Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



3 – Nathalie Sarraute, Enfance (1983)


Le corpus

À l'origine, une conférence de Georges Raillard, le 19 avril 1986, organisée par l'ITEM, sur les brouillons d'Enfance: il les décrit en nous les montrant de loin, une énorme pile, il les analyse à sa manière, quelque peu psychanalytique, ce qui aurait pu déplaire à l'auteur, qui s'en est peut-être doutée, puisque après avoir annoncé sa présence, elle n'est pas venue. Une évidence: l'aspect «work in progress» du dialogue entre les deux voix est une fabrication. Cette feinte et fluide genèse a par derrière elle une autre genèse, sans doute plus laborieuse: c'est passionnant. Je m'en souviens en 1988 quand je suis invité à une décade Sarraute à Cerisy. J'accepte d'y participer, si l'auteur me communique les avant-textes d'un chapitre d'Enfance, le second («Aussi liquide qu'une soupe»). Elle s'y résout à contrecœur. Je reçois les photocopies de 35 feuillets, 10 d'entre eux constituant la «version définitive» (différente de la version publiée…), le reste provenant de huit ensembles différents dont aucun n'est complet. Elle me reçoit deux fois pour répondre à mes questions, et limite drastiquement l'autorisation de citer le texte de ses brouillons lors de mon exposé oral à Cerisy. Au vu de mon étude achevée, elle acceptera libéralement toutes les citations que je propose. Elle n'aime pas montrer ses brouillons, ni qu'on les commente, mais elle les a, semble-t-il, tous conservés avec soin, comme on a pu le voir au printemps 1995, quand la BNF a proposé à la Galerie Vivienne l'exposition «Nathalie Sarraute, portrait d'un écrivain». Dans la vitrine consacrée à Enfance, je découvre un cahier de notes préparatoires dont elle ne m'a pas parlé. Le Monde des livres du 12 juillet 1996 annoncera qu'elle a fait don de tous ses manuscrits à la BNF «avec une réserve de communication de quarante ans pour ses cahiers de travail et ses brouillons». Je crains de n'être pas étranger à sa décision. En 2036, j'espère n'être plus là: je passe le relais.

L'enjeu

C'est la seule fois où j'aie travaillé sur les brouillons d'un écrivain vivant, en dialogue avec lui. Nathalie Sarraute a répondu à mes questions, relu et critiqué mon étude, j'en ai tenu compte dans une large mesure, mais pas totalement. Paul Valéry disait que si l'auteur «sait bien ce qu'il voulut faire, cette connaissance trouble toujours en lui la perception de ce qu'il a fait». Il y a donc aussi une «autorité» du lecteur. Mais le cas des textes autobiographiques, et de leurs brouillons généreusement communiqués, est délicat: il faut éviter de troubler quelqu'un qui vous a accepté dans son intimité. Nathalie Sarraute n'a pas aimé que je constate que ses brouillons donnent deux formulations opposées de la pensée de l'enfant: dans un brouillon, le Dr Kervilly aurait dit qu'elle devait mâcher jusqu'à la consistance d'une soupe, mais «le mot liquide n'a pas été prononcé», ce qui permet à l'enfant de faire des concessions à sa mère, et d'avaler plus vite; dans d'autres, et dans la version définitive, il a nettement dit «aussi liquide qu'une soupe», ce qui enfonce l'enfant dans son obstination. Nathalie Sarraute a pu croire que je contestais sa mémoire, ou son honnêteté, là où j'admirais la richesse de ses expérimentations psychologiques. Les «tropismes» se passent, selon elle, hors des mots, mais c'est néanmoins autour de mots, de paroles entendues et interprétées, qu'ils se développent. Elle a tâtonné, à la recherche de la vérité du tropisme, entre des souvenirs à vocabulaire variable… Elle n'a pas aimé non plus que j'explicite la crainte qu'a la petite fille d'être rejetée par sa mère – alors qu'elle-même met en scène cette menace dans d'autres chapitres d'Enfance. J'ai pu avoir l'impression de rejouer avec elle la fin du chapitre 17: j'étais le double, qui propose une interprétation dérangeante, elle était la narratrice, qui se protège: «– Non, cela, je ne l'ai pas pensé… – Pas pensé, évidemment, je te l'accorde… C'est apparu, indistinct, irréel… un promontoire inconnu qui surgit un instant du brouillard… et de nouveau un épais brouillard le recouvre… – Non, tu vas trop loin… – Si. Je reste tout près, tu le sais bien».

Mon étude comporte d'abord une explication de texte du chapitre, indépendamment de ses brouillons, puis une description des méthodes de travail de Nathalie Sarraute, et un essai de classement chronologique des neuf «campagnes d'écriture» que j'avais sous les yeux. J'avoue que ce classement reste une hypothèse: il y a tant d'allers-retours, de variations et de repentirs qu'on a du mal à discerner ce qui vient avant ou après. Sur la base de ce classement, j'étudie ensuite les phénomènes de composition: dans quel ordre l'histoire est-elle racontée? à partir de quel début? et, surtout, comment le dialogue est-il utilisé, développé systématiquement, puis contracté au fil des versions? J'en arrive enfin à ce que j'appelle l'invention – cette expérimentation psychologique dont j'ai parlé, ce merveilleux petit laboratoire, où tout se joue autour du rythme des phrases, des inflexions, des nuances de vocabulaire, inlassablement repris, variés, recombinés…

Ces trois ou quatre pages m'ont pris des semaines et des semaines, d'un travail qui s'est prolongé sur plusieurs années. Le mieux que je puisse faire pour transmettre mon expérience est de citer la fin de mon étude:

«En déchiffrant, classant, comparant et analysant des brouillons, en les mémorisant par d'incessantes relectures, j'ai eu l'impression d'entrer dans une expérience de concentration mentale, d'ascèse et d'attente qui me rapprochait de la démarche d'écriture que je voulais cerner. J'ai un peu mieux compris à quoi Nathalie Sarraute faisait allusion quand, devant ses propres brouillons étalés par moi sur son canapé, elle avait dit: “C'est du travail”».

Publication

«Aussi liquide qu'une soupe», in Les Brouillons de soi, Seuil, 1998, p. 277-313.


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Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h15.