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María Dolores Vivero García, « Le point de vue à la lumière de la distinction entre ‘foyer énonciatif' et ‘foyer de conscience' ».

Cet article est initialement paru dans un collectif dirigé par Marion Colas-Blaise, Mohamed Kara, Laurent Perrin et André Petitjean: La Question polyphonique (ou dialogique) en sciences du langage, Metz, Centre d'Études Linguistiques des Textes et des Discours, coll. "Recherches textuelles", 2010, p. 81-94.
Il est reproduit ici avec l'aimable autorisation des éditeurs



LE POINT DE VUE À LA LUMIÈRE DE LA DISTINCTION ENTRE « FOYER ÉNONCIATIF » ET « FOYER DE CONSCIENCE »

La notion de point de vue apparaît aujourd'hui comme une notion nettement interdisciplinaire. Dans le Dictionnaire d'analyse du discours dirigé par Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, Jean-Michel Adam souligne le rôle central qu'elle joue à l'intérieur de « deux problématiques étroitement liées: la narratologie et la polyphonie » (Charaudeau et Maingueneau, 2002: 436-437). L'objectif de mon travail est tout d'abord de considérer cette notion dans sa dynamique interdisciplinaire, en analysant l'interaction du littéraire et du lingui­stique, selon un double mouvement: des travaux de Mikhaïl Bahktine et de Gérard Genette à certaines approches de la linguistique française contemporaine puis de la linguistique au concept narratologique de point de vue, redéfini par Alain Rabatel à partir des théories d'Oswald Ducrot. Étant donné l'ampleur du sujet, je ne retiendrai, dans le cadre de ce travail, que les aspects les plus pertinents pour mon propos, sans prétendre à l'exhaustivité. Je tenterai de montrer que, selon les auteurs, le terme de « point de vue » est utilisé diversement, recou­vrant des acceptions différentes et devenant parfois un concept relati­vement souple, sous lequel sont subsumés des phénomènes distincts. À partir de cette analyse critique, je proposerai, dans un deuxième moment, la distinction entre foyer énonciatif et foyer de conscience.

Le concept de point de vue (pdv désormais) ne reçoit de définition particulière ni dans les théories de Bahktine (1968, 1970) sur la polyphonie dans le roman ni dans leur ultérieur développement par Ducrot (1984: 204). Il rejoint ainsi, chez ces deux auteurs, le sens courant d'attitude ou de position. Il est cependant lié, chez les deux, à des phénomènes de pluralité des voix et donc d'hétérogénéité énon­ciative « montrée », pour reprendre le terme de Jaqueline Authier-Revuz (1982).

Pour Bakhtine, en effet, le dialogisme constitutif de tout discours se trouve, dans le roman polyphonique, artistiquement affiché[1]. Certains discours-conceptions du monde peuvent être « parlés » par l'auteur (ou par le héros) avec un accent ironique de parodie (Bakhtine, 1968, 1978) ; d'autres discours, le monologue du héros en particulier, font sans cesse référence aux mots d'autrui ; enfin, le héros, loin d'être l'objet sans voix du discours de l'auteur, apparaît comme le « porteur autonome et à part entière de son propre discours » (Bakhtine, 1970: 33), un discours (intérieur ou proféré) qui est rapporté (souvent au discours indirect libre) ou bien qui apparaît, dans les propos mêmes du narrateur, exprimé par des modalités appréciatives ou énonciatives.

Pour Ducrot (1984), le pdv correspond à l'énonciateur, instance énonciative qui apparaît dans l'énoncé comme une position s'expri­mant directement dans la parole même du locuteur. La notion devient donc plus restreinte que chez Bahktine, mais elle reste toujours liée à une instance de prise en charge énonciative. Ducrot insiste d'ailleurs sur la différence qu'il y a pour lui, et contrairement à Charles Bally, entre l'énonciateur source de ce pdv exprimé et l'origine d'un pdv «rapporté» ou « asserté », selon sa terminologie. Ainsi, dans le vers de La Fontaine qu'il cite:

