notion de gender, la nécessité s'impose de penser également la masculinité comme la dialectique entre les sexes. De plus, si dans les années 1970, les travaux très théoriques passaient par la psychanalyse, par la philosophie, à partir des années 1990, on note plutôt un retour à l'archive et aux études culturelles. Pensons au travail de Margaret Cohen sur le roman. Les chercheurs ont moins visé à théoriser et à fonder leurs pratiques sur les grandes théories, telles que le marxisme, le structuralisme, la psychanalyse. S'est ainsi développé un nouvel archivisme, dans la foulée de la pensée de Michel Foucault, qui a joué un rôle absolument fondamental dans le versant littéraire et culturel des Gender Studies aux États-Unis. Cela a beaucoup changé les analyses sur le roman et les travaux sur le corps, la famille, les champs de vision, les disciplines.

Mon problème avec les Gender Studies tel qu'on les pratique aux États-Unis, c'est qu'on est quand même dans une logique identitaire, alors qu'avec des textes comme Éthique de la différence sexuelle de Luce Irigaray, on s'intéressait plus à la question de l'altérité, on était davantage dans un rapport. C'est la critique que font certaines historiennes et philosophes françaises du gender à l'américaine: on pense beaucoup à la différence des sexes, mais moins au lien entre les sexes, à la question du rapport à l'autre. C'est pourquoi on a créé une expression un peu compliquée, «rapports sociaux de sexes», comme une définition possible de «gender», venue d'un champ marxiste.


Christine Planté

Il est difficile d'isoler les deux questions, celle de la singularité littéraire et celle de la singularité nationale. Dans les définitions du rôle des hommes et des femmes, du masculin et du féminin et dans leur traitement se jouent des investissements et des enjeux identitaires nationaux très forts. L'attachement à la singularité française, pour citer le titre d'un essai de Mona Ozouf, est très grand, ce qui complique terriblement les choses. On est en effet passé d'un moment très théorique à un moment de retour à l'histoire littéraire. Seulement l'histoire ne devrait pas jouer contre la théorie. Aujourd'hui nous sommes dans un mouvement de retour sur l'histoire littéraire, mais je crois qu'on ne peut pas se couper du débat avec l'anthropologie, la psychanalyse, la sociologie et l'histoire. Par ailleurs, la problématique des rapports sociaux de sexes est développée en France antérieurement aux tentatives d'importation du terme, et de la théorie du gender.

Un des lieux du malentendu pour la réception littéraire de la notion me semble se situer autour de l'idée de construction, puisque lorsqu'on veut dire très vite ce qu'est la théorie du genre, on dit que les sexes sont construits et non pas donnés. Or, c'est quelque chose que la littérature sait bien: tout est construit. Si la littérature a beaucoup à apprendre d'une réflexion en termes de genre (de gender), qui se comprend difficilement sans faire appel à ces processus de construction, je crois aussi que les études de genre ont beaucoup à apprendre de la littérature, car c'est un lieu où les choses sont mobiles et où précisément il y a une marge de liberté et d'indécidable. On comprend en travaillant sur des textes littéraires comment, sur fond de discours normatifs et de pesanteurs sociales extrêmes, les choses changent malgré tout, en faisant intervenir toute l'importance du langage et des appropriations individuelles et subjectives. De ce point de vue, le travail sur le genre des genres me semble donc fondamental. C'est une formule à laquelle je suis attachée et que j'ai avancée il y a longtemps, dans La Petite Sœur de Balzac, pour tenter de dépasser une apparente aporie: puisqu'on ne peut pas travailler avec gender en français, faisons de cette difficulté un ressort de l'analyse plutôt qu'un interdit. Ensuite, dans l'analyse du genre des genres, mais aussi des sous-genres (roman sentimental «féminin»/grand roman de mœurs «masculin»), il y a une grande fécondité qui permet de renouveler les approches. Mais elle n'épuise pas le champ de ce que l'on peut faire en littérature dans une perspective de genre, et ne doit pas évacuer d'autres approches possibles, d'autres points de vue. Une fois acquise l'évidence de la construction, il faut faire toute sa place à l'intériorisation de la bicatégorisation, à la charge subjective et à l'adhésion subjective aux modèles du masculin et du féminin — en particulier, pour la question qui nous a occupés pendant ce colloque, du féminin. Lorsque nous établissons, à partir d'une réflexion théorique, que ce féminin est une construction qui constitue un piège et entretient un système hiérarchique qui fait perdurer la domination des femmes, il ne faut pas ignorer à quel point des femmes y croient. Beaucoup vivent et écrivent, produisent à partir de là —y compris des œuvres extraordinairement inventives, dans une adhésion au pire féminin, normatif, enfermé dans le domestique, maternel. La seule grille de réflexion sur le «genre des genres» ne permet peut-être pas de saisir toute cette complexité.


Martine Reid

Je pense qu'on peut aussi, malgré tout, chercher à donner toute sa place à la littérature dans un double mouvement. Car on est très frappé de voir que, alors que les autres sciences sociales que j'énonçais tout à l'heure, ont avancé considérablement et à grands pas sur ces questions, la littérature est restée en retrait. D'une part, les historiens s'en sont un peu servi, mais d'une manière que nous jugeons parfois réductrice, pour leurs propres démonstrations. D'autre part, la littérature a été, notamment dans le domaine français, relativement timide: on a commencé à travailler sur ces questions il y a une vingtaine d'années environ (il y avait eu quelques études préparatoires) et ensuite ça a démarré assez lentement. Heureusement, il y a aujourd'hui beaucoup d'initiatives, elles se multiplient, il y en a plusieurs par an: il faut s'en réjouir car cela nous amènera à considérer les questions de stratégies. Plus il y aura d'études, plus il y aura croisement d'informations et plus on aura la constitution d'un matériau hétérogène à partir duquel on pourra énoncer des généralités. La synthèse, quoique exercice difficile, reste utile. Il me semble donc que le genre littéraire est un peu en retard sur ces questions: voilà pourquoi il est nécessaire que le va-et-vient permanent entre masculin et féminin soit mis sur le devant de la scène.

