Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



7 – Claude Mauriac, Le Temps immobile (1974-1988)


Le corpus

Peut-on étudier la genèse d'une œuvre dont le procédé central est de mettre en scène sa propre genèse? Le travail ne sera-t-il pas… déjà fait? C'est la question qu'on aurait pu se poser devant les (au moins) dix volumes du Temps immobile, publiés de 1974 à 1988… mais on ne se la posait même pas, puisque Claude Mauriac, bien vivant, était aux commandes et que ses lecteurs fanatiques (dont j'étais) attendaient, de volume en volume, la suite de ce combat épique avec le Temps. Je me souviens de ma première rencontre avec Claude Mauriac, en octobre 1987, et de ma stupeur d'apprendre de sa bouche que Le Temps immobile, c'était fini! Le temps s'était remis à couler. C'est dans un volume d'une suite, intitulée Le Temps accompli, que Claude Mauriac évoqua sa contribution au colloque sur le Journal où je l'avais invité à Nanterre en 1990. Un soir d'automne 1993, je revins le voir quai de Béthune, pour le faire parler de sa machine à écrire, et de tout le reste, il m'ouvrit ses placards, me montra les étagères où s'alignait l'immensité de son journal tenu depuis 1927. Claude Mauriac est mort en mars 1996, peu de temps avant la publication du tome IV du Temps accompli, intitulé Travaillez quand vous avez encore la lumière. C'est la mort qui transforme un atelier en «corpus», triste chose. Il avait parfois cru possible qu'après lui, un autre, fidèle à son projet, continuât à tresser des montages à partir de son journal original… Mais non: personne ne peut se substituer à l'autobiographe, le montage n'a de sens que s'il tresse son temps à lui. Les études génétiques participent au travail de deuil, d'un côté, de résurrection, de l'autre. On lira avec émotion et passion le tableau si vivant, précis et fourmillant, que Nathalie Mauriac Dyer a fait dans le numéro 16 de Genesis (2001) de l'atelier de son père. Je vais simplifier. On se trouve aujourd'hui devant trois couches: les dix volumes publiés du Temps immobile (qui n'existent plus en Poche, hélas); les montages de dactylographies et de photocopies avec corrections autographes qui constituaient le «manuscrit» final de chaque volume: ils sont pratiquement tous, directement ou en photocopie, à la BNF; le journal original, d'abord manuscrit, puis dactylographié à partir de 1951, tenu de 1927 à 1995, dont les volumes et fascicules occupent plus de 3,5 mètres linéaires, qui est toujours quai de Béthune, dans les placards où je l'avais vu en 1993, et où je l'ai revu plusieurs fois depuis. Une transcription à usage privé en a été entreprise par Jean Allemand. Les deux instruments de travail sont donc l'article de Nathalie Mauriac Dyer, et le site http://www.claudemauriac.org/, conçu et réalisé par Jean Allemand et Patrick Chartrain.

L'enjeu

«Seule œuvre littéraire où les échafaudages font partie de la construction», disait Claude Mauriac de son Temps immobile. Il y a donc un «effet d'échafaudages», qui a été lui-même… échafaudé. Pour le premier colloque Claude Mauriac (Nanterre, 2001), j'ai choisi de regarder à la loupe la vertigineuse «plongée» qui se trouve au centre du premier chapitre du premier volume, une séquence de sept pages où les «échos» de lecture du journal de prime jeunesse (1933) se télescopent de 1953 à 1973. Avant quoi, j'avais, par souci de méthode, envisagé l'ensemble du chapitre et tenté de dégager, en dix points, l'esthétique révolutionnaire que j'y voyais à l'œuvre. Au fond, c'est la même démarche que pour Perec: formuler l'art poétique avant d'emmener le lecteur visiter l'atelier. Pour cette visite, avouons-le honnêtement, il faut s'accrocher, je viens d'en faire l'expérience en relisant ma démonstration. J'ai gardé le souvenir que c'était plus facile à expliquer oralement, visuellement, au tableau noir (je n'en suis pas encore à Power Point), en montrant comment les relectures du 16 juin 1970, des 21 puis 24 avril 1972, puis du 17 juillet 1973, progressivement encastrées les unes dans les autres, avaient transformé ces pages en une volute baroque, ou en un puissant vibrato – selon qu'on pense architecture ou musique. En tout cas, du grand art, réalisé de manière naturelle en négociant au fil du Temps… Et moi, généticien, j'étais heureux, et ému, de pouvoir travailler, quai de Béthune même, sur le «manuscrit original»: jamais je n'aurais pu faire cette étude sur photocopie, puisqu'il me fallut discerner quel scotch, déjà jauni, passait sous quel autre, dans cette archéologie de découpages recollés, fines lamelles d'éternité que je soulevais avec précaution du bout de l'ongle.

Pour le second colloque Claude Mauriac (Malagar, 2004), j'ai rodé autour de la fin du Temps immobile, à laquelle le hasard m'avait mêlé. J'avais été frappé de voir le mal que Claude Mauriac avait eu à renoncer à son grand œuvre, à reconnaître son échec, à en faire un nouveau point de départ… Il avait hésité à clore, tâtonné à reprendre. Plutôt que d'admettre que le seul ordre désormais possible, c'était, dans sa nudité, l'ordre chronologique, il avait continué à rêver montage. Mais quel montage? Faute de rien trouver qui le satisfasse, il se mit à chercher un nouveau titre, Le

Temps écroulé, qu'il traîna longtemps, renâclant à son évidence et à sa brutalité, pour finir par couvrir d'un titre apaisé, Le Temps accompli, les dernières pages d'un journal qui revenait en pente douce à l'ordre naturel de son écriture. Pour comprendre ce qui s'était passé dans ces années 1984-1996, il m'a fallu moi-même remettre en ordre les informations disséminées dans les volumes publiés, et plonger, grâce à l'obligeance de Marie-Claude Mauriac, dans des tranches suivies du journal original, en particulier pour l'année décisive, 1984. J'ai donné à cette recherche, pour laquelle j'avais accumulé tant de repérages, la forme d'exposition la plus brève possible: un article d'à peine deux pages, composé pour le dossier «Vieillir» de La Faute à Rousseau. C'est une minuscule nouvelle tragique, un accompagnement d'amitié, une interrogation personnelle, puisque j'arrive moi aussi, maintenant, à l'âge du dernier tournant.

Publications

«Plongées: étude génétique du Temps immobile I», in Claude Mauriac ou la liberté de l'esprit, sous la direction de Claude Leroy et Nathalie Mauriac Dyer, RITM (Université Paris X), n° 28, 2003, p. 55-78.

«Visites», Cahiers de Malagar, XV, Automne 2006 (Claude Mauriac), p. 73-85.

«Claude Mauriac. Immobile/Écroulé/Accompli», La Faute à Rousseau, n° 44, février 2007, p. 58-59.


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Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h34.