Atelier




"Figures et portée du témoin dans la littérature du XXème siècle", par Luc Vigier.

Les analyses qui suivent étant extraites d'un travail universitaire sur Aragon, on ne s'étonnera pas d'y voir figurer, de temps à autre, quelques allusions à l'extension de la problématique du témoin dans son œuvre. Elles gardent, malgré cette particularité, un caractère général et théorique.




Figures et portée du témoin
dans la littérature du XXème siècle



L'analyse des développements testimoniaux de la littérature fictionnelle et des proses non fictionnelles depuis la première guerre mondiale nous permet d'approcher le lien variable et susceptible de distorsions multiples entre le lecteur friant de repères institués, notamment en temps de crise politique ou de conflits armés menaçants, et l'auteur (Aragon, Gide, Céline, Malraux, Guilloux, Camus...) s'efforçant vers la figure presque sacrée du témoin.

La confrontation de l'écrivain à l'événement historique, et plus fortement s'il est conforté dans son statut d'auteur et d'autorité, conduit inévitablement cet écrivain vers l'interrogation et l'exploration des processus d'installation aussi bien que des valeurs de son propre témoignage. Placer la question du témoignage au centre de la fiction ou à tout le moins parmi ses "missions" prioritaires, c'est inscrire l'invention et la reconstitution d'un monde dans les parages des circonstances référentielles mais aussi passer un contrat unilatéral avec un lecteur dont on suppose qu'il est apte à percevoir les allusions spécifiques du livre à un référent idéologiquement interprétable.


Un fondateur critique: Jean-Norton Cru

L'importance des travaux de Jean-Norton Cru sur les témoins de la Grande Guerre, qui avaient en leur temps agacé Aragon, apparaît aujourd'hui d'autant plus clairement dans le champ historique, linguistique et littéraire que l'actualité guerrière des dix dernières années a placé le public devant les ambiguïtés de l'information, du reportage et du témoignage. Publié en 1929, Témoins, essai d'analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français, de 1915 à 1928 constitue un cas unique d'approche rigoureuse des récits de guerre, des correspondances, des romans, des carnets directement ou indirectement issus de l'expérience des combats et passés dans le champ de la publication. Le corpus des œuvres lues et étudiés par Cru veut être, pour la période donnée, presque exhaustif. La première version de Témoins ne comporte pas moins de trois cents entrées bibliographiques, correspondant à des lectures attentives et renouvelées. La méthode critique de Cru établit tout d'abord un classement ( «Journaux», «Souvenirs», «Réflexions», «Lettres», «Romans»). Pour chaque auteur, Jean-Norton Cru fait appel à ses propres qualités d'historien et de témoin pour dresser une rapide synthèse biographique puis proposer, selon l'intérêt et l'enjeu du témoignage, une critique assise toujours sur une grille de lecture particulièrement efficace qui lui permet de distinguer les bons témoins des mauvais et, à l'intérieur de ces deux grands groupes, d'établir une nouvelle hiérarchie. Chez les mauvais témoins, Jean-Norton Cru condamne la qualité même du témoin (si sa présence sur les lieux n'est pas prouvée), la naïveté de son lyrisme, les écarts littéraires complaisants, la déformation manifeste, les pures inventions (le corps à corps à la baïonnette ou l'ensevelissement sous les projections de terre par exemple), le goût de la légende. L'une de ses principales cibles est le célèbre épisode de Debout les morts! emprunté à Péricard par Maurice Barrès qui en fit un véritable morceau d'épopée, à l'opposé de toute rigueur éthique testimoniale. Chez les bons témoins, Jean-Norton Cru place des écrivains comme Genevoix sur la plus haute marche, devant Barbusse. Ce qui fait la particularité et l'intérêt de cette critique dans le champ littéraire, c'est l'exploration précise des frontières du témoignage. Les passages successifs de l'expérience au souvenir, du souvenir à l'expression, puis de l'expression à l'écriture sont minutieusement décodés et révélés, dès que les mots se trouvent affectés d'un filtre qui met en doute leur référent véritable. Cru fait donc œuvre de linguiste et de critique littéraire, tout en demeurant historien. Sa position intellectuelle, mouvante, se cale sur la tentation permanente du témoin de guerre, que les «cadres sociaux de la mémoire collective» influencent, qui est celle du mensonge. Jean-Norton Cru suit ainsi les scrupules et les autocritiques qui figurent chez les témoins conscients des limites de leur «vérité»:

«Nous sommes tous les artisans du mensonge. Nous racontons mal ou faussement ce que nous avons vu. C'est un résultat inéluctable de notre suffisance et de notre incapacité. Ce que nous n'avons pas gravé immédiatement sur un métal indélébile, se meurt dans notre mémoire. Ce que nous fixons, à l'instant même se déforme en entrant dans le moule rigide des mots.»

Fondateur d'une pensée critique du témoignage qui dépasse de l'intérieur les enjeux du témoignage de guerre, Jean-Norton Cru peut être convoqué ici à travers certains des outils critiques que ses travaux nous fournissent pour évaluer certains textes testimoniaux d'Aragon et notamment ceux dont l'objet principal est l'événement de guerre. Mais d'autre part, la connaissance qu'Aragon avait de ses travaux peut nous inciter à considérer l'hypothèse d'un arrière-texte constitué par Témoins et par Du témoignage. Celle-ci reste fragile, dans la mesure où Aragon avait directement accès aux textes recensés par Cru, mais on ne peut l'écarter radicalement. Enfin, sur le plan de la pensée générale du témoignage en littérature, la pensée de Cru mérite d'être considérée comme la source, en France, des développements théoriques sur les témoignages issus de la seconde guerre mondiale mais aussi sur les écueils actuels des témoignages consacrés aux guerres localisées de l'Europe centrale et balkanique.


Le témoignage comme «objet social» chez Renaud Dulong

L'étude des proses latérales aragoniennes, lorsqu'elles prennent une dimension testimoniale affirmée, implique d'autre part l'utilisation d'outils conceptuels empruntés à la sociologie, particulièrement attentive aux phénomènes de réception et d'interactivité entre l'idéologie de l'émetteur d'un message et celle du public qui le reçoit. On ne peut négliger l'importance de cette perspective pour un auteur qui conçoit aussi l'écriture et ses voix propres comme relation avec les courants de conscience qui traversent les ensembles humains de sa réception. Cet angle analytique contraste avec la simplicité apparente du «phénomène». On attribue en effet généralement une origine spontanée au phénomène du témoignage en le définissant comme «dispositif oral de reconstitution des circonstances passées» c'est-à-dire comme la manière la plus évidente d'une représentation in absentia d'une réalité passée. Une fois le témoignage posé comme objet d'observation, on a tôt fait de révéler les failles inhérentes à ce système de transmission et de représentation que n'atténue pas le passage à l'écrit, transformant le témoignage en document.

Renaud Dulong, dans son étude sociologique du témoin oculaire montre que dans les milieux où le témoignage est le plus couramment utilisé (incidents, accidents, procès, reconstitutions d'événements ayant provoqué un litige), le témoignage exigé et produit est simultanément susceptible d'être mis en doute par l'expérience de celui qui le reçoit. La production du témoignage, parce qu'elle s'inscrit dans une simple triangulation humaine événement-témoin-récepteur, même si l'on s'accorde à la présenter comme indispensable, porte avec elle le soupçon de son mensonge ou de sa déformation. On soupçonne toujours plus ou moins le témoin de déformer la réalité à laquelle il a assisté, soit de manière volontaire (c'est le cas du faux témoignage, sévèrement puni par la loi), soit involontairement. Les causes de ce mauvais témoignage sont multiples: elles dépendent de l'état psychique et psychologique du témoin au moment des faits, de son éducation et parfois de sa culture idéologique. Plus grave, la crédibilité du témoignage dépend étroitement du maniement des procédés de suggestions et de représentation du langage. La prise de conscience de cette aporie intrinsèque du témoignage par l'univers judiciaire a eu pour conséquence, depuis le droit romain, de nier au témoignage unique toute validité et d'accepter avec la plus grande circonspection tout témoignage, fût-il corroboré par d'autres témoignages secondaires. Pour autant, ce même univers judiciaire ne peut se passer des témoins. Ils constituent encore aujourd'hui le «personnel» fondamental et essentiel d'un procès. Dulong rappelle en effet que si, sur le plan rationnel, tout témoignage peut et doit être remis en cause, les usages démentent régulièrement la tentation d'un «horizon apocalyptique» qui dénierait tout pouvoir à la parole humaine d'accéder au vrai factuel et surtout toute valeur humaine.

