Atelier

Anne E. Berger, Professeur d'études féminines, d'études de genre et de littérature comparée.
- Centre d'études féminines et d'études de genre, Université de Paris VIII Vincennes Saint-Denis.
- Cornell University.


«Gender Remakes» (Genres d'emprunt)

La féminité n'est pas biologique, c'est une construction, répète depuis l'automne 2007 «Wendy Delorme» dans les journaux français: dans Libération, dans Le Nouvel Observateur, dans Paris-Match, bref, dans une certaine presse consommatrice du spectacle parisien. Oui, «Wendy Delorme», nouveau mannequin sur le podium du prêt-à-penser, est une personne (ou plutôt un personnage) qui répète: elle répète et aime se répéter puisque cette «performeuse» rejoue dans divers spectacles la scène de la «féminité», mimant la féminité comme mime, la redoublant en se dédoublant. Ce faisant, elle répète aussi en reprenant à son propre compte un énoncé qui, à force d'être martelé, est devenu un poncif, à consigner dans le dictionnaire des idées reçues du néo-féminisme contemporain.

Que la «féminité» soit une construction, on ne cesse en effet de le répéter de diverses manières depuis qu'on s'intéresse à la différence des sexes comme phénomène social. Depuis Freud en passant par Simone de Beauvoir, Lacan, et tant d'autres jusqu'à Judith Butler, qui n'a donné sa version de la «féminité» comme mascarade, mime, mythe, travesti, comédie, performance etc? La construction, c'est le destin de l'animal social. Qui ne sait depuis l'avènement des sciences dites humaines que toute organisation sociale est une construction et que les rapports entre les sexes, en ce qu'ils ont justement de réglé, n'échappent pas à cette règle? Qui ne sait, depuis les efforts conjoints de la linguistique, de la psychanalyse et de l'anthropologie que l'univers de tout être parlant est une fiction? Alors, certes, proclamer que la féminité est une construction est sans doute pertinent, voire irréfutable à beaucoup d'égards, mais c'est une proposition à portée limitée si on la prend, comme on le fait encore trop souvent en France, pour le dernier mot sur la question. Une telle affirmation laisse en effet de côté au moins autant de questions qu'elle en résout: par exemple, la question du statut de la masculinité, conçue par d'aucuns (Freud, Beauvoir) comme authentique et [originale] première, donc à certains égards «naturelle», et par d'autres (Lacan, Butler) comme effet également comédique, sinon comique, de la production symbolique des genres. S'il peut aider à en répertorier les formes culturelles et les variations historiques, l'axiome constructioniste ne dit pas non plus grand-chose sur les mécanismes conjoints de la misogynie et du phallocentrisme. La description par Lacan des effets d'«irréalisation» théâtrale des rapports entre les sexes provoqués par la promotion du phallus au statut de «raison du désir» nous met bien sur la voie d'une analyse des relations consubstantielles entre le phallocentrisme et la sexualité-spectacle[i]. Mais la problématique lacanienne soulève d'autres questions: par exemple, celle du caractère contingent ou nécessaire de l'ordre symbolique, question qui vient encore compliquer la notion de «construction» et diviser ses glossateurs. Enfin, si la mise en spectacle du jeu des genres telle que dit la pratiquer «Wendy Delorme» mobilise implicitement les notions de fiction, de mimesis, de performance, voire de performativité, et si le concept de «construction» subsume diversement toutes ces notions, celles-ci donnent lieu à des théorisations tellement diverses que le «constructionisme» finit par apparaître comme une construction conceptuelle fort hétérogène. Il ne s'assure en dernière instance dans le champ des études de genre que de son opposition à un «essentialisme» réel ou présumé, opposition qui présuppose elle-même d'autres distinctions heuristiques constituées en différences essentielles, à commencer par celle de la culture et de la nature, ou encore celle de la psyché et du soma.