(1) Sa peccadille fut jugée un cas pendable. (La Fontaine, Fables, « Les animaux malades de la peste », cité dans Ducrot, 1989: 179)

le mot « peccadille » « montre » ou « exprime », selon les termes de Ducrot, le pdv du narrateur, qui tend à excuser l'âne fautif. Ce pdv sert à caractériser l'énonciation même comme exprimant la position d'un énonciateur assimilé ici au narrateur. Il en va tout autrement du « fut jugée », par lequel le narrateur « rapporte » (c'est-à-dire mentionne) un pdv. Il s'agit là d'un pdv « asserté » (selon le terme de Ducrot) dont l'origine (les animaux qui jugent la faute de l'âne un motif de pendaison) ne joue pas le rôle d'un énonciateur, mais relève de l'image du monde véhiculée par l'énoncé (Ducrot, 1989: 188).

Il paraît donc pour le moins hâtif d'assimiler globalement l'énonciateur de Ducrot au personnage focal de Genette, même si Ducrot lui-même utilise cette comparaison pour rendre plus compré­hensible son concept d'énonciateur. Car le pdv narratif, du moins dans son emploi le plus généralement admis, en tant qu'effet d'accès immédiat à une conscience, ou d'accès au monde à travers la conscience d'un personnage qui voit/pense/dit le monde (nous avons ainsi l'impression de voir le monde avec les yeux du personnage), est un effet auquel peuvent concourir des procédés différents, y compris le récit de faits de conscience (plus exactement, le psychorécit à consonance discursive de Dorrit Cohn, 1981[2]). Comme l'observait Jean Pouillon (1993: 76), dans son étude sur les modes de la compré­hension des personnages, la « vision avec » le personnage est un mode « assez instable » parce que « de la suggestion à la pure présentation de la vie psychique du personnage (monologue intérieur) et de la suggestion à l'analyse, il se réalise de bien des manières […] ». Certes, au sens strict, il n'y aurait pas de focalisation interne si le narrateur analysait ou simplement nous disait ce que pense, perçoit ou ressent le personnage, mais, comme le reconnaît Genette (1972: 209), le concept de focalisation n'est pas appliqué en général de façon aussi rigoureuse. Jacques Bres (2003: 55) a donc raison d'écrire qu'en étendant la notion narratologique de pdv interne à celle de la poly­phonie, certains linguistes associent, voire amalgament, des questions différentes comme celles de qui voit ? et qui parle?

À ce relatif brouillage contribue, sans doute, le fait qu'en linguistique le terme de pdv recouvre des notions différentes, pas toujours explicitement signalées. À l'intérieur même du domaine de la polyphonie, son sens est variable. Dans la théorie scandinave de la polyphonie linguistique (ScaPoLine), où il n'est plus systématique­ment relié à l'instance de l'énonciateur, Henning Nølke (1994), à la suite de Kronning (1993) qui propose d'articuler tout pdv en un modus et un dictum, reprend la dichotomie jugement / contenu, à la laquelle il ajoute plus tard la source. Aussi Nølke, Fløttum et Norén (2004) définissent-ils le pdv comme une entité sémantique composée « d'une source, d'un jugement et d'un contenu ». En France, Pierre Patrick Haillet (2002) le définit très largement comme une représentation discursive de procès et il y inclut ce que Ducrot appelle le pdv asserté[3], tout en assimilant globalement le pdv à l'énonciateur de Ducrot. On peut rapprocher de cet emploi celui qu'en fait, en Espagne, María Luisa Donaire (2001), qui définit le pdv, dans un sens également large, comme une forme de discours.