Ce qui complique la chose en littérature, c'est qu'il y a différentes strates, que ça se passe à différents «endroits». En termes de sociologie de la littérature, il y a des positionnements de chaque femme auteur, plus ou moins adroits ou maladroits, plus ou moins timides ou triomphants. Voilà un premier domaine où il convient de savoir comment l'œuvre au masculin se positionne: est-ce qu'on est dans un même type de relation? A priori non, mais une fois encore plus on aura d'exemple et plus on arrivera à penser correctement cette problématique. On a ensuite la question, évidemment centrale, des genres littéraires, puisque là aussi on a une sorte d'assignation à illustrer différents genres, que les femmes-auteurs vont à mon sens intégrer avec moins de docilité qu'on ne le voit souvent affirmer. La multiplication d'exemples de carrières de femmes auteurs est à cet égard très utile pour essayer de comprendre correctement comment cela fonctionne. Troisième point que je ferais valoir: c'est, à l'intérieur des romans, le système de représentation masculin-féminin. Car ce n'est pas parce qu'on est une femme auteur que l'on a tout à coup un système de représentation particulièrement novateur, moderne, féministe ou proto-féministe. Les déplacements existent, ils ne sont pas systématiques, ils ne correspondent pas nécessairement au genre de l'auteur. On a donc toutes sortes de terrains qu'il est à mon sens intéressant de multiplier en termes d'analyses.


Audrey Lasserre

Cette richesse de potentiel critique semble faire contraste avec le peu d'études – pourtant de grande qualité – menées au sein des études littéraires françaises. Quelle est la situation réelle de ces études en France? Peut-on proposer un bilan des recherches littéraires sur le genre ou des études littéraires utilisant le genre comme levier conceptuel? Les travaux qui sont menés en France, et ailleurs, sont-ils, selon vous, assez diffusés? Assez traduits? Pour illustrer cette dernière question, je prendrai l'exemple de l'ouvrage de Margaret Cohen, The Sentimental Education of the Novel (1999), auquel Catherine Nesci a déjà fait allusion, et qui n'a pas encore été intégralement traduit en français, alors qu'il s'agit, me semble-t-il, d'une référence pour les dix-neuviémistes.


Catherine Nesci

Je commencerais par préciser la situation un peu différente de Margaret Cohen, puisque sa référence première est Pierre Bourdieu: dans The Sentimental Education of the Novel, elle a essayé de penser les rapports entre genre (sexué) et genre romanesque à partir des Règles de l'art de Bourdieu, donc d'une approche renouvelée du champ littéraire et de l'essor du roman. Évidemment, aux États-Unis, il y a des études françaises qui ne sont pas lues, et inversement; il est donc assez difficile de comprendre les transferts culturels entre les deux pays. Mais je dirais qu'au niveau des études de genre, les modèles sont plutôt hybrides aux États-Unis. Au niveau des études dix-neuviémistes, les ouvrages les plus marquants, me semble-t-il, sont ceux de Dorothy Kelly (1989), Margaret Waller (1993), Naomi Schor (1993), Jann Matlock (1994), Janet Beizer (1994), Françoise Massardier-Kenney (2000) et le volume dirigé par Dominique D. Fischer et Lawrence R. Schehr, Articulations of Difference: Gender Studies and writing in French (1997).

Les études récentes sur le genre aux États-Unis portent plutôt sur la construction des sexualités et des masculinités, et la représentation de l'homosexualité; je pense notamment aux nombreux ouvrages de Lawrence R. Schehr qui ont ouvert la voie dès 1995: The Shock of Men: homosexual hermeneutics in French writing et Alcibiades at the Door: gay discourses in French literature. Même si ces travaux restent peu connus, en France, on retiendra que des échanges ont lieu entre les deux pays: les Américains lisent les Français, les études critiques américaines sont lues et connues en France, même si, du côté des champs éditoriaux, il reste difficile de faire traduire les textes.


Audrey Lasserre

À ce sujet, on pourrait également prendre l'exemple, déjà convoqué par Catherine Nesci, de Monique Wittig: enseignée et reconnue aux États-Unis, assez méconnue, pour ne pas dire inconnue, en France [après notre table ronde, un colloque s'est cependant tenu à Lyon en novembre 2009, organisé par l'ENS-LSH et les universités de Lyon 2 et de Lyon 3, dont la publication des actes est annoncée sous le titre Lire Monique Wittig aujourd'hui], Wittig est représentative d'une grande part des féminismes français des années soixante-dix – sans compter son adoubement littéraire par le groupe néo-romanesque. Il s'agit non seulement d'une écrivaine qui s'est consacrée à la fiction mais aussi d'une théoricienne fondamentale (The Straight Mind / La Pensée straight). On serait ainsi souvent confronté à une réception critique paradoxale telle que la pointait, mais autrement Eleni Varikas («Féminisme, modernité, postmodernisme: pour un dialogue des deux côté de l'océan») dans le numéro spécial Féminismes au présent (1993) déjà cité par Christine Planté.


Christine Planté

Sur le dialogue franco-américain, puisqu'il est beaucoup question de cela, il me semble que la surdité s'accroît avec le temps et je suis vraiment frappée, quand je lis des livres sur un même objet, de la sereine ignorance de beaucoup de chercheurs (non tou.te.s, heureusement) des bibliographies de l'autre pays; on atteint parfois des distances qui donnent le vertige. Et je ressens du coup la nostalgie de l'époque où il y avait un peu plus de dialogue, quitte à ce que ce soit dans le malentendu ou l'altération. Le problème évoqué par Catherine Nesci est sans doute lié à l'état des études littéraires aux États-Unis et à un décalage qui fait qu'actuellement, les choses ne s'y formulent plus principalement en termes de genre. J'ai même l'impression, à lire la production critique américaine, que le genre y est parfois entendu dans une version féministe de la première heure qui devient un modèle à critiquer, voire à combattre ou à dépasser, y compris sur son propre terrain. Je pense à la fois à la critique que fait Michael Lucey des lectures féministes de Balzac (celles de Soshana Felman, Naomi Schor, Janet Beizer…), et à la critique que fait Christopher Miller du livre Translating Slavery de Doris Y. Kadish et Françoise Massardier-Kenney. Dans les deux cas, on a l'impression que les arguments des féministes et des premières études de genre sont retournés à l'envoyeur (ou plutôt à l'envoyeuse) pour les dépasser en radicalité critique – non sans une certaine hostilité. Mais certes, tout cela est assez loin de l'espace français et du type de débats que suscite l'exploration des corpus de notre colloque.

