Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



8 – Ariane Grimm (1974-1975)


Le corpus

Ariane Grimm est une jeune adolescente, morte à 18 ans en 1985 dans un accident de moto, dont la mère, Gisèle Grimm, a ensuite publié une partie du journal, ses quatre derniers cahiers: La Flambe. Journal d'une jeune fille, Belfond, 1987 (puis J'ai lu, 1988). J'ai fait la connaissance de Gisèle Grimm en 1989. Tous les manuscrits sont pour l'instant conservés dans sa chambre d'Ariane, dans ses placards, laissés intacts. Je les ai découverts progressivement. J'ai d'abord regardé les quatre cahiers, pour vérifier l'exactitude de l'édition. Puis j'ai appris qu'ils étaient les derniers d'une série de 17 cahiers, tenus de 10 à 16 ans. Catherine Bogaert et moi, nous les avons exposés dans une vitrine spéciale, de 7 mètres de long, à l'entrée de l'exposition Un journal à soi, à la Bibliothèque municipale de Lyon, en 1997. Nous avions été obligés, pour chaque cahier, de choisir une page, choix déchirant, tant tout y était original. J'ai alors imaginé un autre mode d'exposition: faire lire le journal en continu par une caméra numérique, en tournant les pages. Mon idée a été réalisée par Rolland Allard, pour un documentaire de 26 minutes «Bonjour, petit Copper» (Morgane Production, 1998), diffusé sur Arte (soirée Thema sur le journal). C'est seulement après, remontant dans le temps, que Gisèle Grimm a retrouvé les premiers journaux d'Ariane, tenus en 1974-75, pendant l'année de son CE1, passés jusque-là inaperçus dans la masse du fourmillant atelier d'écriture de l'enfant puis de l'adolescente: dessins, bandes dessinées, romans, lettres, listes, etc. Ces journaux d'enfance ont été présentés pour la première fois dans le livre-album que j'ai fait avec Catherine Bogaert, Un journal à soi. Histoire d'une pratique, éd. Textuel, 2003, p. 134-135.

L'enjeu

Où y a-t-il plus «genèse» que dans ces commencements absolus? Ariane est une petite fille de sept ans qui vient juste d'apprendre à écrire, qui découvre le calendrier, qui s'interroge sur son identité et qui, entre octobre et juin, s'y reprend à cinq fois pour se fabriquer un journal, qu'elle finira cinq fois par abandonner, tout allant vite à vau l'eau! Mais chaque fois, elle s'y prend d'une manière nouvelle, variant la forme du support, avançant peu à peu vers une expression plus précise, plus personnelle. En octobre, elle est juste capable d'écrire la date et de la décorer; en juin, elle en est à dresser la comptabilité de ses rêves, et à des esquisses autobiographiques! Son apprentissage se nourrit de l'école, des lectures, de la connaissance des agendas de sa mère. Finalement, de huit à dix ans, elle abandonnera le journal et n'y reviendra pour de bon qu'après deux ans d'apprentissage de la fiction, quand elle aura, par projection, appris à se construire une «identité narrative». Un double fictif, Line ou Limine, continuera d'ailleurs longtemps à hanter son journal d'adolescente…

Malgré quelques études de Pierre Clanché, et maintenant de Marie-Claude Penloup, malgré l'intérêt que certains mouvements pédagogiques, depuis Freinet, ont porté à l'apprentissage du journal et de l'expression personnelle, les journaux d'enfants restent un domaine peu fréquenté. La «littérature pour la jeunesse» actuelle multiplie les «journaux-appeaux» à fonction éducative, sans bien connaître la réalité des pratiques des enfants.

Je terminerai ce huitième et dernier «enjeu» par une méditation plus générale sur les rapports de la génétique avec la pédagogie. À quoi sert d'essayer de comprendre comment tant d'écrivains ont construit des textes, sinon pour être capable de faire comme eux? Les équipes Flaubert, Proust, Valéry… de l'ITEM ne pourraient-elle pas organiser des ateliers d'écriture? On voit bien, au Louvre, des étudiants planter leur chevalet devant des chefs-d'œuvre… L'équipe «Genèse et autobiographie» a invité une fois des animateurs d'ateliers d'écriture, et accueille souvent dans son public des praticiens de l'APA. Il existe en France depuis quelques années une production spontanée, parfois candide, parfois très éclairée, de guides pour apprendre à écrire sa vie (une dizaine environ depuis 1998). Pourquoi ne pas la prendre elle-même comme objet d'étude? Et dialoguer avec leurs auteurs? – Peut-être ces questions me viennent-elles à l'esprit parce que, à la différence de la poésie ou du roman, l'autobiographie estompe les frontières entre la haute littérature et les écritures ordinaires? Profitons-en pour aller butiner dans les marges, et pensons à nos propres genèses.

Publication

«Le journal d'Annick, 7 ans et demi», Trames (CRDP de Haute-Normandie), n° 12 (Éducations féminines), 2005, p. 85-100.


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Philippe Lejeune

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Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h38.