En dehors du domaine des polyphonistes, le terme reçoit des acceptions différentes. Bertrand Sthioul (1998, 2000) ou Suzanne Fleischman (1992) l'adoptent dans son acception narratologique pour décrire les temps verbaux. Guy Achard-Bayle (2001, 2004) l'utilise comme synonyme de « focalisateur du récit », donc également au sens narratologique. Dans une approche praxématique, Catherine Détrie, Paul Siblot et Bertrand Vérine (2001) renvoient au sens abstrait de la notion dans le parler ordinaire, c'est-à-dire en tant que manière parti­culière de considérer une question. Jeanne-Marie Barbéris (2005) l'emploie, en effet, dans le sens courant de position. D'autres l'assi­milent, de manière plus restreinte, à une source énonciative. Mais même dans cet emploi plus restreint les différences sont importantes. Ainsi, pour Marion Carel (2003), comme pour Ducrot, le pdv correspond à l'énonciateur. Il en va tout autrement de Georges Kleiber (2003, 2007) ou Georges Kleiber et Marcel Vuillaume (2006) qui l'utilisent, dans leur étude du « fonctionnement empathique ou de pdv » des adjectifs démonstratifs, comme synonyme de centre déictique ou encore de «sujet de conscience », sens qui a pour corollaire celui des effets de perspective d'un personnage et d'empathie ou d'identification à un pdv. De manière encore différente, Laurent Perrin (2006) l'associe aux contenus du discours reproduit selon ce qu'il appelle les « formes de polyphonie reformulative », qui sont relativement proches du discours rapporté. Pour sa part, Robert Vion (2005) l'associe pleinement au discours rapporté4 ; or, dans ce dernier cas, discours rapporté et pdv font double emploi et l'on y perd, je crois, en précision, car tout discours rapporté introduit, bien évidemment, un point de vue mais il fait plus: il introduit une voix. Enfin, Adam (2005: 73) l'utilise comme synonyme de prise en charge énonciative, mais aussi, de manière plus large, comme « support de perception et de pensées rapportées ».

Je ne m'arrête pas sur d'autres acceptions plus spécifiques, comme celle qui correspond à la théorie des opérations énonciatives d'Antoine Culioli ou celle qui relève du cadre sémiotique de Jacques Fontanille[4]. Ce rapide parcours suffit à confirmer, s'il en était besoin, que le terme de pdv a, en linguistique, des acceptions différentes, qui divergent parfois sur des points essentiels.

Occupons-nous à présent du retour sur le pdv narratologique à partir de la linguistique. Rabatel (dès 1998) rattache à l'énonciateur de Ducrot le pdv, qu'il définit pourtant de manière très large, comme pouvant regrouper un ensemble de phénomènes, du discours indirect libre à la mention explicite de ce que voit ou entend un personnage. Rapprochant le report de perceptions du report de paroles ou de pensées et assimilant les traces du « sujet percevant » aux marques d'une source énonciative, cet auteur inclut le pdv dans le champ du discours rapporté[5]. Si cette conceptualisation peut sembler globalement pertinente, elle suscite cependant quelques problèmes lorsqu'on examine des textes concrets. Voyons deux passages littéraires cités par Rabatel ; le premier est un passage de La Chartreuse de Parme:

(2) Il entendit un cri sec auprès de lui: c'étaient deux hussards qui tom­baient atteints par des boulets. (Stendhal, La Chartreuse de Parme, Seuil, 1969, T. II: 41, cité dans Rabatel, 1998: 72)

Le verbe de perception « entendit » fournit des instructions pour inter­préter l'énoncé « c'étaient deux hussards […] » comme une description faite par le narrateur de ce qui apparaît à la conscience du personnage. Il s'agit donc d'une focalisation interne. Mais il n'y a, dans cet énoncé, aucun signe apparent qui indique que le narrateur ne prend pas à son compte l'assertion. Il n'y pas non plus de marques (des appré­ciations subjectives, par exemple) susceptibles de révéler une autre source énonciative. On peut encore bien moins interpréter cet énoncé comme un discours intérieur du type « il se dit: ce sont deux hussards qui tombent… ». Il n'y a, en somme, aucun indice qui, en tenant compte de la cohérence textuelle, laisse supposer une origine énon­ciative autre que celle du narrateur[6].

