Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



6 – Paul Léautaud, Journal littéraire (1950)


Le corpus

Il y a eu deux déclics. Le premier, très lointain, était resté en attente. C'était vers 1978, aux archives de l'INA, à la phonothèque de Radio-France. J'étudiais les premières grandes séries d'entretiens avec des écrivains. Les entretiens Léautaud-Mallet existaient déjà en «microsillons», mais on m'a fait entendre une curiosité: une conversation «off» entre Paul Léautaud et Julien Benda, enregistrée à leur insu le 5 septembre 1950. L'un arrive pour se faire enregistrer, l'autre vient d'y passer, et ces deux vieux messieurs échangent pendant un quart d'heure des nouvelles de leur santé, parlent littérature et médisent à bâtons rompus sans se douter que, malicieusement, Pierre Dumayet a rebranché le micro! Jusque-là, c'est pittoresque, sans plus. Là où les choses se corsent, c'est que le soir, revenu à Fontenay-aux-Roses, Léautaud raconte longuement cette conversation dans son journal! C'est un cas unique: on va pouvoir comparer une entrée de journal, racontant une conversation privée, à son référent! Je garde l'idée en réserve, et vingt ans plus tard, second déclic, Gérald Cahen me propose de collaborer à un numéro d'Autrement sur la conversation, c'est l'occasion! Mon travail exige d'abord que je transcrive la bande, et que je fasse une explication de texte de la conversation elle-même, dans sa dynamique dialogique et orale.

Et qu'ensuite je compare. Du journal, je connais bien sûr uniquement la version publiée (dans le tome XVIII, 1964). Rien ne dit que la transcription soit complète et exacte, j'ai donc l'élémentaire réflexe de chercher le manuscrit. Il est déposé à la Bibliothèque Jacques Doucet, mais on ne peut le consulter sans l'autorisation de l'ayant droit, qui est… la Société protectrice des animaux. Celle-ci, à son tour, me renvoie à Edith Silve. Elle m'assure que la transcription est correcte, que le journal est tenu sur des paperolles pittoresques, mais elle me refuse l'accès au manuscrit. Jusqu'à quand cette consultation est-elle impossible? Je n'ai pas eu de réponse.

L'enjeu

Je vois des sourcils se froncer: est-ce encore dans la génétique, quand on compare un texte non point à un avant-texte, mais à un hors-texte qui lui est étranger? Mais… lui est-il étranger? Léautaud l'a choisi. Est-ce vraiment un «hors-texte? Il s'agit d'une performance de langage dont ce même Léautaud est co-producteur. Quelques heures se sont écoulées entre l'acte de parole et d'écoute, et l'acte d'écriture. N'est-ce pas un bon observatoire indirect – le seul possible – de la genèse muette, des brouillons mentaux, qui régissent la production de tout journal? Le journal ignore la rature et la reprise, c'est son charme. Virginia Woolf a décrit avec humour cette gestation silencieuse qui, quand elle arrive à son terme, rend urgent de déposer sur le papier le fruit de cette rumination ou distillation de la vie immédiate. Le but de la génétique est de comprendre comment quelque chose est créé. Tant pis, je me lance dans cette triangulation indirecte. Léautaud n'a pas pu entendre cette conversation comme nous: il n'en a entendu que la moitié, il en a produit l'autre, et il n'a rien réécouté. Dans le journal, il va parler peu de lui, beaucoup de Benda. Il va recomposer, regrouper, altérer. Résumer, souvent, citer, parfois. Rajouter du non-dit: impressions, jugements concernant Benda. Il est moins drôle, moins présent dans le journal (à destination d'un lecteur) que dans la conversation, où il aspergeait Benda de ses sorties les mieux rodées. Voilà, j'en arrive à l'essentiel: dans cette entrée, il ne cite que rarement ses bons mots à lui – et pourtant, pour peu qu'on feuillette le journal en amont, on va tous les retrouver! Ce qu'il dit à Benda est un patch-work de choses déjà dites à d'autres, et notées quand elles étaient fraîches. Qu'on rabâche dans la vie, c'est normal, les interlocuteurs changent et il n'en reste pas trace, mais on ne va pas en encombrer son journal… Ce n'est donc pas seulement le journal qui fixe la conversation, c'est la conversation qui pompe dans les réserves du journal, dans un va-et-vient inextricable… en somme l'œuf et la poule, ou la poule et l'œuf, comme on voudra! Lequel a créé l'autre? Pas de doute, on est au cœur du mystère génétique.

Publication

«Un brin de causette: Benda, Léautaud», in La Conversation. Un art de l'instant, dirigé par Gérald Cahen, Autrement, collection Mutations, n° 182, 1999, p. 34-57.


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Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h35.