Pour en revenir à la première question posée par Audrey Lasserre, quand on compare la situation des études littéraires dans une perspective de genre en France avec ce qui existe ailleurs en Europe – y compris dans des pays du sud de l'Europe qu'on a longtemps supposés plus misogynes et plus antiféministes –, et avec la situation en France dans d'autres disciplines – en particulier en histoire et en sociologie –, on est saisi de malaise parce qu'on n'a pas beaucoup d'outils disponibles pertinents pour la littérature en France et en français – la double précision est importante, il existe en effet des travaux menés dans la Francophonie (en Suisse, en Belgique, au Québec) qui ne sont pas beaucoup diffusés ni utilisés en France. Ces problèmes de diffusion sont aussi des problèmes de culture intellectuelle et académique. Ce qui fait cependant que les choses changent lentement me semble être d'ordre très pratique: c'est l'essor des textes numérisés (internet nous donne accès à beaucoup de textes introuvables auparavant), c'est la saturation des sujets de recherche sur les grands auteurs qui fait que l'on est un peu obligé, pour faire entendre sa voix ou pour donner des sujets à des étudiant.e.s, de sortir des sentiers battus. C'est aussi l'internationalisation des études, l'européanisation en particulier, qui fait que lorsqu'on entrouvre un morceau de cursus sur le domaine du genre, on s'aperçoit que les étudiants venus des pays étrangers s'y précipitent en grand nombre, ce qui donne matière à penser aux responsables d'université. Une telle victoire ne paraît peut-être pas très noble sur le plan intellectuel, mais cet état de fait a l'avantage de faire évoluer le champ. Il reste qu'on manque encore de beaucoup de choses: d'éditions accessibles en poche (ce qui rend très appréciable le travail entrepris par Martine Reid dans la collection Folio), d'outils critiques un peu synthétiques – une histoire littéraire des femmes? une histoire des femmes dans la culture? une histoire sous l'angle des genres? –, etc. On manque également de mémoire, c'est-à-dire d'une tradition continue, transmise, vivante, qui évite de tenir des discours sur des sujets déjà traités en ignorant ce qui existe. Tant qu'on ne remédie pas à ces manques, les travaux sur les femmes et dans une perspective de genre restent un champ qu'on prend moins au sérieux, et qu'on n'aborde pas avec toute la rigueur scientifique qui s'applique ailleurs. Or, on ne voit pas pourquoi ce serait un domaine qui ne mériterait pas le même niveau d'exigences épistémologiques et de théorisation que tous les autres.


Martine Reid

On en a la preuve continument si l'on regarde les histoires littéraires. Il est certain qu'on la voit traitée avec une désinvolture que personne ne semble contester. Non seulement il n'y a pas de pensée, mais la plupart du temps les informations dont on dispose sont incomplètes, quand elles ne sont pas erronées. Effectivement le discours universitaire français, mis à part un certain nombre de petites bulles dont on connaît l'existence, ne semble pas encore avoir pris conscience qu'il y a là de vraies questions, à la fois historiques, théoriques et conceptuelles. Les raisons d'une telle situation sont multiples. Elles tiennent notamment à la structure de l'université en France, à la place (mince) qu'y occupe la littérature (ce qui n'est pas le cas dans les cursus anglo-saxons), à une vision des lettres qui continue de se vouloir universaliste au nom d'une tradition qui désormais a fait long feu mais qui se refuse à être pensée.


Catherine Nesci

Pour illustrer ce que disait Christine Planté de la situation des études littéraires en comparaison d'autres disciplines, j'évoquerais l'échange que j'avais fait à l'automne 1999 avec Gabrielle Houbre (Université Paris 7 – Denis Diderot): j'étais venue donner un cours sur «Femmes et féminismes XIXe / début du XXe siècle» et parmi mes étudiants, une dizaine venaient de sociologie. Car, cette année-là en sciences sociales, l'un des sujets d'agrégation portait sur le genre. Cela veut donc dire qu'il y a dix ans, un concours national en sciences sociales avait déjà fait du genre un outil théorique, conceptualisé, dans le cadre de la formation des enseignants. Par ailleurs, dans Écrire l'histoire des femmes de Françoise Thébaud (1998), il y a déjà une théorisation très importante de cette notion de genre; dans la republication notamment, mais déjà dans la première édition, cela faisait partie de la réflexion, de la terminologie, de l'épistémologie et de la théorisation.


Audrey Lasserre

Tout à fait, certaines disciplines ont intégré et institutionnalisé le genre, contrairement aux études littéraires qui font, à l'heure actuelle, figure de lanterne rouge. Avant de donner la parole à la salle, je souhaiterais énoncer encore deux questions qui me semblent intéressantes à soulever. La première porte sur l'écriture et la construction du savoir littéraire: l'outil «genre» n'encourage-t-il pas à mettre en question la langue, la terminologie, l'imaginaire que nous utilisons en tant que chercheuses et chercheurs? Par ailleurs, et ce serait ma seconde question, quelles sont les stratégies déjà actives ou à déployer, que l'on considère l'enseignement, la recherche, l'établissement d'un réseau, ou l'édition, pour parvenir à une meilleure situation française et littéraire dans ce domaine?


Martine Reid

Pour ce qui est de la stratégie, il faut souhaiter autant de gestes possibles, à tous les niveaux. Il faut une vraie synergie entre les différents groupes de recherches, qui sont peu nombreux en France; la pluralité est souhaitée dans toute espèce de gestes, que ce soit à un niveau éditorial ou bien au niveau des colloques, des thèses ou des enseignements. En somme, il faut souhaiter que ça bouge collectivement: il est utile de conjuguer les efforts.


Christine Planté

La question du langage me paraît fondamentale. Comme le rappelle Joan Scott, genre est un mot emprunté à la grammaire et utilisé de façon impropre, au départ, en anglais, pour suggérer la construction par le langage en même temps que par l'histoire. Curieusement, les études de genre, notamment littéraires, ne se sont pas pleinement emparées de cette dimension qui me paraît pourtant très féconde.

Du point de vue des stratégies, il faut beaucoup de rigueur et en même temps beaucoup d'ouverture et de tolérance. Car pendant un temps, non contentes de souffrir d'illégitimité, de défiance ou d'ironie, les dites études étaient complètement minées de l'intérieur par des affrontements disciplinaires, théoriques, politiques et par des défiances institutionnelles réciproques. Ces anathèmes, ces exclusions affaiblissaient le champ de recherche et rendaient inintelligibles les débats entre les différentes positions en présence. Il est donc important d'entendre des points de vue différents mais, en même temps, il importe de ne pas tout mélanger. Par exemple, je n'emploie jamais les expressions «écriture féminine» ou «littérature féminine» – sauf par citation, et le plus souvent avec des guillemets – car j'y vois une construction idéologique que je combats. Il est important d'essayer de définir ce que l'on fait– méthodes, enjeux, terrains d'appréciation – tout en laissant se développer des points de vue différents. Dans mes pratiques d'enseignement et d'impulsion de la recherche, j'essaie de laisser s'exprimer des points de vue longtemps dominants en France et aujourd'hui marginalisés – ceux qui postulent précisément la différence, ceux de l'«écriture féminine» –, même si j'en mène la critique intellectuelle par ailleurs. Cette double exigence me paraît nécessaire.

