Atelier


Philippe Lejeune

Génétique et autobiographie

Extrait de la communication de Philippe Lejeune lors de la session CLELIA 2007, actes à paraître en 2008 dans le numéro 28 de la revue Lalies. Ce dossier est publié dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'association CLELIA et de Daniel Petit pour la revue Lalies.



2 – Georges Perec, W ou le souvenir d'enfance (1975) et autres textes autobiographiques


Le corpus

Georges Perec est mort en 1982 à 46 ans. L'ensemble de ses papiers a été inventorié, puis, en 1986, la Bibliothèque de l'Arsenal a accepté de les accueillir dans un local qui allait devenir le siège de l'Association Georges Perec. Invité à l'automne 1986 au 1er séminaire Perec, consacré à W ou le souvenir d'enfance, j'ai demandé s'il y avait des «avant-textes» autres que le feuilleton W publié en 1969-1970 dans la Quinzaine littéraire. Oui, m'a-t-on répondu. J'y ai eu alors accès grâce à l'obligeance d'Ela Bienenfeld, cousine germaine et ayant droit de Georges Perec. Nous avons, elle et moi, découvert ensemble tous les brouillons disponibles de W ou le souvenir d'enfance, que j'ai présentés au séminaire en juin 1987.

Ce n'était qu'un début: ce livre faisait en effet partie d'un vaste programme autobiographique duodécennal inédit. Pendant quatre ans, de 1987 à 1991 nous avons, elle et moi, exploré tous les textes autobiographiques inachevés ou abandonnés et les avant-textes de tous les textes autobiographiques publiés par Georges Perec. Nous avons en particulier ouvert et exploré le contenu des enveloppes cachetées du projet Lieux, abandonné en 1975. Ce fut pour moi une expérience exceptionnelle, de découvrir ces manuscrits intimes avec un témoin privilégié de la vie de l'auteur – et ce fut aussi la naissance d'une amitié. Ce travail a abouti en 1990 à la publication d'un recueil (Georges Perec, Je suis né, Seuil) et en 1991 à un livre d'ensemble sur Perec autobiographe (La Mémoire et l'oblique, POL).

Pourtant, une pièce manquait: nous n'avions pas retrouvé le manuscrit correspondant au travail final de Perec sur W ou le souvenir d'enfance à l'automne 1974, pièce capitale, qui devait témoigner de la manière dont Perec était sorti de l'impasse qui lui avait fait suspendre son travail sur ce livre en 1970. David Bellos en a retrouvé la trace: Perec l'avait offert en 1975 pour une vente aux enchères au profit de la Quinzaine littéraire! Le manuscrit était entre les mains d'un collectionneur suédois, qui l'a donné à son tour à la Bibliothèque royale de Stockholm, où je suis allé le voir en septembre 2001, achevant ainsi l'enquête commencée en 1987.

L'enjeu

Au départ, il s'agissait de comprendre ce qui s'était passé entre août 1970, quand Perec mit fin précipitamment à l'étrange et insupportable feuilleton W publié dans la Quinzaine, et avril 1975, la publication de W ou le souvenir d'enfance – alors que ce livre était annoncé pour 1971! Pourquoi ce retard? Comment Perec en était-il arrivé à la solution sans exemple des deux textes alternés? Impossible ici de donner les réponses, qui, au-delà du travail littéraire, mettent en jeu une crise existentielle majeure et une psychanalyse. Impossible surtout parce que de proche en proche, nous avons été amenés à explorer toute l'œuvre de Perec, son œuvre réalisée, publiée ou inédite, et ses projets. Perec est mort à 46 ans, en pleine activité. Nous ne sommes pas devant une œuvre « achevée», mais «in progress»: notre mission est vite devenue de mettre en lumière une dimension du travail d'écriture de Perec qui n'apparaissait que partiellement dans ce qu'il avait publié. De plus, cette dimension était révolutionnaire: face à l'indicible, à un deuil impossible à faire, celui d'une mère «disparue», Georges Perec a développé des séries de stratégies obliques, tout un art nouveau de l'autobiographie indirecte. J'ai tenté, au début de mon livre, de résumer cet art en neuf points, que voici: pudeur, convivialité, intertextualité, opérabilité, sabotage, remplissage, obliquité, blocage, cloisonnement et dissémination.

Suite de mots un peu mystérieuse, mais tout de même évocatrice des jeux familiers et tragiques propres à Perec. Un exemple, tout de même: en 1970, pour sauver son feuilleton W, peu compréhensible et assez insupportable, il avait envisagé une publication alternée avec ses souvenirs d'enfance, et une série de documents et commentaires. Il est resté bloqué, incapable d'écrire ses souvenirs – et c'est trois ans plus tard, et un parcours psychanalytique plus ou moins achevé, qu'il a trouvé la solution: renoncer à tout document ou commentaire, et jeter à la face du lecteur, brutalement, deux séries, fiction et souvenir, dont il aura à deviner la liaison secrète. J'appelle cela une création négative. Les contraintes auxquelles Perec a recours dans ses œuvres autobiographiques sont souvent des suppressions. Dans Je me souviens, ne dire que l'«inessentiel». Dans Lieux, décrire sur place les lieux parisiens de sa jeunesse sans rien dire de lui. Etc. Sculpter le silence. À Stockholm, la révélation pour moi a été de voir comment, en quarante-huit heures, Perec avait trouvé la solution et jeté par-dessus bord la troisième série de son montage. Mon livre raconte l'histoire de W ou le souvenir d'enfance, décrit aussi l'état où est resté le projet Lieux (description et souvenirs liés à douze lieux parisiens de son enfance et de sa jeunesse, à réaliser sur douze ans, par l'écriture de deux séries de douze textes par an, selon un calendrier organisé grâce à un bicarré latin d'ordre 12 – seulement 133 des 288 textes prévus ont été écrits, le projet a été abandonné en septembre 1975). J'y analyse encore sept versions différentes du même souvenir d'enfance («La lettre hébraïque»), etc. Quand j'étais enseignant, j'ai fait travailler une étudiante de maîtrise, Christelle Gaudin, sur les transformations que Perec a apportées à ce qui est pour moi son texte autobiographique le plus bouleversant, Les Lieux d'une fugue (nouvelle écrite en 1965) dont il avait fait, en 1976, un film…

Je revois les après-midi passées à l'Arsenal, la table, le vieux radiateur, la rue Sully par la fenêtre… Rien d'un «je me souviens»: mon souvenir n'est ni commun, ni inessentiel, partagé avec la seule Ela, souvenir d'un partage capital, avec Georges, que je n'ai pas connu, dont elle me parlait en sœur, dont nous découvrions ensemble feuilles, enveloppes, dessins, et qui finissait par me paraître comme un frère.

Publications

La Mémoire et l'oblique. Georges Perec autobiographe, P.O.L., 1991, 256 p.

«Une autobiographie sous contrainte», Le Magazine littéraire, n° 316, décembre 1993 (n°Georges Perec), p. 18-21.

«La rédaction finale de W ou le souvenir d'enfance», Poétique, n° 133, février 2003, p. 73-106.


Retour à la page Génétique et autobiographie

Philippe Lejeune

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 9 Novembre 2007 à 12h10.