C'est justement au témoignage comme «objet social» que R. Dulong veut revenir parce que «le phénomène du témoignage - un récit est factualisé par l'assertion de la présence de son narrateur à l'événement rapporté- est donc plus complexe que ne le laisse penser sa définition comme transfert d'information». Les raisons de cette complexité se trouvent dans les opérations de verbalisation du témoin: «L'emploi des mots n'intervient pas que dans la transcription verbale d'une représentation mémorisée, il œuvre aussi lors de sa mise en sens». C'est à partir de ce constat que la définition du témoignage par Dulong devient un récit certifié par la présence à l'événement raconté et impose la dimension morale de toute parole testimoniale et par conséquent de tout équivalent écrit. C'est pourquoi le moment où «quelqu'un devient témoin de quelque chose» constitue un objet d'observation sociologique particulièrement prégnant:

«La certification biographique, écrit Dulong, équivaut, compte-tenu des conséquences, à un engagement à vie, celui de maintenir au travers des récits successifs une identique version des faits. Et l'objectivité de l'événement étant corrélative du caractère universel de cette mission, témoigner est une activité qu'on peut être amené à faire tout le reste de sa vie. La personne est ainsi consacrée en mémoire vivante, ce qui définit pour elle une prétention spéciale à la vérité mais d'abord un impérieux devoir de stabilité.»

Le témoignage, dans cette perspective, apparaît donc comme engagement, ce qui n'est pas étranger à l'engagement intellectuel et politique proprement dit mais qui ne le sous-entend pas nécessairement. La conséquence de cet engagement moral du témoin est surtout de sacraliser son statut, mais cette sacralisation correspond en retour à l'incarnation d'une vérité ou d'un certain mode d'accès à la vérité factuelle. Si, dans cette approche, le premier point de contact entre le témoignage et le champ littéraire est bien celui du récit (la dimension spontanément narrative du témoignage), le second nous renvoie aux problématiques de la réception édifiées par les théoriciens du groupe de Constance, dans la mesure où le témoin dépend étroitement des «conditions de déposition et de réception» de son témoignage et se trouve lié au public qui l'écoute ou le lit avec une densité morale particulière; c'est finalement ce groupe qui reçoit le témoignage qui crédite le témoin de son véritable statut et fonctionne comme une instance de ratification. Dulong relève ainsi le lien très fort qui existe entre la mémoire collective et le témoin sans lequel cette mémoire n'existerait pas, qu'il s'agisse d'une mémoire collective considérée à un moment donné à l'intérieur de ses «cadres sociaux» selon la terminologie de Halbwachs ou qu'il s'agisse de l'enchaînement chronologique des récits testimoniaux portant sur un événement inconnu ou reculé dans le temps. Soucieux du renouveau de l'intérêt pour la figure et le rôle du témoin depuis la seconde guerre mondiale et les témoignages sur les camps (intérêt encore réactivé par le problème des témoignages sur les guerres récentes en Yougoslavie), Dulong explique que si le soupçon qui entoure le témoin tend à détruire le témoignage en tant qu'accès au vrai factuel, ce besoin de témoignage sur la guerre, sur ses atrocités, sur ce qu'il y a en elles d'incompréhensible et d'incroyable tend à réhabiliter la fonction fondamentale du récit testimonial. Inscrit dans un combat pour la découverte ou la révélation d'une vérité susceptible de remettre en cause les certitudes et les ignorances des peuples belligérants, le témoignage entre dans ce cas dans l'espace polémique et politique, il devient «vecteur de valeur». Dulong avoue alors les limites de la perspective sociologique dans la compréhension de cette nouvelle strate du témoignage:

«La socialité qui s'accomplit dans la rencontre avec de tels témoins [les témoins revenus des camps] est mieux théorisée par une phénoménologie de l'altérité.».

Il souligne l'imperfection des concepts juridiques pour l'analyse de ce cas trop particulier, rejoignant l'idée générale de la nécessité d'un examen séparé des témoignages en fonction de réalités institutionnelles variables (déposition, procès classique, procès de la barbarie par exemple). Le travail de Renaud Dulong enfin, après avoir affirmé l'inévitable rapport critique du témoin à l'histoire, à l'intérieur d'une phénoménologie sociale, ouvre des perspectives de travail pertinentes pour l'étude de la littérarité du témoignage et prend appui notamment sur deux praticiens qui sont aussi deux témoins de guerre cruciaux dans ce siècle: le premier est Jean-Norton Cru et le second Primo Levi, tous deux simultanément acteurs, témoins et critiques.

Nous évoquions à l'instant l'approche de la «littérarité» du témoignage: celle-ci n'est pas essentielle, a priori, pour l'étude du témoignage. Les points de rencontre et les convergences s'avèrent en effet nombreux entre cette analyse du témoignage comme phénomène social et la manière dont la voix testimoniale se déploie peu à peu chez Aragon dans les années trente, sans qu'on ait besoin de recourir à des concepts spécifiquement littéraires. La prose aragonienne que l'on pourrait appeler «latérale» (les articles, les conférences, les prises de position dans la presse, les reportages) implique des enjeux que cette phénoménologie sociale du témoignage permet de décrire de manière assez rigoureuse: la relation au public et aux diverses institutions (chez Aragon, la classe bourgeoise responsable de la guerre, les gouvernements successifs, certains tribunaux réels ou fictifs), la dimension narrative du message adressé à ce public, la modification du message en fonction de l'évolution du groupe réceptif, la certification autobiographique par exemple, cette dernière donnée étant, on le comprend, particulièrement importante à l'égard de l'horizon d'attente des lecteurs communistes.<:p>

D'autre part, au niveau typologique, si l'on admet provisoirement la possibilité d'une description a-poétique des proses latérales aragoniennes (comme si l'on envisageait un corpus de dépositions ou de témoignages produits par de simples témoins), les travaux du Dulong tentent de cerner, à travers «la diversité des usages», les constantes d'un processus d'attestation d'une «institution naturelle». Dans ce secteur de la réflexion, Dulong définit le témoignage oculaire, provisoirement séparé de sa dimension religieuse, comme «un récit autobiographiquement certifié d'un événement passé, que ce récit soit effectué dans des circonstances informelles ou formelles» . L'examen par Dulong de la certification biographique doit retenir toute notre attention, tant la marque personnelle joue un rôle crucial dans les proses témoignantes d'Aragon. «La référence autobiographique» établissant «la factualité de ce qui est relaté», le témoin, lorsqu'il s'agit d'un événement d'importance accomplit là un acte d'une éminente valeur morale, proportionnelle à la sanction prévue par tous les usages sociaux lorsque le témoin a volontairement travesti ou inventé la réalité. Mais en même temps, le croisement du biographique et de l'historique rend problématique le travail de l'historien qui est affronté, lorsque le témoin survit à une catastrophe, à l'évidence d'un individu devenu mémoire vivante, réceptacle sacré d'informations inouïes, caution, garant et gardien d'une vérité inaccessible sans lui, approchant le statut du «monument» et de «document vivant». Cette fonction commémorative du témoin, Aragon en usera à la fois systématiquement et spontanément dans les proses militantes des années trente comme dans les préfaces des années 64-74, en passant, pour ces derniers à l'auto-figuration commémorative de soi en monument de l'histoire et de l'histoire littéraire du surréalisme notamment. Le serment ( «je jure, j'atteste sur l'honneur»), que l'on trouve assez régulièrement dans les proses aragoniennes est présenté par Dulong comme situé au voisinage du témoignage:

«la proximité entre le serment et le témoignage serait ce basculement de l'arrière-plan vers le sacré ou l'histoire.(...) Le serment n'est significatif qu'avec un arrière-plan sacré.»