Je voudrais également rappeler qu'il existe en France un réseau interdisciplinaire national d'études sur le genre (RING), qui réunit de nombreuses universités et est en train de se constituer en fédération nationale de recherche. Le principe de cette fédération ayant été accepté par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, on peut y voir le signe d'une reconnaissance, et d'une transformation du champ académique tenant compte à la fois de l'horizon international et des travaux et résultats accumulés.


Catherine Nesci

Aux États-Unis, l'essor du postcolonialisme et des études ethniques a suscité une interrogation sur le nom même des départements d'études féminines: comment va-t-on s'appeler? va-t-on rester «Feminist Studies» ou «Women's Studies» ou bien devenir «Gender Studies»? Depuis, il me semble qu'il y a un regain, un nouveau souffle liés à l'importance des phénomènes de mondialisation. On assiste à un retour sur la question des femmes, posée depuis un point de vue international. Regardez l'O.N.U.: à la conférence de Pékin, la notion de genre était mise en avant de manière internationale, et c'était là un signe. Étant donnée la recrudescence de politiques patriarcales contre les femmes, dans un ensemble de pays, et les mouvements en Europe autour de la parité et des droits des femmes, il y a eu dans les départements d'études féminines ou de Gender Studies tout un nouveau souffle. Et avec ce nouveau souffle international et la construction européenne, des progrès énormes ont été faits. Je serais donc plutôt optimiste de ce côté-là et il me semble que ce regain de la réflexion féministe et son lien avec les études de genre vont permettre de poser de nouvelles questions, qui seront d'après moi bénéfiques au niveau des études littéraires. Et ce, justement parce qu'il y a une crise au niveau des études littéraires et que les questions que posent les études de genre (qui sont dans une pluridisciplinarité) peuvent apporter des modèles nouveaux, proposer une autre approche de la littérature et des études littéraires.

Pour ce qui est de la question de la construction du savoir littéraire, je crois que quand on pose des questions liées à la différence des sexes, aux rapports d'identité, on est dans des questions d'ordre épistémologique et existentiel fondamentales. On est dans le domaine de la littérature, mais aussi dans celui de l'éthique, du vécu. C'est pourquoi cela ne peut, selon moi, que durer.


Audrey Lasserre

Passons dès maintenant la parole à la salle.


Catherine Mariette-Clot

Bien que je connaisse peu de choses dans ce domaine, j'ai lu Hélène Cixous et je voulais savoir quelle est sa place dans ce paysage (il me semble que c'est elle qui a créé le groupe d'études féminines à Vincennes). A-t-elle une position particulière par rapport à tout ce que vous avez dit?


Catherine Nesci

Hélène Cixous a écrit l'un des grands textes fondateurs sur l'écriture féminine, «Le rire de la Méduse» (1975). En le retravaillant cet automne avec mes étudiants, je me suis aperçue que ce texte conserve une pertinence étonnante pour les jeunes femmes, au niveau de leur vécu et de la façon dont elles conçoivent le rapport à leur corps et leur créativité, et qu'il fait partie de tout cursus d'études féminines et études de genres, que ce soit en sciences sociales ou en sciences humaines. On est donc loin de la lecture réductrice et essentialiste qui a souvent été faite de ce texte. Aux États-Unis, la Scandinave Toril Moi a largement contribué à fixer cette vision biaisée d'un féminisme français essentialiste. Dans son livre, Sexual/Textual Politics: feminist literary theory (1985), elle présente de manière intéressante la pensée d'Hélène Cixous et celle de Julia Kristeva, mais ses critiques sont peu rigoureuses et parfois simplistes, comme si Cixous ou Kristeva étaient les chantres de l'assignation à résidence du féminin, et d'une essentialisation de la différence sexuelle. Le débat a été repris dans les mêmes termes souvent trompeurs, de part et d'autre de l'Atlantique: parler de différence sexuelle, c'est donner un contenu aux deux sexes, c'est fixer les définitions et les identités du masculin et du féminin. Alors que parler des différences des sexes, c'est une manière différente de poser la question, en dehors d'une logique identitaire fondée sur le corps et les données biologiques. Reste que j'ai pu observer une réception enthousiaste et novatrice de la pensée d'Hélène Cixous par des jeunes qui n'ont aucune idée des débats qui ont déchiré à une certaine époque les penseurs et les tenants de la critique féministe et qui se réapproprient «Le rire de la Méduse» pour penser le corps et la sexualité, les identités sexuelles et les appartenances raciales dans un monde nouveau. Ainsi, toute une réflexion s'est faite et continue à se faire autour d'un certain nomadisme et autour de femmes qui n'étaient pas forcément occidentales. L'œuvre d'Hélène Cixous y conserve une grande vitalité. Bien évidemment, il faut souligner que la réception du «Rire de la Méduse» a positionné ce texte comme opposé à une conception sociale et historicisée du genre. Et l'œuvre de Cixous nous invite à interroger le fait que certains courants des études de genre débouchent sur une dé-sexuation des êtres et un effacement du corps féminin.