Il en va de même pour cet exemple que Rabatel prend chez François Mauriac:

(3) Il s'aperçut que l'enfant, arrivé à la fin du chapitre, s'était arrêté. (Mauriac, Le Sagouin, Plon, 1951: 116, cité dans Rabatel, 2003: 70)

Considérant que « le PDV représenté connaît des degrés dans l'expres­sion du mimétisme, comme, d'ailleurs, toutes les autres formes de discours rapporté », Rabatel (2003: 72) situe cet exemple vers le milieu d'un continuum qui irait des formes les plus mimétiques aux moins mimétiques. Or, dans cet énoncé, la perception du personnage, associée à sa conscience (« il s'aperçut que »), fait l'objet d'une asser­tion prise en charge par le narrateur, qui apparaît comme la seule source énonciative. Il s'agit donc d'un pdv asserté, pour reprendre le terme de Ducrot, dont l'origine ne joue pas, pour ce linguiste, comme nous l'avons vu, le rôle d'un énonciateur.

Ainsi, le pdv chez Rabatel, bien que conceptuellement rattaché à l'instance de l'énonciateur, déborde en fait, comme le souligne Anna Jaubert (2000: 87, 2002), la problématique de l'altérité énonciative[7].

En somme, de Bahktine à la linguistique puis de celle-ci à la narratologie, le pdv passe par différentes acceptions et devient parfois une notion excessivement générale à l'intérieur de laquelle on gagne, je crois, à opérer certaines distinctions. Je partage donc l'avis de Jaubert (2006: 121), pour qui « s'il y a un continuum entre discours rapporté au sens strict […], pensée rapportée, et focalisation interne […], il faut baliser ce continuum en dégageant des axes pertinents[8]».

J'ai proposé, en ce qui me concerne (Vivero García, 2001, 2004, 2006), de le baliser en fonction du critère de la présence / absence d'une origine énonciative autre que celle du locuteur principal et de distinguer ainsi entre au moins deux façons différentes de construire un pdv discursif: comme « foyer énonciatif » (au sens d'instance de prise en charge énonciative)[9] ou bien comme « foyer de conscience ». Selon cette distinction, on construit un foyer énonciatif (noté FE) distinct du locuteur principal au moyen du discours rapporté à propre­ment parler (le discours direct, le discours indirect ou l'indirect libre), par exemple:

(4) Paul entra dans la pièce et dit/se dit que … (FE)

ou encore, de manière un peu différente, lorsque le locuteur met en scène, dans ses propos mêmes, un énonciateur (au sens de Ducrot) que l'on peut, en fonction des contextes, assimiler à un personnage, comme dans:

(5) Paul entra dans la pièce. Malheureusement (FE), Pierre était là.

L'on trouve cette deuxième forme de FE dans des énoncés dont le contexte ne fournit aucun indice de discours rapporté, mais qui présen­tent des assertions ou des orientations argumentatives, des comparai­sons, des descriptions subjectives, des appréciations ou des modalités non imputables au locuteur principal ou pas seulement à lui. En (5) l'adverbe « malheureusement » marque une modalité imputable, dans certains contextes, à Paul.

Par contre, et à la différence de ces phénomènes d'altérité énonciative, on a un foyer de conscience[10] (noté FC) quand le locuteur (le narrateur, dans un récit) attribue à un personnage une perception, un sentiment ou une opinion. Cette attribution peut être implicite, comme en (2) ou en (6):

(6) Paul entra dans la pièce: Pierre était là (FC).

Elle passe cependant le plus souvent par la prise en charge explicite, de la part du locuteur, d'une assertion sur la conscience du person­nage, dans des contextes qui ne présentent pas de marque ni d'indice pouvant révéler la présence d'un foyer énonciatif distinct du locuteur, comme en (3) ou en (7):

(7) Il s'aperçut en entrant que Pierre était là et estima malséant d'interroger les autres sur la raison de cette présence (FC).

Où on aurait un simple foyer de conscience, puisqu'il n'y a aucune marque d'une énonciation distincte de celle du locuteur, seul foyer énonciatif, qui prête à Paul une perception, une conscience et un juge­ment. Le mot « conscience » dans « foyer de conscience » est donc pris à la fois sous l'angle perceptif, affectif et cognitif.