Le serment entretient en effet un rapport étroit avec la possibilité de vérification présente dans la conscience collective du groupe qui reçoit le message, à moins (et c'est vital pour certains textes militants d'Aragon) que le témoin soit entendu comme «témoin de moralité» c'est-à-dire uniquement en tant qu'il est «solidaire de l'une des parties» (lors d'un procès), auquel cas sa parole n'a pas lieu d'être vérifiable puisqu'elle est intrinsèquement vraie. C'est un des points de convergence avec le schéma que propose Suleiman pour le roman à thèse: le héros de roman se trouve souvent dans l'innocence et l'ignorance, accède à une manière de révélation et, ayant eu accès à la vérité, il organise la défense de celle-ci. Dans le roman à thèse, selon Suleiman, la fin de l'évolution et de la «formation» se manifeste par un personnage qui ne cherche plus à contester, du moins dans l'univers romanesque du héros positif, le groupe qui lui a permis de comprendre cette vérité.

Dans le domaine du récit proprement dit, les penseurs du témoignage, comme Dulong, soulignent le caractère sacré mais utopique d'une collectivité, d'une chaîne témoignante à la source de laquelle se trouve «ce qui s'est vraiment passé». La «mise en intrigue» donnée par Paul Ricœur comme l'une des formes premières du récit permet la transmission du message; elle déclenche simultanément chez l'auditeur mais surtout chez le témoin lui-même, la prise de conscience de l'écart entre ce récit et l'événement, écart qui ne peut que s'accroître si l'enchâssement spatial des témoins s'étend ou dramatiquement se figer si le témoignage écrit vient se substituer à la mémoire du témoin, faisant écran à la vérité initiale vécue qui reste en deçà du langage. L'insertion du témoignage dans le roman relève bien d'une accentuation du pouvoir de représentation du réel, dont le témoignage fait partie, sans qu'on puisse dire si Aragon considère le témoignage comme un mode inférieur de représentation. Héritée de la pratique du collage, l'insertion du témoignage ou son pastiche sert elle-même de «témoin» et de critère, un peu comme le paquet de cigarettes collé dans les tableaux de Picasso introduit l'idée du défi pictural, à ceci près que dans les romans d'Aragon, la tension naît dans ce cas de l'insertion d'un récit dans un récit. C'est pourquoi, paradoxalement, le témoin doit, pour être cru, et notamment lorsque son expérience se heurte à l'indicible, accentuer certaines des stratégies narratives et énonciatives de la persuasion.


Témoignage et récit chez Paul Ricœur

La réflexion de Paul Ricœur sur le témoignage s'est effectuée en trois temps majeurs qui posent, à chaque fois, les jalons essentiels d'une pensée du témoignage dans ses rapports avec la littérature. Cette approche du récit par le témoignage et du témoignage par le récit dans la conférence de 1972 qui annonce les analyses de Temps et récit, constitue un socle théorique d'importance pour l'analyse des structures du récit testimonial mais aussi au-delà pour l'étude chez Aragon du lien tissé au fil des œuvres et des écrits de circonstance entre la fiction et le témoignage. La pensée de Ricœur devient alors ici fondatrice d'un dispositif d'examen des procédures frontalières aragoniennes qui tendent à entraîner le lecteur au-delà des limites du témoignage dans les textes testimoniaux et en deçà du pouvoir de la fiction dans les textes romanesques. Dans sa conférence sur le témoignage de 1972, Paul Ricœur souligne pourtant que son point de départ n'est pas l'étude du récit mais bien le cadre philosophique dans lequel le témoignage constitue un problème, cadre qu'il attribue au philosophe Jean Nabert auteur de «Métaphysique du témoignage et herméneutique de l'absolu». Mais la définition que propose Ricœur dépasse largement le cadre de la problématique religieuse de Jean Nabert:

«Si le témoignage doit être un problème philosophique et pas seulement, comme on le dira, juridique, voire historique, c'est dans la mesure où le mot ne se borne pas à désigner le récit d'un témoin qui rapporte ce qu'il a vu, mais s'applique à des paroles, à des œuvres, à des actions, à des vies qui, en tant que telles, attestent au cœur de l'expérience et de l'histoire, une intention, une inspiration, une idée qui passent l'expérience et l'histoire. Le problème philosophique du témoignage, c'est le problème du témoignage de l'absolu; mieux, du témoignage absolu de l'absolu.»

Dès lors, le témoignage (que Ricœur va peu à peu séparer du contexte religieux) se trouve pensé comme une «expérience de l'absolu». Ricœur distingue en cela «l'exemple» du «témoignage» en ce que l'exemple constitue un phénomène de correspondance dans la conscience entre elle-même et sa propre norme magnifiée. Cette dimension de l'exemple, nous devons cependant la conserver comme critère d'évaluation des «exemples» aragoniens qui nous sont parvenus à travers les textes de guerre puis les textes d'hommages ou les proses militantes de célébrations collectives ou individuelles: «en deçà» du témoignage, elle représente cependant dans l'œuvre d'Aragon un espace d'expression des valeurs dont témoigne l'écrivain. C'est surtout par rapport à «l'injustifiable» (la figure de la mort christique mais aussi, dans l'esprit de Ricœur les épreuves de la barbarie humaine) que l'exemple perd de son efficience comme représentation de la «sublimité morale» parce que «l'aveu du mal attend, pour notre régénération, plus que des exemples de sublimité; il attend des paroles et surtout des actions qui seraient des actions absolues, en ce sens que la racine de l'injustifiable en serait manifestement extirpée». Selon Ricœur, le témoignage a d'abord un sens «quasi empirique» simple: le témoignage désigne «l'action de témoigner, c'est-à-dire de rapporter ce qu'on a vu ou entendu». En ce sens, il est principalement lié aux perceptions oculaires et auriculaires de l'événement. Il ne fait pas de doute selon lui que le témoignage se rattache de fait à la situation concrète ou transposée du tribunal avec ses attendus, ses accusés, et son jury. «L'action de témoigner a un rapport intime avec une institution: la justice; un lieu: le tribunal». Elle s'effectue dans un contexte de différend, de litige et de conflit entre plusieurs parties. Dans le contexte de la «science historique», le témoignage ne prend valeur de témoignage que lorsqu'il se situe par rapport à un débat, procédure que Ricœur rattache encore au concept juridique: «Il se fait un échange entre les traits juridiques et les traits historiques du témoignage». De ceci, certains textes d'Aragon peuvent être les illustrations, notamment les proses testimoniales de guerre qui sont données comme pièces à verser au dossier de l'accusation. Mais on sera également attentif à ce phénomène d'«échange» entre deux domaines scientifiques sémantiques éloignés, particulièrement fréquent chez Aragon. La pensée de Ricœur adopte ici une démarche qui rend compte de l'incontournable porosité de la notion: le témoignage apparaît très vite ici comme un concept qui ne peut se limiter à une définition contrainte dans un champ sémantique précis. Issu d'un phénomène social spontané, il appartient aussi, dans le fonctionnement «ordinaire» aux univers heuristiques du droit, de l'histoire et du récit, champs que l'œuvre d'Aragon ne cesse d'exploiter non seulement en tant que tels dans les proses latérales et les romans mais aussi dans ce que ces liens signifient du rapport de l'auteur au monde qui en matière de témoignage, ne peut se réduire à l'un ou l'autre des aspects institutionnels. On aperçoit ici les conséquences que cette bifurcation constante de la sémantique et de la pratique du témoignage peut entraîner si l'on rapproche la notion de «réalisme romanesque» de celle de témoignage.