Christine Planté

Je distinguerais pour ma part l'œuvre littéraire d'Hélène Cixous de sa position théorique et institutionnelle. Le département d'études féminines qu'elle a fondé à Paris VIII dessinait un champ bien particulier, situé d'abord du côté de la différence et du féminin, lié aussi à la pensée de Jacques Derrida et aux théories de la déconstruction. Pour ma part, je crois avoir construit une partie de mon itinéraire intellectuel en réaction au discours de l'«écriture féminine», qui a été alors ce qu'on a le plus retenu de ses positions, et qui tendait à verrouiller le champ à la fois intellectuel et créatif, en ce que, pendant un temps si, femme, on ne voulait pas écrire de la femme, on ne se trouvait pas beaucoup d'espace pour s'exprimer. Cela n'empêche que je reconnais là des positions dont je respecte la cohérence. Le temps ayant passé, il me paraît plus facile aujourd'hui de développer un commentaire critique du «Rire de la Méduse», maintenant que le texte apparaît comme une page – importante – d'histoire intellectuelle, que lorsqu'il véhiculait une forme de doxa qui avait sa valeur contraignante et normative, et qui constituait une menace pour qui entendait refuser l'assignation au féminin. C'est contre cette norme et cette menace que s'élève vigoureusement Monique Wittig dans l'«Avant-note» à sa traduction de Passion, de Djuna Barnes, en 1982 (repris dans The Straight Mind, 1992). Le Rire de la Méduse, texte provocateur, dans une écriture de manifeste, a beaucoup séduit — et continue à séduire. En effet, l'inversion des valeurs et l'affirmation d'une force dynamique, contestatrice du féminin réprimé et refoulé constituent une position plus aisément identifiable, et plus facile à tenir que la critique de la bicatégorisation, ou le choix d'un entre-deux, qui risquent de condamner à ce statut de paria que j'évoquais pour commencer. La revendication d'une reconnaissance et d'une place, le passage par l'énonciation en nous (les femmes…), l'affirmation d'un dessein collectif ont été de puissants moteurs dans les mouvements féministes occidentaux des années 1970. Le comprendre et le dire n'invalide pas la critique des théories de l'écriture féminine, qui ont eu longtemps des effets pernicieux dans le champ français. Elles ont reconduit sous une forme séduisante et renouvelée le discours de la différence (indissociable d'une hiérarchie), dans lequel la spécialiste du xixe siècle que je suis ne peut que voir la suite de discours antérieurs sur la «littérature féminine». La prégnance de ce discours a retardé en France l'acceptation de réflexions critiques qui se sont développées ailleurs. En outre, on a eu dans les études littéraires à l'université tendance à vouloir rabattre sur la question de l'écriture féminine, très médiatisée pendant un temps, toute volonté de travailler sur les femmes et dans une perspective de genre en littérature, et cela a détourné de ces questions ceux et celles (nombreuses), qui se défiaient de cette supposée écriture féminine.


Sylvie Chaperon

Je voudrais revenir sur le premier axe de cette table ronde, à savoir l'échange de sourds entre les États-Unis et la France. En sciences sociales, on sent tout de même une spécificité nationale – qui est peut-être aussi une spécificité disciplinaire – puisque le concept de genre s'est imposé dans le sillage du concept de rapports sociaux de sexe, qui a une origine marxiste, matérialiste. Du coup, il y a eu une résistance à l'importation du concept de genre, qui semblait un peu gommer les rapports de domination pour afficher une sorte de symétrie entre le genre masculin et le genre féminin. Dans les sciences sociales, on insiste bien sur le fait que le genre n'est pas seulement un rapport de bicatégorisation mais bien un rapport de hiérarchisation et que les deux sont intrinsèquement liés. Je voulais donc savoir si c'était une spécificité disciplinaire ou bien si l'on retrouve dans le champ des études littéraires cette insistance sur la hiérarchisation des rapports de pouvoir, qui me semble être forte en histoire et en sociologie en France. Ou bien est-ce que les grands débats de l'écriture féminine auraient gommé cette spécificité française?


Martine Reid

Il me semble que le positionnement de l'écriture féminine, dont Hélène Cixous est une figure phare, est une réponse à cette situation. C'est-à-dire que pour éviter tout rapport de domination, pour ne pas se retrouver pris dans cette sorte de rapport social où, de toutes façons, les uns disent aux autres ce qu'ils doivent faire, le mieux est de s'extraire de cet ensemble et déclarer qu'il y a autonomie et pensée du nous collectif annexée sur l'appartenance au genre et au sexe. Toutefois, on le sait, Hélène Cixous a rapidement refusé d'être prisonnière de cette notion. Elle a fait valoir la liberté de positionnement à l'égard des contraintes du genre comme de l'assignation à être d'un sexe plutôt que d'un autre. Son dialogue avec Derrida est revenu inlassablement sur cette question.

D'autre part, il est évident que le champ littéraire a interrogé ce rapport de domination, qui le structure en profondeur et dont chaque texte, qu'il soit ou non attentif à cette question, apporte la preuve. Nous faisons large usage du texte de Bourdieu. Ensuite, en tant que littéraires, il nous faut retrouver les principes de ce fonctionnement dans les romans, dans les poèmes, dans toute espèce de manifestation proprement littéraire. Il y a aussi à montrer qu'il y a une spécificité littéraire à ce rapport de domination manifeste.


Christine Planté

Cette asymétrie est fondamentale, évidemment. Il n'y a pas seulement deux catégories, ce sont deux catégories asymétriques, dans un rapport de domination qu'on évite souvent pudiquement de désigner comme tel de façon trop précise en littérature, parce que cela paraît un modèle venu d'autres disciplines, d'analyses plus directement politiques, et aussi parce qu'en littérature les choses sont vécues comme plus compliquées. Entre hommes et femmes, les rapports ne sont pas que de force: il y a d'autres rapports, de désir, d'alliance, de rencontres. Il y a aussi une labilité plus grande des positions dans le langage, avec en particulier dans la littérature quelque chose qui n'a pas tellement son équivalent dans l'ordre des rapports sociaux de sexe ou des rapports professionnels: c'est, en particulier à partir du xixe siècle, et compliquant singulièrement les choses, une valorisation du féminin dans certains discours, et une appropriation du féminin par les hommes. Je pense à Balzac écrivant les Mémoires de deux jeunes mariées, au poète se disant inspiré de la Muse, voire énonçant une parole féminine en première personne, et pouvant prétendre incarner et énoncer la voix des deux sexes à lui seul. On peut bien sûr montrer qu'il s'agit encore d'un rapport de domination, mais il est accompagné d'un discours de valorisation du féminin, et en partie dissimulé par ce discours. Si on plaque d'emblée un schéma en termes d'oppression ou de domination, comme le fait Christine Delphy lorsqu'elle transpose un schéma marxiste d'analyse des rapports de classes aux rapports de sexes, on donne le sentiment d'aplanir, de simplifier. Et, en effet, on manque quelque chose de la complexité des textes et des positions singulières.


Florence Sisask

En Scandinavie, on peut dire que l'on a tout calqué sur les États-Unis: on est passé assez vite des études féminines aux études de genre. Il y a une chose que vous n'avez pas mentionnée, peut-être parce que ce n'est pas pertinent en France, c'est ce qu'on appelle l'intersectionnalité, qui vient des études postcoloniales. Quelle pertinence cela peut-il avoir en France?