Encore faut-il sans doute faire la part de contextes intellectuels et culturels spécifiques. Les Gender Studies et la Queer Theory anglo-américaines, nourries qu'elles sont par la déconstruction derridienne d'une part, et par la reconceptualisation foucaldienne de la sexualité et du «corps» de l'autre, ont pris depuis longtemps leurs distances à l'égard du débat entre «constructionisme» et «essentialisme» dans lequel se sont englués des pans entiers du discours français dans ce domaine. Les phénomènes «transgenres» qui occupent en ce moment le devant de la scène culturelle du genre en Amérique ont achevé de fragiliser l'étayage conceptuel sur lequel repose le grief du «constructionisme» à l'encontre de l'«essentialisme» dans sa version la plus répandue. Je laisse de côté la question des divergences fantasmatiques et politiques entre individus «transgenres» qui revendiquent la déstabilisation des identités de genre et individus «transsexuels» (opérés ou virtuels) qui affirment leur identification transgressive mais exclusive à un «type» sexuel «idéal» masculin ou féminin. Je rappellerai simplement qu'en braquant les projecteurs sur la transsexualité, les théoriciennes et théoriciens du genre et des sexualités se sont aperçus que l'anatomie jouait bien un rôle crucial dans la constitution des identités de genre: non pas, bien sûr, comme essence déterminée et déterminante a priori, mais comme «surface de projection» pouvant aller jusqu'au remodelage fantasmatique du corps. C'est ce que Judith Butler décrit dans son essai sur «Le phallus lesbien» au titre de «l'imaginaire morphologique»[ii]. Observant que le transsexuel affirme son appartenance de genre en l'étayant sur un geste de «mise en conformité» anatomique, Marjorie Garber, auteur d'un important essai sur le travestissement et le transsexualisme, en conclut qu'en soulignant l'importance de l'image corporelle dans la définition du genre, les personnes transsexuelles confirment d'une certaine manière le fondement anatomique de la division des genres[iii]. En même temps, elles mettent à mal l'assimilation de l'anatomie à une «essence naturelle», dont un certain discours «constructioniste» se prévaut pour exclure toute référence au corps dans la conceptualisation du genre.

Mais revenons à notre performeuse. Ce n'est donc pas l'originalité ni la portée de son propos qui font mouche. C'est sa charge citationnelle. Car «Wendy» est une «femme» (prononcez «fèm»). Dans le sociolecte lesbien qui s'est développé dans la deuxième moitié du XXe siècle aux Etats-Unis à la faveur de la constitution de communautés homosexuelles, une «femme» est une homosexuelle qui cherche à incarnerle type idéal féminin.

Wendy nous le redit: «la féminité est un idéal», et «la féminité idéale n'est jamais atteinte». Elle emprunte cette conception de la féminité et du genre en général à Judith Butler, qui elle-même l'emprunte à Lacan, lequel définissait la formation de l'identité sexuelle en 1958 comme un processus d'identification au «type idéal de son sexe»[iv]. On peut toujours tendre vers un «type idéal» en l'imitant. Mais on ne peut jamais l'incarner parfaitement. C'est à cette condition que l'idéal demeure idéal et le genre un leurre (en anglais:a lure)[v]. On voit ce que la formulation lacanienne reprise par Butler doit à Platon. L'idéal de genre, ou plus exactement le genre comme idéal est une «idée» quasi-platonicienne: à la fois image et modèle, il produit et ne produit à ce titre que des copies.

Si la «femme» ([fèm]) n'imite pas donc pas les femmes «réelles», mais plutôt la femme rêvée, ajoutons qu'il s'agit là d'un rêve de «drag queens», ces «hommes» qui s'inventent «femmes» selon leur fantasme et leur envie de féminité. Une «femme» ([fèm]) est donc un (ou une) travesti(e ) de travesti( e). Jouant sur la distance du genre imaginaire au sexe «réel», elle fait apparaître le caractère fabriqué de la féminité dans son rapport à la masculinité également «fabriquée» de sa partenaire de jeu «butch»[vi]. Mais «femme», le mot «femme» ([fèm]), c'est aussi et d'abord un travesti linguistique, un idiome «translangue». Dans le contexte américain, la distance qui sépare cette «femme idéale» de telle ou telle femme indexée selon son appartenance de sexe se marque dans le recours à la langue française, comme si le français connotait en anglais la fiction et l'idéalité. Le jeu de rôles (féminin/masculin) se traduit et se redouble dans le jeu de langue (anglais/français: butch/ femme).