Le témoignage a donc un sens empirique, un sens juridique, et enfin, selon Ricœur, un sens argumentatif de preuve. Ricœur rappelle ainsi qu'Aristote, dans la première partie de la Rhétorique, accorde bien peu de valeur au témoignage qui n'est qu'un élément parmi d'autres susceptible d'émouvoir les juges. Sa valeur se fonde du reste moins dans le procès tel que le décrit Aristote sur le rapport fidèle des choses vues que sur la qualité morale du témoin convoqué . Ses trois sens n'épuisent cependant pas ce qui fait l'essence du témoignage. Pour la saisir, il faut déplacer l'intérêt vers le témoin, vers ce qui fait de lui un témoin véridique, un «témoin fidèle», question qui hante les préoccupations politiques d'Aragon et qui le poussera parfois dans des prises de position intenables. On est frappé, dans cette partie de l'analyse de Ricœur, de la parenté qui existe entre la perception de la figure du témoin par Aragon et la densité philosophique que Ricœur prête au concept en ce qu'il implique non des techniques énonciatives et narratives employées pour convaincre et persuader mais en ce que le témoin engage dans cet acte tout son être. C'est l'un des points de contact essentiels par lequel la réflexion philosophique rejoint la sémantique biblique:

«Le témoin est capable de souffrir pour ce qu'il croit. Quand l'épreuve de la conviction devient le prix de la vie, le témoin change de nom: il s'appelle un martyr. (...) Un grand archétype de l'histoire se lève ici: le Serviteur Souffrant, le juste persécuté, Socrate, Jésus...»

Il faudra tenir compte dans l'analyse de figures testimoniales chez Aragon (dont le Christ, mais bien d'autres comme Socrate, Rolland ou Iago) de ce travail de la mort à l'œuvre dans l'engagement du témoin et dans la perception qu'on a de lui: «Même lorsque le témoignage ne prend pas ces sombres couleurs, il reçoit des confins de la mort ce qu'on pourrait appeler son intériorité. L'«intériorité» est ici essentielle pour la compréhension de l'action politique aragonienne et pour celle des stratégies de figuration testimoniales mises en place après les crises de conscience de 1953 et de 1956 dans la mesure où elle sera le lieu conflictuel d'un aveu et d'un dépassement des écritures testimoniales antérieures. Il semble en cette phase de la définition du témoignage par Ricœur que le philosophe commente l'œuvre d'Aragon:

«le témoignage (...) atteste dans l'extériorité l'homme intérieur lui-même, sa conviction, sa foi.»

Le paradoxe de cette définition apparaît ordinairement indépassable: comment prétendre à la fidélité au vrai si le témoignage est cette conviction seule sur laquelle pèse le poids de la foi aveugle? «L'engagement du témoin dans le témoignage est le point fixe autour duquel pivote l'éventail du sens. C'est cet engagement qui fait la différence entre le faux témoin et le témoin véridique et fidèle». C'est ensuite que Ricœur explore la dimension prophétique du témoignage sur laquelle nous reviendrons plus loin en confrontant l'analyse de Barbotin à celle de Ricœur.

Mais l'on devine à quel point cette définition du témoignage servira de levier à la détection d'une cohérence des écritures testimoniales dans leur évolution et leurs contradictions mêmes: elle fournit un modèle d'articulation sémantique qui pointe dans le témoignage non seulement la dimension pragmatique (énonciative), sociale et institutionnelle (le procès et le tribunal) mais simultanément, ce qui advient également chez Aragon, son dépassement inévitable dès que ce témoignage ne signifie plus un rapport technique langagier au vrai mais l'engagement intégral de l'être dans une revendication ou une foi pour lesquelles il donnerait sa vie; sans laquelle peut-être il ne pourrait survivre.


Jacques Derrida: témoignage et fiction.

Les travaux de Jacques Derrida sur les rapports du témoignage et de la fiction ont part commune aux pensées de Ricœur en ce qu'ils ont recours à l'idée de frontière et, dans une certaine mesure, en ce qu'elles prennent en compte les assises ramifiées sur le plan culturel et sémantique du lexique testimonial. Mais si chez Ricœur la frontière est celle qui sépare les différents «étages» de la notion, elle devient, dans la pensée derridienne, celle de l'incertain statut de la littérature, notamment lorsqu'elle aborde l'autobiographie. La conférence prononcée en juillet 1995 à l'Université de Louvain propose, comme préambule à une analyse d'une nouvelle de Maurice Blanchot, L'Instant de ma mort, une approche stimulante des rapports entre les concepts goethéens de Dichtung et de Wahrheit, approximativement traduits selon l'auteur par Poésie et Vérité ou Fiction et Vérité ou encore Fiction et Témoignage. Cette «fourchette» conceptuelle n'est elle-même pas étrangère à la conception de la chose littéraire chez Aragon, qui, à travers Paul Eluard, y glisse l'infernale articulation du politique. La démarche analytique et intuitive de Derrida prend un départ original, n'abordant pas de front la définition du témoignage (comme le font Ricœur ou Dulong) et plaçant au cœur de la réflexion l'approche de la littérarité, indéfinissable par essence, étrange et sans «limites» strictes. Contre la tentation de la définition, Derrida rappelle que le lieu de la littérature, tel que la conçoit Curtius en 1947, est avant tout la cité, au sein de laquelle la littérature (qui a ou n'a pas droit de cité) se lie à l'institution juridique, rejoignant en cela l'un des points centraux de la réflexion de Ricœur. Mais la part la plus remarquable de l'analyse est ce qui succède à ce préambule apparemment détaché du reste de l'étude et qui précède, comme exposé théorique des approches, la lecture du texte de Blanchot. Derrida décline en effet sept pistes de réflexion permettant de penser l'expression «passion de la littérature», pistes qui résonnent singulièrement quand on songe au déploiement de la problématique testimoniale dans l'œuvre d'Aragon. La première ligne ancre la littérature au cœur des souffrances des martyrs chrétiens sous domination romaine et la relie «à l'histoire du droit, de l'Etat, de la propriété, puis de la démocratie moderne» . La seconde rappelle que la «passion» se rapporte également à «l'expérience de l'amour», à la «passion amoureuse, courtoise, chevaleresque, romanesque, romantique, là où elles sont devenues inséparables du désir et de l'aveu, du témoignage confessionnel et de la véracité, du tout dire à l'autre et de s'identifier à ce tout, à tout autre ouvrant ainsi de nouveaux problèmes de responsabilité devant la loi et au-delà du droit étatique.» Le troisième point annoncé par Derrida rencontre davantage encore la problématique aragonienne: il souligne l'existence chez Emmanuel Levinas (autre penseur du témoignage que Ricœur commente abondamment) comme chez Blanchot, d'une perception de l'activité littéraire comme passion subie, c'est-à-dire comme passivité qui peut atteindre la «voix narrative elle-même», s'effaçant, se donnant la mort, dans une perspective cette fois propre à Blanchot:

«Blanchot (...) analyse le neutre et une certaine neutralité de la "voix narrative", voix sans personne, sans cette voix narratrice dont le "je" se pose et s'identifie».