Audrey Lasserre

Votre question me semble tout à fait centrale. Il faudrait certainement rappeler, ce qui constitue, en partie déjà, une réponse en matière de spécificité littéraire française, que l'intersectionnalité propose de croiser, au sein de l'analyse, catégories de sexe, de classe, de race, etc. Je pense à un article paru dans Études féminines / Gender Studies en littérature en France et en Allemagne, «Critique littéraire, études féminines et Gender Studies: le champ actuel des théories et des méthodes en Allemagne» de Christiane Zolte-Gresser, article de synthèse qui produit le même constat: «la trinité de race, class and gender est devenue, dans le domaine des lettres américaines, et avec un certain retard en Europe, une catégorie d'analyse indispensable à la critique littéraire». Cet intérêt pour la coexistence des rapports de genre avec d'autres rapports de pouvoir me paraît être non seulement américaine mais encore européenne, comme le montre l'exemple de l'Allemagne et de la Scandinavie (s'inspirant, certes, des études pratiquées aux États-Unis), et pourtant si peu française, en matière d'études littéraires du moins.


Catherine Nesci

Il me semble que dès l'origine, avec la manière dont le féminisme a intégré la pensée déconstructionniste, existait un désir de remettre en cause les binarismes d'une idéologie patriarcale, impérialiste, afin de défaire les hiérarchisations entre masculin et féminin, comme entre blanc et noir. La réflexion sur les appartenances raciales et sur les classes sociales est intervenue très tôt dans les départements d'études féminines. Car, au moment où le féminisme a été remis en question aux États-Unis, dans les années 1970, c'est justement parce que certaines féministes noires n'y trouvaient pas leur compte; avec l'essor des mouvements noirs et latino-américains, on a pris conscience de la domination de modèles élitistes bourgeois (et blancs), qui ne disaient absolument rien à la plupart des femmes. Cela a entraîné de nouvelles prises de position, une refonte des champs et des questionnements, qui ont débouché sur l'intégration des catégories de race et classe à celle de genre. Le trio race, classe et genre a renouvelé les questionnements et les objets d'étude, surtout dans les départements d'anglais, où la réflexion postcoloniale s'est faite à partir de penseuses comme Gayatri Chakravorty Spivak, dont l'essai «Can the subaltern speak?» (1988) a servi de texte fondateur au mouvement postcolonial. Ces questions ont bouleversé la manière dont on pensait la domination des hommes sur les femmes et ont compliqué les prises de position sur la domination. Mais quand on lit des ouvrages de Chicano Studies ou de Black Studies, on s'aperçoit que les théorisations passent aussi par les féministes, ou la pensée, françaises. C'est un mélange qui peut paraître étonnant d'un point de vue français, mais qui fait sens aux États-Unis.

Une remarque sur le champ comparatiste, qui joue un rôle de vecteur dans la théorisation littéraire et l'interdisciplinarité. Je pense à quelqu'un comme Élisabeth Bronfen, qui est peu connue en France, mais très lue aux États-Unis; féministe allemande, enseignant à Zurich et à New York University, elle est l'auteur d'ouvrages passionnants comme Over her Dead Body: death, femininity and the aesthetic (1992) et The Knotted Subject: hysteria and its discontents (1998). La question se compliquerait sans doute dans les études littéraires si on incluait le paradigme des études comparatistes.


Audrey Lasserre

À l'évidence, oui, puisque dans l'article, il est justement question de Margarete Zimmerman, comparatiste à la Freie Universität de Berlin, et de Renate Kroll, professeure en sciences de la littérature romane à l´université de Siegen, dont les travaux, depuis le milieu des années 1990, ont contribué à l'institutionnalisation des études de genre en Allemagne, alors que la romanistique accusait un retard dans ce domaine.


Christine Planté

Les choses varieraient également à l'intérieur des disciplines, selon les différents pays. Des collègues qui travaillent en romanistique sont plus réticents à utiliser ces modèles et ces schémas analytiques que ceux qui travaillent en littérature comparée ou en littérature anglaise ou américaine. La question posée est intéressante parce que tout ce qui vient d'être évoqué peut aller soit vers des logiques qui paraissent multiplier les démarches identitaires, soit vers un éclatement des identités. On peut soit démultiplier les catégories et prétendre tout analyser à partir de là, soit tellement les croiser que finalement il n'y a plus de catégorie, puisque chaque individu se situe à l'intersection de plusieurs déterminations. L'intersectionnalité est née du black feminism et du double malaise de femmes féministes noires, qui se sentaient également oubliées et mal représentées dans les mouvements antiracistes et dans les mouvements féministes. C'est une démarche qui passe aussi par une réflexion sur les droits politiques, sur les rapports sociaux, sur des questions institu­tionnelles, et qui montre que ce n'est pas par une addition de son orientation sexuelle, sa couleur, sa religion, son genre… qu'on peut situer un individu, mais que tout se redéfinit et se réarticule différemment pour chacun.e. On aboutit à l'incapacité de définir un être par une catégorie, et au constat que la cohérence de la catégorie même, quelle qu'elle soit, est problématique –en l'occurrence, celle du sexe, ou «des femmes». C'est une des grandes critiques adressées au féminisme: le sujet féministe – pour reprendre les termes de Judith Butler – est une femme blanche, urbaine, de classe moyenne ou aisée, hétérosexuelle. Dès lors, qu'en est-il des autres? Sont-elles moins femmes? Il y a là une logique d'éclatement des identités qui mène aux Queer Studies.

En réponse à une question sur la différence entre Gay Studies et Queer Studies, et malgré le risque de simplifier, je dirais qu'il me semble, au départ, que les Gay and Lesbian Studies assument l'homosexualité et, pour les études littéraires, développent un discours sur la littérature ou sur la culture à partir de cette expérience et cette catégorisation à la fois subie et revendiquée. Alors que les Queer Studies, apparues plus tardivement et dans la continuité de l'interrogation sur le genre, recherchent une position qui ne soit régie ni par l'appartenance de sexe ni par une orientation homosexuelle ou hétérosexuelle stable, une position qui défie toute les catégorisations et la notion même d'identité.