Certes, les textes présentent souvent des interférences et des glissements entre des phénomènes discursifs proches, ce qui peut avoir pour effet de brouiller les frontières énonciatives et de construire des zones floues. Mais pour appréhender ces agencements, il faut se munir de catégories conceptuelles distinctes. Ainsi, plutôt que d'indif­férencier les phénomènes étudiés, en les regroupant sous la notion relativement vague et générale de pdv, la distinction que je propose permet au contraire d'analyser leur combinaison dans les textes pour faire apparaître les glissements et les jeux d'enchaînement.

Soit, par exemple, ce passage des Caves du Vatican, où la comtesse Valentine de Saint-Prix, qui cherche à soutirer de l'argent à Arnica et à son époux, focalise la description:

(8) Et tandis qu'Arnica s'affairait, l'œil intéressé de la comtesse experti­sait le salon. Il y régnait une modestie décourageante. Des chaises de reps vert, un fauteuil en velours grenat, un autre en vulgaire tapisserie, dans lequel elle était assise ; une table, une console d'acajou ; devant le foyer, un tapis en chenilles de laine ; sur la cheminée, des deux côtés d'une pendule en albâtre, sous globe, deux grands vases d'albâtre ajourés, sous globes pareillement ; sur la table, un album de photographies de famille ; sur la console, une image de Notre-Dame de Lourdes dans sa grotte, en carton-romain, modèle réduit – tout déconseillait la comtesse, qui sentait le cœur lui manquer. Après tout, c'étaient peut-être des faux pauvres, des avaricieux… (A. Gide, Les Caves du Vatican, Gallimard, 1922: 117)

Les adjectifs « décourageante » et « vulgaire » (soulignés en gras) apparaissent dans les propos mêmes du narrateur et constituent des marques locales de subjectivité énonciative qui laissent supposer, à ces endroits précis, un FE, plus exactement un énonciateur (au sens de Ducrot), à l'origine des évaluations, assimilé à la comtesse, person­nage préalablement construit comme un simple FC (« l'œil intéressé de la comtesse expertisait le salon »). Le reste du paragraphe, jusqu'à la fin (« tout déconseillait la comtesse, qui sentait le cœur lui man­quer »), a une seule source énonciative: le narrateur, qui mentionne ce que voit la comtesse et les sentiments qu'elle éprouve, contribuant ainsi à élaborer le FC associé à ce personnage. L'émergence de ce FC va ensuite faciliter l'interprétation de l'énoncé « Après tout, c'étaient peut-être des faux pauvres, des avaricieux […] » comme une énoncia­tion intérieure de la comtesse, rapportée au discours indirect libre. On continue à avoir le pdv du personnage mais de manière différente, car ce pdv nous parvient maintenant à travers son discours intérieur. On peut représenter cette forme d'agencement par la formule:

FC-FE(E)-FC > FE DIL)

Autrement dit, un FC massif émerge d'abord très localement comme FE (un énonciateur, noté E), avant de surgir plus pleinement comme le FE origine d'un discours indirect libre (DIL), qui est suscité par ce qui précède (selon un rapport de cause-conséquence représenté par la flèche).

Un dernier exemple tiré du conte de Flaubert « Hérodias »:

(9) Antipas distingua les salines à l'autre bout de la mer Morte, et ne voyait plus les tentes des Arabes. Sans doute ils étaient partis? La lune se levait ; un apaisement descendait dans son cœur. (G. Flaubert, Hérodias, dans Trois Contes, Flammarion, 1986: 129)

Il s'agit d'un fragment assez représentatif de la manière particulière dont se combinent FE et FC dans les focalisations de ce conte de Flaubert, où très souvent un FC dominant se transforme, comme ici, ponctuellement (selon un rapport de cause-conséquence) en FE responsable, dans cet exemple, du discours indirect libre (DIL): « Sans doute ils étaient partis? »), pour redevenir un simple FC, selon la formule:

FC > FE(DIL) FC

Je dirai, pour conclure, qu'à travers sa dynamique interdisciplinaire la notion de pdv subit des fluctuations très importantes. Ce concept relativement commode peut même donner lieu à des amalgames entre, au moins, les deux phénomènes que je distingue: la construction d'un foyer énonciatif et celle d'un foyer de conscience. Cette distinction, qui peut s'appliquer non seulement au texte littéraire, mais aussi à d'autres genres de discours[11], permet de se doter de catégories descriptives plus fines pour analyser la construction des pdv dans les discours en se fondant sur des propriétés linguistiquement repérables.