Le quatrième point souligne le rapport du mot «passion» avec la responsabilité et la «culpabilité», ce qui revient à rappeler ses origines chrétiennes. C'est dans le cinquième point que Derrida revient sur l'existence dans la littérature d'une «voix moyenne», la «passion» étant associée à «un engagement assumé dans la souffrance ou le pâtir, dans l'expérience sans maîtrise et donc sans subjectivité active», définition qui s'adapte en partie à certains textes politiques d'Aragon et en particulier aux textes qui sont intimement liés à des circonstances exigeant de l'auteur ce «double-bind» ou cette schizophrénie propre aux rapports marqués par le secret et la fidélité, voire la soumission absolue, de l'écrivain avec l'instance politique qui le juge. Sans doute faut-il se demander comment on peut articuler cette définition de la voix que donne Derrida et celle que peut proposer par ailleurs un théoricien comme Bakhtine, qui détecte la modernité de Rabelais ou de Dostoïevski dans la polyphonie narrative. La sixième ligne de réflexion tracée par le philosophe rejoint le sens traditionnel de la passion «martyre», et décline les sens associés de la souffrance, du témoignage et de la vérité, recourbant l'analyse sur une donnée connue de la variation culturelle et sémantique. Mais ce que Derrida ajoute rencontre précisément la pensée aragonienne du mentir:

«Toujours une passion témoigne. Mais si le témoignage prétend toujours témoigner en vérité de la vérité, pour la vérité, il ne consiste pas, pour l'essentiel, à faire part d'une connaissance, à faire savoir, à informer, à dire le vrai. Comme promesse de faire la vérité, selon l'expression de Saint-Augustin, là où le témoin est le seul, irremplaçablement, là où il est le seul à pouvoir mourir sa propre mort, le témoignage a toujours partie liée avec la possibilité au moins de la fiction, du parjure et du mensonge. Cette possibilité éliminée, aucun témoignage ne serait plus possible et n'aurait plus en tout cas son sens de témoignage. Si le témoignage est passion, c'est aussi parce qu'il souffrira toujours et d'avoir indécidablement partie liée avec la fiction, le parjure ou le mensonge et de ne jamais pouvoir ni devoir, faute de cesser de témoigner, devenir une preuve.»

On ne saurait mieux dire à quel point le témoignage, dans ce rapport sacré qu'il entretient (en collaboration avec ceux à qui s'adresse le témoignage) avec la vérité, s'élabore contre le mensonge mais aussi avec sa possibilité latente, et la tentation, ou la stratégie du mensonge lorsque le témoin se voit institué comme tel. Le septième point, le plus développé, veut être spécifiquement derridien, et déploie une conception inquiète de la littérature, qui n'est rien par elle-même, malgré son tout-dire potentiel, et «reçoit sa détermination d'autre chose que d'elle-même (...) Même là où elle prétend demeurer, la littérature reste une fonction instable et elle dépend d'un statut juridique précaire». Pour cette littérature qui peut tout dire et tout simuler, même le leurre lui-même, pour cette littérature qui peut mentir le mensonge, Derrida a recours en définitive au droit, à l'institution juridique qui, parce qu'elle est un critère fixe, permet de montrer la nature paradoxale du témoignage littéraire considéré non à l'aune des lieux, des époques et des institutions qui ont pu formuler des règles de crédibilité et de fonctionnement du témoignage, mais à l'aune de la littérature elle-même, qui se voit du coup définie par Derrida non par comparaison mais intrinsèquement. Reste que le critère juridique est essentiel ici, comme critère extérieur à la définition pour accueillir en définitive ce qui, dans la fiction littéraire, relève dans la cité, du droit de témoigner. La démonstration de ce paradoxe reste difficile, parce que l'esprit se voit transporté constamment, dans ce cadre, d'un contraire à l'autre, dans un mouvement indéfini qui va de la certitude à l'incertitude, du vrai au faux et de la croyance à la récusation. C'est pourtant en ce point que la pensée derridienne du témoignage livre l'essentiel, en rétablissant la manifestation littéraire du témoignage dans son droit, dans sa nécessité d'avoir recours à tous les mensonges de la fiction:

« Pourquoi tant insister sur le droit? Dans notre tradition juridique européenne, un témoignage devrait rester étranger à la littérature et surtout, dans la littérature, à ce qui se donne comme fiction, simulation ou simulacre, ce qui n'est pas toute la littérature. Un témoin témoignant, explicitement ou non sous serment, là où sans pouvoir ni devoir prouver. Il fait appel à la foi de l'autre en s'engageant à dire la vérité, aucun juge n'acceptera qu'il se décharge ironiquement de sa responsabilité en déclarant ou en insinuant: ce que je vous dis là garde le statut d'une fiction littéraire. Et pourtant, si le testimonial est en droit irréductible au fictionnel, il n'est pas de témoignage qui n'implique structurellement en lui-même la possibilité de la fiction, du simulacre, de la dissimulation, du mensonge et du parjure.-C'est-à-dire aussi de la littérature, qui joue innocemment à pervertir toutes ces distinctions. Si cette possibilité qu'il semble interdire était effectivement exclue, si le témoignage dès lors, devenait preuve, information, certitude ou archive, il perdrait sa fonction de témoignage. Pour rester témoignage, il doit donc se laisser hanter. Il doit se laisser parasiter par cela même qu'il exclut en son for intérieur, la possibilité, au moins, de la littérature. C'est sur cette limite indécidable que nous allons essayer de demeurer. Cette limite est une chance et une menace, la ressource à la fois du témoignage et de la fiction littéraire, du droit et du non-droit, de la vérité et de la non-vérité, de la véracité et du mensonge, de la fidélité et du parjure.»

La rencontre intellectuelle qui eut lieu entre les deux écrivains peut-elle à elle seule justifier et confirmer cette étrange parenté de pensée? Les concepts subtilement articulés du Mentir-vrai et les leçons de «mise en fiction» que cette nouvelle contient pourraient être rapprochés des propos tenus pour le septième point développé par Derrida. Plus exactement, la pensée des deux hommes accepte et suit, en ses limites, le principe de l'équivocité de la fiction littéraire, à tel point que c'est bientôt la limite qui devient l'objet d'étude: «J'ai été le témoin dans ma vie de bien des choses qui auraient pu se transformer en fictions...» écrivait Aragon en 1964. De même, expliquant son point de vue, Derrida a recours à la notion du «secret» (et de sa possession), si prégnante dans le discours autobiographique d'Aragon, comme nous l'a montré Mireille Hilsum en étudiant les préfaces des Œuvres Romanesques Croisées. Pourtant Derrida souligne le paradoxe d'un témoignage qui demeurerait secret, séparé, ce qui occasionne une définition de la «hantise» extrêmement proche des phénomènes de dédoublement chez certains personnages aragoniens comme celui de Robert Gaillard dans Les Communistes. Derrida écrit en effet:

«L'idée d'un témoignage secret serait donc une contradiction dans les termes. D'autant plus que l'expérience du secret lui-même implique bien quelque témoin intérieur, quelque tiers qu'on prend en soi à témoin»

On est évidemment très proche ici de ce «témoin qui écoute» dans la conscience du «bijoutier des Halles», au moment où le «bourgeois» sent que sa conscience prend le parti des opprimés, celui des communistes. Cette parenté du reste, ne se limite pas à l'élaboration des personnages positifs. Le discours adressé au témoin que l'on porte en soi traverse par éclairs émotifs les préfaces et autres textes liminaires de l'œuvre aragonien. Convoquant les exemples de Paul Celan et de Maurice Blanchot, Derrida infléchit alors son étude vers l'idée d'une instance, présente «à demeure» dans la possibilité du littéraire, celle qui, par delà la constatation que «nul ne témoigne pour le témoin» (Celan) tente de témoigner pour (et malgré) l'absence d'attestation», Blanchot parvenant dans Le Pas au-delà à la déchirure d'un témoin sans témoignage. On mesure ici, l'intérêt d'une telle dialectique, à l'aune de l'expérience testimoniale (qui est aussi celle de la mort) vécue par Aragon lorsqu'il s'est agi d'écrire au nom des fusillés de Châteaubriant, de témoigner pour les témoins-martyrs abattus, justement parce que cette expérience devait en elle-même porter les schèmes attestatifs qui se développeront en fonction de paroxysmes successifs et justement parce que Derrida fait entrer le secret dans l'espace de l'expérience testimoniale, parce qu'elle est expérience de la transmission. Il semble qu'il y ait en outre dans ce passage sur le témoin qui intervient en tiers au sein d'une relation duelle le souvenir que dans La Vérité en peinture (1978), il commentait, bien après Aragon, l'étonnant contrat de mariage dont l'attestation se trouve partagée entre plusieurs instances, situation qu'Aragon lui-même empruntait en 1970, par la bande à Les Mots et les choses de Foucault (1966).