En se désignant comme une «femme» ([fèm]), «Wendy Delorme» emprunte à l'anglais un vocable d'emprunt. «Femme» n'est donc ni un vocable français ni un vocable anglais à proprement parler: c'est un mot «français», c'est-à-dire «anglais». En ce sens, la langue que cette «femme» ([fèm]) manie en l'incarnant n'est ni une langue maternelle, ni une langue étrangère: c'est un idiome qui n'existe qu'en citation, que comme citation.

«Wendy Delorme» est une (re)citation. Son identité, ses énoncés, ses accessoires théoriques et pratiques sont tous empruntés à la scène américaine du «trouble des genres». «Wendy», c'est à la fois le prénom de la compagne de jeu de Peter Pan, l'éternel enfant (donc le pervers par excellence), et celui de la compagne de vie de Judith Butler. Il y a tout à parier que cette «femme» ([fèm]) ne l'ignore pas. Son langage de scène est américain: telle journaliste rapporte qu'elle s'annonce comme «writer» et «performer» sur sa carte de visite. La liste de ses «centres d'intérêts» figure en anglais sur le site «myspace»: «Girrlz that rock, Queer art and Litterature (sic)[vii], Femmeness. Butches» etc. Sur «scène», «Wendy Delorme» devient «Wendy Babybitch». C'est que, comme l'écrivait Esther Newton, anthropologue «butch» dont le livre Mother Camp: Female Impersonators in America[viii] est l'une des sources de la théorie butlerienne du genre comme «performance», «drag is as American as apple pie» (le travestissement est aussi américain que la tarte aux pommes). En d'autres termes, se travestir, c'est une manière d'être américain (et inversement). Il n'y a pas plus américain qu'une «femme» ([fèm]), parce qu'être américain, c'est être «américain»: c'est une façon de se susciter en s'imaginant, bref d'inventer en la performant son identité: chacun peut «être» ce qu'il ou elle veut être.

Comment comprendre l'entrée en scène de «Wendy Delorme» en France en 2007?

Elle résulte me semble-t-il d'une double conjoncture:

1) «tout se passe comme si», au moment où, en occident, les rapports entre les sexes dans leur modalité dite hétérosexuellene semblent plus relever entièrement de cette comédie du paraître, donc de cette distribution en «masculin» (comme paraître avoir «le phallus») et «féminin» (comme paraître être «le phallus») dont s'amusait Lacan, la comédie se reconstituait en se rejouant sur le théâtre des relations transgenres: répétition parodique du «masculin» et du «féminin», mascarade, séductions, transgressions et inversions qui toutes mobilisent la division des genres pour mieux en jouer, donc en jouir. Comme si le désir s'alimentait des fictions du genre plutôt que des «réalités» du sexe, au point que le bruit circule en milieu «queer» que l'hétérosexualité n'est pas, ou n'est plus, une «sexualité».

2) Depuis trois ou quatre ans, la France a cessé d'être une exportatrice majeure d'idées et de pensée. Et elle s'est mise à importer frénétiquement sa nourriture «intellectuelle» des Etats-Unis. On traduit finalement les livres de Judith Butler. On traduit même Homi Bhabba ou Arjun Appadurai. Des noms inconnus jusque-là en France commencent à circuler dans le monde intellectuel. Maisons d'édition, colloques et médias bruissent de l'écho donné aux thématiques du «transgenre» ou du «postcolonial». Le paradoxe, c'est que tout ceci se produit sur fond d'oubli ou de méconnaissance de ce que les théoriciennes et théoriciens américains doivent à la pensée française. Si le travesti est «américain», la pensée américaine contemporaine est largement «française», mais l'original se perd naturellement dans la citation. Il y va donc d'un phénomène de contre-transfert culturel massif, dont l'impact est peut-être augmenté, de façon ambiguë, par l'américanisme «décomplexé» du Sarkozysme.