María Dolores VIVERO GARCÍA Universidad Autónoma de Madrid (Espagne)


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[1]. L'hybride romanesque est ainsi caractérisé, selon Bakhtine, par la fusion, dans un seul énoncé, de deux énoncés socialement différents.

[2]. Ce type de psychorécit, où l'absence de commentaires et de marques de distance du narrateur crée l'impression que la connaissance qu'a celui-ci de la vie inté­rieure du personnage coïncide avec ce que le personnage lui-même en sait, est nette­ment différencié chez Cohn (1981: 26) de la représentation d'un discours intérieur et, comme le souligne cet auteur, il ne peut être réduit à un discours indirect non prononcé. Cohn (1981: 134-135) prend soin, par ailleurs, de distinguer entre ces différentes techniques et l'effet de focalisation interne qu'elles peuvent produire.

[3]. Haillet soutient ainsi, par exemple, que l'énoncé « Marc a tort de croire que ça marchera » représente le pdv attribué à Marc comme erroné, selon le pdv du locuteur (Haillet, 2002: 167).

[4]. Je ne m'arrête pas non plus sur les travaux d'Ann Banfield (1982) qui relie en principe le pdv (ou subjectivité) au discours indirect libre (« parole et pensée repré­sentées », selon sa terminologie) et au « sujet de conscience » responsable de ce discours indirect libre, mais pour qui l'origine du pdv peut être également le locuteur premier ou un énonciateur-locuteur rapporté (au discours direct ou au discours indirect). Je laisse également de côté les travaux sur le médiatif, dont les marques n'interviennent pas directement dans la construction d'un pdv (voir Vivero García et Forget, 2007: 5). Enfin, je n'ai pu prendre en compte, dans le présent article, les différents emplois de la notion de pdv qui apparaissent dans ce volume même.

[5]. Le pdv serait ainsi une forme de discours intérieur: « la forme la plus extrême de la parole intérieure, en ce qu'elle n'est pas proférée, mais seulement pensée » (Rabatel, 2001: 91). En effet, les perceptions, selon Rabatel (2004: 85), relève­raient « d'une forme paradoxale d'énonciation rapportée avec effacement énon­ciatif ».

[6]. On pourrait citer d'autres exemples semblables de Rabatel: « Pierre se réveilla en sursaut. Le volet frappait contre le mur » (Rabatel, 2001). Ou bien celui-ci: « P1 La marquise sortit à cinq heures. P2 Le boulevard Bourdon se remplissait de monde », où Rabatel analyse P2 « comme une sorte de monologue intérieur embryonnaire de la marquise, sous une forme plus ou moins expressive, comme si cette dernière se disait: Tiens, mais il y a de plus en plus de monde sur le boulevard ! » (Rabatel, 2004: 86).

[7]. À moins qu'on les rapporte à l'hétérogénéité constitutive au sens d'Authier-Revuz (1995), mais, comme le remarque très justement Amossy (2005: 66), « […] que le déjà dit et le déjà su s'inscrivent nécessairement dans la langue ne signifie pas qu'ils constituent un pdv attribuable à un énonciateur».

[8]. Jaubert souligne, en particulier, l'intérêt de distinguer entre report de paroles et report de pensées.

[9]. Ce terme, que j'emprunte à Rastier (2001), est ici utilisé en effet comme syno­nyme d'origine énonciative.

[10]. Pour les relations entre le FC et la notion, relativement proche, de « sujet de conscience », voir Vivero García (2006).

[11]. Pour une application au discours journalistique, voir Forget et Vivero García (2006) et Vivero García et Forget (2007).



María Dolores Vivero García

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Novembre 2011 à 16h41.