«Qu'est-ce que le tiers dans un secret? Quelle est la place du témoin? Est-ce que le témoin est celui qui prend part à un secret duel, ou est-ce que le témoin n'est pas déjà un tiers dans le secret?»

Un obstacle demeure cependant, dans cette démonstration paradoxale de la dimension testimoniale de la fiction puis du secret. C'est que la chose littéraire se trouve devant le problème de son inévitable «vicariance», c'est-à-dire qu'elle achoppe dans sa tentative de se rapprocher du pacte de vérité qu'elle passe avec le lecteur sur sa qualité de représentation (qui prend alors le double sens de transcription du réel et de relais, de délégation) alors même que, toutes institutions confondues, le témoin ne peut se présenter séparé de son témoignage, de cette parole qu'est son témoignage, même si, dans certains cas, on admet qu'une personne citée comme témoin fasse lire un texte rédigé par elle. Mais reste la mise en scène, cruciale, de la co-présence, humaine, physique, palpable, elle-même vérifiable et toujours exigible du témoin à son témoignage. L'écrit journalistique multiplie ainsi les signes de sa présence à l'événement. Mais la fiction? Derrida souligne ici en retour l'inévitable séparation de l'expérience et du dit, l'inévitable distance entre le moment de la perception et le moment de la mise à disposition à partir de quoi va se construire chez le lecteur le processus cognitif. C'est pourquoi, la fiction, selon Derrida, doit, si elle veut être témoignage et expérience testimoniale transmise, s'inscrire, avec une densité difficile à penser et à formuler, dans l'instant de son avènement, terme qu'il faut comprendre comme synthèse de l'instance testimoniale toujours déjà présente dans l'homme et que l'écrivain a le pouvoir de révéler ou d'approcher lorsqu'il s'agit de dire l'instant de sa propre mort, par exemple. C'est sur ce point que Derrida se distingue du «rapatriement» du témoignage dans le continent du récit effectué par Ricœur: «L'essence du témoignage, écrit Derrida, ne se réduit pas nécessairement à la narration, c'est-à-dire aux rapports descriptifs, informatifs, au savoir ou au récit; c'est d'abord un acte présent». C'est à partir de ce constat que se développe l'idée de la «signature» (chère à Derrida) que constitue et contient tout témoignage et qui le rend difficilement traduisible dans la mesure où «le témoin doit à la fois se conformer à des critères donnés et inventer, de manière quasi poétique, les normes de son attestation». Le témoignage, malgré la portée universelle à laquelle il prétend dans son rapport immanent à la vérité, ajoute (dans le cas du témoignage littéraire) au langage qu'il utilise et dont il se sert comme d'un instrument la particularité d'une poétique propre que son exhibition (ceci est une fable, un roman) ne rend pas plus aisée à penser. Mais Derrida semble appliquer ce phénomène à tout témoignage, fût-il spontané et sans arrière pensée littéraire. La parole du témoin requiert ainsi sa part de création instinctive d'un univers de représentation du réel. C'est faire débuter la représentation au discours sur le réel (au langage) et remonter à la tangente du rapport représentatif des mots et des choses.

Le champ de la réception ainsi que le champ de l'énonciation qu'impliquent tout témoignage et nécessairement toute expérience littéraire testimoniale n'échappent pas non plus à l'analyse acérée de Derrida qui explique à quel point le «je» du témoin est toujours un «nous», rejoignant ainsi les réflexions de Jean Toussaint Desanti sur le Je/Nous des militants intellectuels communistes, imprégnés de leur rôle de porte-parole, au point d'effacer en eux les véritables «pilotis» de l'un et de l'autre. Le témoignage se trouve ainsi défini comme «acte de parole» adressé à quelqu'un d'autre, ce qui pose immédiatement le problème d'un langage commun, d'un ensemble de codes communs qui dans le langage confine à l'utopie. Celui qui reçoit le témoignage peut ne pas le comprendre, ou ne pas percevoir les nuances qui en font plutôt une vérité ou plutôt une fiction:

«[celui qui reçoit le témoignage] devrait être assuré de la distinction entre un témoignage et une fiction de témoignage, par exemple entre un discours qui s'avance sérieusement, de bonne foi, sous la foi du serment, et un texte qui ment, feint de dire la vérité ou simule jusqu'au serment, soit en vue de tromper, soit en vue de produire une œuvre littéraire, soit encore en brouillant la limite entre les deux pour dissoudre les critères de la responsabilité.»

Ce vaste panorama tend à inscrire un nombre considérable de textes autobiographiques de référence dans la sphère incertaine du témoignage et souligne à quel point, et en partie contre (ou sans) Philippe Lejeune, le «pacte» offert au lecteur peut être décrit dans son ambiguïté humaine à travers les obstacles et les épreuves de la communication testimoniale, Derrida retrouvant ici la définition du «témoignage de soi» chère à Georges Gusdorf, et plaçant du même coup toute la littérature autobiographique dans le champ de l'incertaine compréhension mutuelle qui préside à l'effacement de l'auteur tel qu'on peut le trouver chez Maurice Blanchot.

La lecture que Derrida propose de L'Instant de ma mort permet au philosophe de préciser les concepts testimoniaux déjà fort élaborés et ramifiés en ajoutant aux strates sémantiques, énonciatives, culturelles, religieuses, juridiques et littéraires du témoignage quelques indications précieuses pour l'abord du témoignage en général mais en particulier pour l'œuvre d'Aragon. Le témoignage, rappelle Derrida, est essentiellement rattaché à la survivance et se trouve porté à incandescence dès qu'il s'agit, dans l'impossible lieu ouvert par la fiction autobiographique, de témoigner de sa propre mort: «le témoin n'est-il pas toujours un survivant? Cela appartient à la structure testimoniale. On ne témoigne que là où on a vécu plus longtemps que ce qui vient de se passer. On peut en prendre des exemples aussi tragiques ou pathétiques que les survivants des camps de la mort. Mais ce qui lie le témoignage à la survivance demeure une structure universelle et couvre tout le champ élémentaire de l'expérience. Le témoin est un survivant, le tiers, le terstis comme superstes, celui qui survit».


Philippe Lejeune: témoignage et figure du témoin dans le champ autobiographique.

Les problèmes de l'ambiguïté et de l'intérêt stratégique de la convocation artificielle d'un témoin extérieur de soi dans l'autobiographie se trouvent naturellement posés par Philippe Lejeune à partir du Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie après qu'il a envisagé les cas spécifiques et vertigineux de Roland Barthes par Roland Barthes et de La Mise à mort d'Aragon. Et sans doute ces deux ouvrages pèsent-ils sur les analyses qui suivent. Le récit que l'on attribue (avec à présent une certitude accrue) à Adèle Hugo, présente aux yeux de P. Lejeune l'intérêt de mêler trois niveaux narratifs que le critique décrit grâce aux désignations de G. Genette: celui de la biographie (à narration «hétérodiégétique»), celui du témoignage (à narration «homodiégétique») et l'autobiographie (à narration «autodiégétique»), trois strates vocales qui constituent le cœur des proses aragoniennes latérales, dont les deux premières semblent s'approcher des notions d'exogénèse (élaboration du témoignage sur une figure politique par exemple ou sur un auteur) et d'endogénèse que nous évoquions dans notre esquisse de typologie. Comme chez Derrida, le témoin (d'une vie) est décrit comme «instance» dont P. Lejeune souligne, dans le cas de l'autobiographie masquée en biographie (à l'image du récit de Gertrude Stein, L'Autobiographie d'Alice Toklas, 1933) le caractère factice, comme si l'abord de l'histoire de soi pouvait chez certains auteurs ne passer qu'à travers le regard, la voix et plus généralement «l'instance» d'un faux tiers, placé entre (et en quelque sorte devant) toutes les autres instances de la vie à décrire, auquel cas P. Lejeune propose que l'on parle de «témoin fictif».