Du point de vue des études littéraires, les Queer Studies peuvent paraître offrir le bon modèle, celui de la liberté et de la circulation. Je suis frappée de ce que, alors qu'il y a eu un refus massif des théories du genre (en particulier dans les pratiques de traduction, dans l'importation des concepts) – ou plutôt une ignorance, en parti nourris d'un éloge de la différence dérivé du discours sur l'«écriture féminine», récemment, la pensée queer est arrivée assez vite à trouver en France reconnaissance et traduction. Par exemple, le livre de François Cusset, Queer critics, a paru assez vite aux PUF, le livre de Michael Lucey sur Balzac déjà évoqué me paraît relever aussi de cette approche. Rien d'équivalent ne s'était passé dans le domaine des études de genre en littérature. Or, s'est joué avec le genre un (long) épisode intellectuel vraiment nécessaire pour comprendre ce qui se passe ensuite à l'étape queer, épisode presque complètement passé sous silence dans la version française du débat. Par ailleurs, un élément de résistance doit aussi être signalé, de nature cette fois politique. Dans un moment de mondialisation, de crise, on a parfois le sentiment d'assister à un retour à des catégories simples et simplistes, qui amène à douter de la pertinence des discours de la déconstruction, de l'éloge de libre circulation des identités, du multiple et du pluriel, à partir du constat que ce sont bien les femmes – ou si on préfère les êtres socialement catégorisés comme telles – qui se trouvent plus massivement au chômage, atteintes par la pauvreté, privées de couverture sociale. On sort là évidemment de la littérature et des études littéraires, mais rappeler cette épreuve de la réalité face au vertige des déconstructions à l'infini me semble une question qu'on aurait tort d'écarter.


Annexe


Participantes


Catherine Nesci est professeure à l'Université de Californie (campus de Santa Barbara), dans le département d'études françaises et italiennes. Elle a organisé en 2008 à Santa Barbara la dix-huitième conférence internationale des études sandiennes, intitulée: «George Sand: écriture, performance et théâtralité». Son premier livre, La Femme mode d'emploi (1992), portait sur la fonction des identités sexuées dans la construction de La Comédie humaine de Balzac. Elle a par ailleurs écrit une quarantaine d'articles, dont plus de la moitié sont consacrés aux femmes de lettres du dix-neuvième siècle, et ses travaux les plus récents portent sur George Sand, Flora Tristan et Delphine de Girardin, à l'occasion d'un numéro spécial de la revue Dix-Neuf. Journal of the Society of Dix-Neuviémistes (7, 2006), paru sous sa direction. Enfin, en 2007, elle a publié son livre: Le Flâneur et les flâneuses: les femmes et la ville à l'époque romantique (Ellug).


Christine Planté est professeure à l'université de Lyon 2 et membre de l'UMR LIRE (Littérature Idéologie des Représentations xviiie-xixe siècles), où elle dirige le programme «Masculin, féminin». Elle est également responsable de l'axe «Genre et culture» du cluster «Patrimoine, culture, création» de la Région Rhône-Alpes, et membre du comité directeur de la fédération de recherche RING (Réseau interdisciplinaire national sur le genre). Spécialiste de la place des femmes dans l'institution et l'histoire littéraires, théoricienne du genre des genres, elle s'est parmi les femmes écrivains particulièrement intéressée à Marceline Desbordes-Valmore, George Sand et Madame de Staël. Parmi l'ensemble de ses publications, on retiendra La Petite Sœur de Balzac: essai sur la femme auteur (1989), Femmes poètes du dix-neuvième siècle. Une anthologie (1998, 2e éd., 2010), L'Épistolaire, un genre féminin? (1998), Masculin/féminin dans la poésie et les poétiques du dix-neuvième siècle (2002), Gorge Sand critique (1833-1876)(2007) et, parmi ses articles, «La place des femmes dans l'histoire littéraire» (RHLF, 2003).


Martine Reid est professeure à l'université de Lille-III. Auteure de nombreux travaux sur la littérature du XIXe siècle, elle s'est notamment intéressée à George Sand, comme en témoigne son essai Signé Sand: l'œuvre et le nom (Belin, 2003) la réédition d'une demi-douzaine d'œuvres de Sand (chez Gallimard et Actes Sud) et une édition critique complète d'Histoire de ma vie (Gallimard, «Quarto», 2004). Elle a étendu ses interrogations aux femmes auteurs en organisant un colloque consacré à Madame de Genlis en 2007 (Madame de Genlis: littérature et éducation, PURH, 2008), puis une série de conférences sur les femmes auteurs à la bibliothèque de l'Arsenal. Depuis 2007, elle a réalisé un travail de réédition fondamental par la création en Folio, chez Gallimard, de la série «Femmes de lettres». Elle a organisé, en mars 2009, à la Bibliothèque nationale de France, un colloque consacré à la place des femmes dans la critique et l'histoire littéraires et elle achève en ce moment un essai sur les femmes auteurs qui sera publié chez Belin en 2010.


Références citées lors de la table ronde


Beauvoir, Simone de, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949, 2 vol.

Beizer, Janet L., Ventriloquized Bodies: narratives of hysteria in nineteenth-century France, Ithaca, London, Cornell University Press, 1994.

Bourdieu, Pierre, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998. Voir également l'édition de 2002, La Domination masculine suivie de Quelques questions sur le mouvement gay et lesbien, augmentée d'une préface. Les Règles de l'art: genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

Bronfen, Élisabeth, Over her Dead Body: death, femininity and the aesthetic, Manchester, Manchester University Press, 1992. The Knotted Subject: hysteria and its discontents, Princeton, Princeton University Press, 1998.

Bronfen, Élisabeth et Kavka, Misha (dirs.), Feminist Consequences: theory for the new century, New York, Columbia University Press, 2001.

Butler, Judith, Gender Trouble: feminism and the subversion of identity, New York, Routledge, [1990] 2006. Trouble dans le genre: pour un féminisme de la subversion, préface d'Éric Fassin, traduit de l'anglais par Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005.

Butler, Judith, Laclau Ernesto et Žižek Slavoj, Contingency, Hegemony, Universality: contemporary dialogues on the left, London, New York, Verso, 2000.

Cixous, Hélène, «Le rire de la méduse», in L'Arc, «Simone de Beauvoir et la lutte des femmes», n°61, 1975, p.39-54.

Cohen, Margaret, The Sentimental Education of the Novel, Princeton, Princeton University Press, 1999. Traduction d'extraits par Marie Baudry et «Quelques observations à propos de The Sentimental Education of the Novel» par Martine Reid, dans «Les femmes ont-elles une histoire littéraire?», Audrey Lasserre (dir.), Fabula-LHT, n°7, 2010.