«Wendy Delorme» s'inscrit dans ce double contexte. Elle transcrit en images les énoncés de Judith Butler, contribuant ainsi à les rendre convertibles en video-clips et photos de magazine. Mais n'y-a-t-il pas aussi un rapport entre l'accessoirisation d'un «président» qui ne peut «exister» à moins d'exhiber sa Rolex et son portable et l'indexation de la «féminité» à la panoplie du bas résille, du bracelet à clous et autres accessoires à connotation «pornographique»? Il me semble que la rolex présidentielle et l'affichage «porno» de «Wendy» ont la même fonction d'ancrage fétichiste du désir dans l'image. Le mot «pornê», dérivé du verbe «pernenai» (qui veut dire «vendre» en grec) signifie littéralement la femme-marchandise. La «pornographie» désigne donc l'inscription de la sexualité dans le registre marchand. Certes, le rapport entre fétichisme, captation imaginaire par l'objet fabriqué et marchandise n'est pas une idée neuve: elle a environ cent-cinquante ans. Mais cette idée connaît une réactualisation particulière chez les penseurs et les penseuses «queer», de genre «cuir» bien sûr.

Autre anthropologue et activiste lesbienne dont les travaux ont influencé Butler, Gayle Rubin montre très bien dans «Thinking Sex» la relation de connivence et d'attraction réciproque entre le capitalisme de marché (donc l'Amérique comme temple de la marchandise) et certains types de sexualité[ix]. Ses remarques dans le même essai sur ce qu'elle appelle l'«ethnogénèse sexuelle» contribuent aussi à éclairer le phénomène «Wendy Delorme». Suivant Foucault et d'autres analystes de l'émergence de la «sexualité» comme catégorie épistémologique et phénomène social, Gayle Rubin s'attache à montrer l'historicité des comportements et des types sexuels. Elle décrit en particulier le regroupement des homosexuels américains dans les villes et leur organisation en communautés quasi-ethniques comme un effet des transferts de population provoqués par l'industrialisation. Plus généralement, elle attribue la production continue de nouveaux types sexuels à ce qu'elle appelle la «modernisation du sexe». Le phénomène «Wendy Delorme» relève bien de cette ethnogénèse sexuelle «moderne». Dans le cas de ou des «Wendy», l'apparition du type (ou du sous-type) «femme» ([fèm]) en France est peut-être à la fois un symptôme de la mondialisation culturelle, laquelle, dans sa forme moderne, substitue la citation, donc le transfert instantané, à la traduction, et un effet de l'intensification de l'emprise de l'image dans la culture occidentale contemporaine. En situant les effets de genre et leur pouvoir de séduction dans le registre de la captation imaginaire, en vantant et vendant leurs formes troublantes parce que nouvelles (et inversement), «Wendy Delorme» signale la parenté d'une certaine construction de genre avec le mécanisme éminemment «moderne» de la mode.


Anne E. Berger

Cornell University/ Université Paris 8



[i] Cf «La signification du phallus», Ecrits, Paris: Seuil, 1966. 685-695.

[ii] Cf «The Lesbian Phallus and the Morphological Imaginary», Bodies That Matter, NY & London: Routledge, 1993. 57-91.

[iii] Cf Vested Interests: Cross-Dressing and Cultural Anxiety, NY & London: Routlege, 1992.

[iv] Cf «La signification du phallus», op.cit.

[v] En ce sens aussi, le genre comme illusion relèverait de ce registre du rapport au monde que Lacan qualifie d'«imaginaire» et dont le «moi» comme somme d'images de soi introjectées serait à la fois le théâtre et le personnage principal. Que devient le rapport sexuel , s'il y en a, et le rapport à l'autre en général dès lors que le genre est pensé ou vécu comme l'un des mirages du moi, donc comme un fantasme de nature narcissique?

[vi] En langage lesbien, la «butch» représente le «type idéal masculin».

[vii] Notons toutefois qu'il s'agit plutôt de faire passer son langage pour de l'anglais: le mot «littérature» s'écrit avec un seul «t» en anglais «non fiction».

[viii] Chicago: University of Chicago Press, 1972.

[ix]Cf «Thinking Sex. Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality», C.S Vance (ed.), Pleasure and Danger: Exploring Female Sexuality (1984). Repris dans The Lesbian and Gay Reader, H. Abelove, M. Aina Barale, D. Halperin (eds.), NY and London: Routledge, 1993. 3-44.



Anne Berger

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Février 2008 à 14h37.