Mais le cas du livre d'Adèle Hugo pose le problème d'un vrai témoin (longtemps contesté) qui choisit son modèle mais qui est simultanément autorisé à témoigner par lui . L'intérêt pour notre réflexion d'une telle étude de cas est qu'elle croise en de nombreux concepts ceux qui apparaissent à la lecture (dans les textes latéraux mais aussi dans les apparitions publiques, les entretiens accordés à la radio...) des relations Aragon/Elsa dont Aragon rappelle incidemment qu'il est «le témoin constant», de même qu'Elsa, par ses écrits, a été le témoin de la vie d'Aragon et s'est à plusieurs reprises manifestée comme tel, notamment après guerre, aspect qui éclate dans les préfaces des Œuvres Romanesques Croisées et dans certains passages d'Ecoutez-voir. On retrouve également des traces de ces relations testimoniales dans des ouvrages comme Henri Matisse, roman, où elles s'entrecroisent avec les liaisons étroites qui relient Aragon et Matisse. P. Lejeune pose ainsi le problème de la fonction de cette instance, notamment dans ses rapports secrets au modèle dont il s'agit de faire le portrait, alors même que cette instance reste voilée dans l'anonymat. Sur ce point, qui rencontre une partie des aspects instantiels des proses de guerre chez Aragon, l'anonymat apparaît à Philippe Lejeune comme une impossibilité: «Le propre d'un témoin n'est-il pas de «signer» sa déposition, quelle que soit la forme qui lui est donnée? Peut-on concevoir un témoignage anonyme? (...) le témoin serait [dans ce cas] une sorte de relais ou d'organe de transmission intérieur de l'organisme Hugo». Etablissant en définitive l'existence véritable du témoin qu'est l'épouse, P. Lejeune pointe indirectement vers la problématique moderne de la voix, particulièrement pertinente dans le cas énigmatique de ce livre et d'autant plus troublante pour nos repères énonciatifs habituels de la biographie que chez Aragon, l'auteur semble lui-même dans ce domaine générer les espaces fictionnels, les récits, les «espaces» littéraires où intégrer d'autres voix que la sienne et laisser entendre, au sein d'une polyphonie sans centre ni périphérie, la teneur étrangère insérée dans la chair alvéolée de sa voix abolie. Cette dimension, déjà explorée avec une grande minutie dans des perspectives finalement convergentes par les recherches menées sur les intertextes, les citations et les ambiguïtés énonciatives, notamment dans les œuvres de la dernière période, si on la croise avec la question du témoignage, autrement dit si l'on sélectionne les effets d'inclusion vocale et de collage en rapport avec cette question, nous ouvre à la constance, à la fidélité de la teneur éthique de la voix du témoin dans l'œuvre, c'est-à-dire à la découverte de l'immobilité, à travers les années, de son instance. En outre, le «drame» du récit manqué et parfois méprisé d'Adèle Hugo est de n'avoir pas pu atteindre le niveau atteint par Aragon et Elsa Triolet dans les préfaces des Œuvres Romanesques Croisées de ce que Philippe Lejeune nomme l'«autobiographie croisée», acte volontaire des deux écrivains initié par Elsa, mais qui s'inscrivait de manière naturelle dans le système de pensée de l'auteur et de l'autre chez Aragon, ouvrant très tôt sur l'infini. Ce faisant, ils écrivaient l'inaltérable figure des témoins aux voix parallèles, enchâssées puis croisées, enfin de ces figures amoureuses, vertigineux rinceaux que semblent symboliser les deux lettres tracées d'un même mouvement par Matisse et qui figure sur le dos de chaque tome des Œuvres Romanesques Croisées.

L'analyse que propose Lejeune pourrait ainsi donner un antécédent à notre propre démarche, notamment lorsqu'il souligne l'intérêt, pour l'examen des complexités de la voix narrative, d'une étude du passage de la voix autobiographique (dans ce cas celle de Victor Hugo se racontant) à la voix biographique émanant elle-même d'un témoignage rattaché à une personne identifiée. Cet aspect de la pensée de Lejeune, sur lequel pourtant le critique ne s'attarde pas, annonce en 1980 le cheminement frontalier de certaines perspectives analytiques de la «voix» qui englobent et dépassent les apports de la théorie bakhtinienne. En effet, cette rencontre de la problématique testimoniale de la biographie de l'autre et de l'hommage avec la difficile approche de l'énonciation du roman a lieu aussi dans des approches très récentes des «poétiques de la voix» qui convoquent nécessairement l'idée, la voix et la figure du témoin comme instance convoquée d'une voix qui tente de cerner ses impossibles frontières. On voit à quel point la variété des approches aragoniennes du témoignage, notion pourtant abymée, constitue ce dernier en creuset d'une pensée de la modernité de la parole, tous genres confondus et à travers toute frontière.

Le passage au crible conceptuel et philosophique de l'utilisation du témoignage par Aragon nous a conduit également à questionner l'univers de signification du discours religieux sur le témoignage, auquel Aragon a souvent recours dans les textes de guerre. La formation confessionnelle d'Aragon, qui le porta dans son adolescence vers l'adoration des Evangiles, suffirait à elle seule à provoquer l'examen d'une influence des concepts religieux que confirmerait le redoublement sémantique du «témoin des martyrs» et que nous indiquerait encore, par exemple, l'idée du «témoignage de l'esprit», qui vient étrangement qualifier en 1964 le travail du peintre Mucha, illustrateur choisi pour l'illustration des Cloches de Bâle dans les Œuvres Romanesques Croisées. On est peut-être gêné, dans cette convocation d'un univers de croyances qu'Aragon combattit très jeune, par l'apparent paradoxe d'une idéologie qui accepterait pour elle-même certaines figurations religieuses de la foi tout en combattant farouchement, en discours et en acte, les préceptes chrétiens, sans évoquer la lutte féroce et violence en Union soviétique contre les communautés religieuses et les monuments de foi. C'est pourquoi il faut faire la part, dans les textes d'Aragon où apparaissent des métaphores religieuses ou des analogies évangéliques, de l'aspect consensuel qui leur est conféré (c'est le cas des textes de guerre), des effets universels de contrebande (les images religieuses étant particulièrement adaptées dans le cas des massacres de civils) et des effets d'échos aux autres intellectuels résistants et chrétiens fervents, comme Pierre Seghers et Pierre Emmanuel, eux-mêmes en harmonie avec les poèmes d'Aragon célébrant l'union dans le martyre de celui qui croyait au Ciel et de Celui qui n'y croyait pas. A ce stade, l'apport métaphorique du témoignage religieux suffit seul à engager la recherche et la réflexion de ce côté. Mais si l'on considère à présent l'ensemble des proses aragoniennes, du moins celles qui nous sont accessibles, il apparaît que les points de réflexion et d'échange entre la défense de la foi communiste et la foi chrétienne s'attachent particulièrement à la question de la défense de l'Esprit, sur laquelle il nous faudra revenir dans le corps de cette étude, tant, depuis les années «barrésiennes» jusqu'aux proses de guerre et de celles-ci jusqu'aux derniers écrits, le combat pour la pensée et pour l'Esprit (qu'Aragon orthographie parfois avec un E majuscule) semble avoir partie liée avec la question du témoignage, qui constitue en elle-même une troisième raison d'approfondir le champ théologique. Celui-ci a naturellement été l'occasion de nombreux ouvrages sur les problèmes et les enjeux du témoignage auxquels les textes réunis dans le Nouveau testament font constamment allusion. A telle enseigne que l'approche philosophique de Castelli et Ricœur en 1974, même si très rapidement le débat s'en écarte, se trouve délibérément placée sous le signe des Evangiles comme si la question du témoignage ne pouvait être abordée qu'à partir d'elles. Le point de vue religieux qui nous a semblé le plus pertinent sur la question n'est pourtant pas celui de Ricœur mais celui d'Edmond Barbotin qui, examinant un très grand nombre de problématiques philosophiques à partir des données du texte biblique ouvre à partir de cette notion un champ réflexif remarquable. Le travail de Barbotin permet en effet d'éclairer les emprunts aragoniens à l'imagerie conventionnelle des Evangiles mais aussi les effets de transposition politique qu'Aragon opère notamment lorsqu'il s'agit de décrire la «révélation» communiste ou la souffrance d'un groupe de militants. Enfin, il explique ce qu'est, aux yeux des Chrétiens, ce «témoignage de l'Esprit» et sa défense, concepts qui reviennent régulièrement dans les textes d'Aragon, sans doute d'abord à partir de la médiation intellectuelle de Maurice Barrès, vaste défenseur, dans les années 1914-1919 notamment de l'Esprit et des intellectuels dévorés par la guerre.

