Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



4 – Anne Frank, Journal (1947)


Le corpus

Otto Frank, le père d'Anne, est mort en 1980. Il a légué tous les manuscrits d'Anne à l'Institut national néerlandais pour la documentation de guerre. Les historiens de l'Institut ont travaillé pendant six ans d'une part pour authentifier les manuscrits (étude du papier, de l'encre, de l'écriture), puisque des révisionnistes en avaient mis en cause l'authenticité, d'autre part pour établir une édition intégrale (ou presque) des deux manuscrits principaux, tous deux de la main d'Anne. En effet la version intitulée L'Annexe, publiée aux Pays-Bas en 1947, et traduite en un nombre considérable de langues, est un montage fait par Otto Frank à partir des deux manuscrits, à la fois incomplets, et d'une certaine manière imparfaits, de sa fille. Anne a tenu son journal original (version dite «A») sur des cahiers du 12 juin 1942 au 1er août 1944, mais après l'arrestation et le saccage de l'Annexe, les amis des Frank n'ont pu en récupérer que le début et la fin: en gros, l'année intermédiaire, 1943, est perdue. Mais Anne, éveillée à l'intérêt historique de son journal par une émission radio du gouvernement hollandais en exil à Londres, avait entrepris le 20 mai 1944 d'en composer une version publiable (dite «B») après la Libération! Elle a procédé à cette réécriture sur des feuilles volantes, et au moment de l'arrestation, elle en était arrivée à la fin du mois de mars 1944. Incomplète, mais aussi d'une certaine manière trop rédigée, calibrée et censurée, cette version «B» n'était pas non plus publiable directement. Le père l'a réenrichie et assouplie en y réintroduisant de nombreux fragments du journal original (sauf pour l'année 1943, où c'était impossible) et en le complétant à partir de la fin mars 1944 par une version légèrement abrégée du journal réel: c'est la version publiée (dite «C»). Les historiens hollandais ont établi une édition critique remarquable: sur chaque page de l'édition, pour chaque paragraphe, on trouve du haut en bas les trois versions, A, B et C, la section correspondante étant laissée en blanc quand il n'y a pas de texte. On peut, horizontalement, lire chaque texte dans sa continuité, et verticalement, étudier les transformations ou omissions. Publiée en hollandais en 1986, cette édition a été traduite en français en 1989 (Les Journaux d'Anne Frank, texte établi par David Barnouw et Gerrold Van Der Stroom, traduit du néerlandais par Philippe Noble et Isabelle-Rosselin-Bobulesco, Calmann-Lévy, 1989, 761 p.). En avril 1997, j'ai eu l'occasion d'aller à Amsterdam parler avec les deux éditeurs, et voir les manuscrits, conservés dans les coffres d'une banque. Nous avons discuté sur la pagination des feuilles volantes, dont ils étaient persuadés d'avoir la série complète, ce dont je doutais, la pagination n'étant pas de la main d'Anne Frank. Coup de théâtre en août 1998: trois feuillets non paginés réapparaissent! Ils avaient été donnés en 1980 par Otto Frank à un ami, directeur de la maison Anne Frank de New York, qui se proposait de les revendre à l'Institut national néerlandais! Deux de ces feuillets contiennent l'«entrée» explosive du 8 février 1944 (dont la version «cahier» avait été censurée à la demande de la famille Frank dans l'édition de 1986), où Anne analyse sévèrement le couple de ses parents. Du coup, l'édition critique hollandaise a été refaite (2003), mais cette seconde édition n'est pas (encore) traduite en français.

L'enjeu

J'ai été bouleversé par ce livre, qui révélait à la fois le génie d'Anne Frank et celui de son père, et étonné de voir que les éditeurs hollandais, après avoir fait le travail le plus long et délicat, l'établissement parallèle des trois versions, ne disaient pratiquement rien des transformations qu'il permettait d'étudier. Je me suis mis au travail pour compléter leur édition en comparant minutieusement A à B (travail d'Anne Frank elle-même), puis A + B à C (travail de son père). J'avais remarqué que les journalistes, comparant directement A à C, en tiraient des conclusions absurdes (et odieuses) sur le rôle du père, vu comme censeur de sa fille, alors que c'était l'inverse: il avait rétabli des choses qu'elle avait supprimées. Le travail d'Anne était à la fois rhétorique et thématique. Elle a en particulier réécrit tout le début, assez puéril, avec sa maturité actuelle, et avec le souci, qu'évidemment n'avait pas l'enfant, d'informer correctement le lecteur. Elle a généralisé l'adresse à Kitty, qui n'existait pas à l'origine. Elle a sabré les répétitions, bien centré chaque entrée, régularisé leur longueur. Sur le plan thématique, elle a éliminé tout ce qui touche de près ou de loin à sa découverte de la sexualité (le journal original est très direct là-dessus, mais ce n'était pas le sujet du livre envisagé, et elle savait que c'était impubliable), atténué ce qui touchait à sa mère, et visiblement, elle hésitait encore sur la manière d'intégrer l'idylle naissance avec Peter, à laquelle elle avait mis fin au moment où elle rédigeait ces feuilles volantes. Il faut se souvenir que le 4 août 1944, ce travail a été brutalement interrompu: nous ne savons pas ce qu'elle aurait finalement décidé. J'ai évoqué plus haut le travail du père assouplissant et redynamisant un montage trop «roman épistolaire» par la réintégration de passages du journal original, et atténuant les censures d'Anne, chaque fois que cela paraissait possible (au risque d'être à son tour censuré par les éditeurs qu'il a contactés!). En particulier il a restitué presque intégralement le récit de l'idylle avec Peter et de sa crise finale, dans laquelle il avait joué un rôle capital en mettant sévèrement Anne en garde. C'est un travail admirable sur le plan littéraire, courageux sur le plan humain, un exemple rare de collaboration posthume. J'avoue avoir une tendance coupable à m'identifier à Otto Frank. Je m'étonne d'être quasiment le seul… au monde à m'être intéressé à la genèse de ce journal, et de la rareté des études précises sur son texte. Ce journal immensément lu, célébré, évoqué, est peu étudié. J'ai le projet de retourner à Amsterdam pour une étude «physique» des feuilles volantes, leur numérotation, leur encrage, leur «main», la couleur des feuilles, la disposition des textes, pour essayer de scruter l'atelier d'écriture d'Anne, et qui sait, y découvrir quelque chose de nouveau…

Publications

«Comment Anne Frank a réécrit le journal d'Anne Frank», in Les Brouillons de soi, Seuil, 1998, p. 331-365.

«Anne Frank, pages retrouvées», La Faute à Rousseau, n° 19, octobre 1998, p. 61-64.


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Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h21.