Cornel, Drucilla, «Genèse et tribulations du concept de genre aux Etats-Unis», in Masculin-féminin: pour un dialogue entre les cultures, Nadia Tazi (dir.), Paris, La Découverte, 2004.

Cusset, François, Queer Critics: la Littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs, Paris, Presses universitaires de France, 2002.

Delphy, Christine, «L'invention du "French Feminism": une démarche essentielle», in Nouvelles Questions féministes, «France, Amérique: regards croisés sur le féminisme», Paris, IRESCO, volume 17, n°1, février 1996, p.15-58. Repris dans L'Ennemi principal, 2. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001, p.319-358.

Féminismes au présent, supplément à Futur antérieur, Michèle Riot-Sarcey, Christine Planté et Eleni Varikas (dir.), L'Harmattan, mars 1993. [Varikas, Eleni, «Féminisme, modernité, postmodernisme: pour un dialogue des deux côté de l'océan», p.59-84]

Fischer, Dominique D. et Schehr Lawrence, R. (dir.), Articulations of Difference: Gender Studies and writing in French, Stanford, Stanford University Press, 1997.

Fraisse, Geneviève, «Sexe/Genre, Différence des sexes, Différence sexuelle», in Vocabulaire européen des philosophie: dictionnaire des intraduisibles, Barbara Cassin (dir.), Paris, Seuil-Le Robert, 2004, p. 1154-1158. «A côté du genre», in Masculin-féminin: pour un dialogue entre les cultures, Nadia Tazi (dir.), Paris, La Découverte, 2004.

Irigaray, Luce, Éthique de la différence sexuelle, Paris, Minuit, 1984.

Kadish, Doris Y., et Massardier-Kenney, Françoise, Translating Slavery: gender and race in French women's writing, 1783-1823, Kent, Kent State University Press, 1994 [2009].

Kelly, Dorothy, Fictional Genders: role and representation in nineteenth-century French narrative, Lincoln (Neb.), London, University of Nebraska Press, 1989.

Lucey, Michael, Les Ratés de la famille: Balzac et les formes sociales de la sexualité, Paris, Fayard, 2008. On peut lire une analyse critique très argumentée d'Éric Bordas, «Raté pour ratés», dans la Revue internationales des livres et des idées n° 11, mai-juin 2009, reprise sur Fabula.

Massardier-Kenney, Françoise, Gender in the Fiction of George Sand, Amsterdam, Atlanta (Ga.), Rodopi, 2000.

Matlock, Jann, Scenes of Seduction: prostitution, hysteria, and reading difference in nineteenth-century France, New York, Columbia University Press, 1994.

Miller, Christopher L., The French Atlantic Triangle: literature and culture of the slave trade, Durham, Duke University Press, 2008.

Miller, Nancy K. (dir.), The Poetics of Gender, New York, Columbia University Press, 1986.

Moi, Toril, Sexual/Textual Politics: feminist literary theory, London, New York, Methuen, 1985 [London, New York, Routledge, 1993 et 2002].

Moses, Claire, «La construction du "French Feminism" dans le discours universitaire américain», in Nouvelles Questions féministes, «France, Amérique: regards croisés sur le féminisme», Paris, IRESCO, volume 17, n°1, février 1996, p.3-14.

Ozouf, Mona, Les Mots des femmes: essai sur la singularité française, Paris, Fayard, 1995.

Planté, Christine, La Petite Sœur de Balzac: essai sur la femme auteur, Paris, Seuil, 1989.

RING (Réseau interuniversitaire et interdisciplinaire national sur le genre). L'assemblée générale de fondation de cette fédération, à partir des universités de Paris 8, Paris 7 et Lyon 2 s'est tenue le 21 novembre 2009, à l'université de Paris 7. La fédération a pour fonction de coordonner les enseignements et les recherches, de développer les publications, en favorisant les échanges avec les études genre dans d'autres pays et les approches interdisciplinaires. Site web: http://www.univ-paris8.fr/RING/

Said, Edward, Orientalism: Western conceptions of the Orient, New York, Pantheon, 1978. L'Orientalisme: l'Orient créé par l'Occident, traduit de l'anglais par Catherine Malamoud et préfacé par Tzvetan Todorov, Paris, éditions du Seuil, 1980. Réédition augmentée d'une préface de l'auteur (2003) aux éditions du Seuil, 2005.

Schehr, Lawrence R., The Shock of Men: homosexual hermeneutics in French writing, Stanford, Stanford University Press, 1995. Alcibiades at the Door: gay discourses in French literature, Stanford, Stanford University Press, 1995.

Schor, Naomi, George Sand and Idealism, New York, Columbia University Press, 1993.

Spivak, Gayatri Chakravorty, «Can the subaltern speak?», in Marxism and the Interpretation of Culture, Cary Nelson and Lawrence Grossberg (dir.), Urbana, University of Illinois Press, 1988. Les Subalternes peuvent-elles parler? traduit de l'anglais par Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2009.

Stoller, Robert Jesse, Sex and Gender: on the development of masculinity and femininity, New York, Science House, 1968. Recherches sur l'identité sexuelle à partir du transsexualisme, traduit de l'anglais par Monique Novodorsqui, Paris, Gallimard, 1978.

Thébaud, Françoise, Écrire l'histoire des femmes, Lyon, ENS Editions, 1998. Nouvelle édition: Écrire l'histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS Editions, 2007.

Waller, Margaret, The Male Malady: fictions of impotence in the French romantic novel, New Brunswick (N.J.), Rutgers University Press, 1993.

Wittig, Monique, The Straight Mind and other essays, introduction par Louise Turcotte, Boston, Beacon Press, 1992. La Pensée straight, traduit de l'anglais et préfacé par Marie-Hélène Bourcier, introduction révisée par Monique Wittig, introduction révisée par Louise Turcotte, Paris, Balland, 2001.

Zolte-Gresser, Christiane, «Critique littéraire, études féminines et Gender Studies: le champ actuel des théories et des méthodes en Allemagne», in Études féminines / Gender Studies en littérature en France et en Allemagne, Rotraud Von Kulessa (dir.), Fribourg, Frankreich-Zentrum, 2004, p.28-29.



[*] Note de l'éditrice: on se reportera à la bibliographie insérée en annexe pour obtenir une mention éditoriale précise de chacune des références citées lors de la table ronde.



Atelier de Fabula

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 3 Mai 2011 à 21h54.