Barbotin situe le départ de sa réflexion dans l'examen non sur le plan de «l'adhésion intérieure à la parole de Dieu» mais sur celui de «la profession extérieure de cette foi», ce qui entraîne l'auteur à la fois vers la pensée du témoignage spirituel et vers celle du «signe», dont on aperçoit l'intérêt pour les proses de guerre mais aussi pour certaines professions de foi communistes chez Aragon. Mais c'est en ce qu'elle décrypte et découpe les acceptions conceptuelles du témoignage que la pensée de Barbotin peut nous être utile. D'après Barbotin, le témoignage est compris de manière générale par les chrétiens comme transmission de ce qui les relie, grâce à une «chaîne» testimoniale» déployée dans le temps et dans l'espace, à la source de leur foi. Voix du texte consignant une parole attestant du passé, consigné dans les Evangiles comme auto da fe ou acte de foi, le témoignage incite à sa propre perpétuation mais tend également à assoupir la conscience du croyant, qui trouverait dans la puissance transcendante du témoignage la raison suffisante de ne plus témoigner. Incarné dans les «signes» concrets, les gestes, les paroles et les actes, le témoignage «spirituel» trouve sa particularité dans la conjonction dans le signe lui-même de l'immanence de sa signification (le signe incarne) et de la transcendance de sa valeur, déportant l'effet symbolique du signe attestatif vers la dimension métaphysique de l'existence. Cependant, nécessairement rattaché à son historicité, le témoignage doit être initialement évalué à l'aune des degrés, susceptible de se mêler et de se confondre, de l'expérience, qui peut être subie (degré empirique), voulue (degré expérimental) ou intégralement assumée (degré expérimentiel ), comme c'est le cas pour «les actions de guerre» lorsque «l'existence se donne une signification face à l'événement» et lorsque « ce sens nouveau [fournit] la matière du témoignage».

On se trouve alors très proche, dans cette analyse, de la dimension d'un grand nombre de témoignages sur les camps de concentration nazis dans lesquels certains témoins éprouvèrent et reconstruisirent le sens de leur souffrance . Les textes et les «genres» qui découlent de la transcription d'une expérience de type expérimentiel sont les seuls, selon Barbotin, à produire des «témoignages», tandis que le «mémoire» ou le «rapport scientifique» ne visent qu'à transmettre un savoir et n'engagent pas l'intégralité du sens que l'être donne à son vécu. Cet aspect de l'analyse religieuse de la notion croise les déductions de spécialistes du témoignage, comme Jean-Norton Cru qui montre également à quel point le sens préexistant que l'individu donne à sa vie peut influer sur la représentation d'un événement de guerre. Le religieux en conclut pour sa part que «le témoin reste celui qui reçoit de tel événement une signification que sa présence avait d'abord imposée au fait.».


Perspectives contemporaines de l'horreur

Quand il s'agit de survivre à l'horreur et de prolonger le souvenir des atrocités par la construction d'un récit, le survivant se trouve confronté, dès que la nécessité d'écrire s'impose, à l'interdit moral de l'artifice, de l'erreur, de la déformation, vers quoi la mise en récit le conduit inévitablement. Interroger l'œuvre d'Aragon sur son rapport au témoignage de guerre et plus spécifiquement sur son traitement de l'humiliation humaine revient en partie à examiner non seulement l'écriture de l'histoire mais aussi le franchissement de l'écueil de l'indicible. L'interdit de principe qu'Aragon et Breton s'étaient imposé dans les années d'après-guerre donne certes un sens particulier à cet «indicible», qui dépend alors moins d'une impossibilité psychologique de dire la folie meurtrière que d'une décision idéologique. Il est d'ailleurs remarquable, dans l'œuvre d'Aragon que le témoignage et les figures qui le construisent ou le représentent se trouvent généralement associés à un enjeu idéologique de grande importance.

Mais sur le point du risque esthétique, ou de la dérive esthétisante du récit de témoignage, il nous faut tenir compte, dans le prolongement des travaux fondateurs de Jean-Norton Cru, de l'émergence récente d'une critique des témoignages spécifiques que constituent les récits relatant les expériences des survivants des camps. Cette critique en outre confère une actualité théorique au propos de Derrida sur la survivance. C'est pourquoi il nous semble nécessaire ici de rappeler quelques jalons essentiels de la pensée de la survivance testimoniale, même si l'on ne peut entrer trop avant dans les détails des conditions d'avènement de cette manière de théorie qui a vu le jour depuis les années 1989-90. On peut en effet repérer, et en ne considérant que l'espace théorique occidental de ces dix dernières années, un nombre considérable d'ouvrages consacrés à la narratologie ou à la sémiotique du témoignage, et fréquemment aux liens qu'entretient ce type de récit avec l'indicible. Tous sont des ouvrages qu'on pourrait appeler «de seconde génération», au sens propre comme au sens figuré. Ils ne sont pas écrits par des témoins directs des camps mais théorisent les processus narratifs et descriptifs, non sans scrupules, à partir des données considérables recueillies ou publiées au sortir de la guerre et également à partir des fragments théoriques présents dans les commentaires de certains grands témoins comme Robert Antelme ou Primo Levi et Georges Semprun. Une troisième génération, ou plutôt un troisième champ d'analyse, a vu le jour à partir d'ouvrages découlant directement de l'écroulement symbolique du «Mur de l'Est» et des révélations multiples sur le sort des intellectuels dans les pays sous influence soviétique. Ils sont venus s'ajouter, rétrospectivement, aux premiers témoignages sur les camps soviétiques (qui remontent aux années 1930 mais qui, pour leur manifestation publique en France, datent surtout de l'affaire Kravchenko, en 1947-1949) et aux révélations faites par Soljenitsyne dans L'Archipel du Goulag. Parmi cette abondante production, qui signale dans le monde contemporain une dynamique particulièrement active de la mémoire et de ce qu'on pourrait appeler, en s'inspirant des analyses du «travail du deuil» chez Paul Ricœur dans la collectivité, le travail de la survivance. La conjonction dans la plupart de ces ouvrages des analyses appuyées sur des témoignages issus de la Shoah autant que sur des récits issus des persécutions organisées et des camps dans l'ancienne Union Soviétique, rend saisissante la convergence des concepts requis. Ces concepts ont la particularité, dans les quatre ouvrages que nous avons retenus, d'associer des critères relevant de la psychologie à des critères empruntés à la narratologie, à la pragmatique, à la linguistique et à la sémiotique dans son principe général. En cela, ils sont sur le plan théorique et toute mesure des différences prise, les héritiers directs de la démarche critique inaugurée par l'historien Jean-Norton Cru qui, pour asseoir ces travaux sur une réalité bien différente de celle des «camps de la mort lente», n'en a pas moins recours, pour la première fois à des concepts critiques fédérateurs du mensonge dans le cœur même du témoin direct.

Ces ouvrages, dont le propos théorique se situe à la frontière du psychologique, du narratif (voire l'analyse de la fiction elle-même dans ses significations propres) nous sont sur le plan des outils conceptuels d'une utilité d'autant plus grande qu'Aragon s'étant très peu avancé sur le terrain du témoignage sur les camps en dehors des années de guerre proprement dites, il apparaît crucial de reconnaître et de nommer la résurgence des schèmes testimoniaux de l'indicible lorsqu'ils chantent d'autres souffrances, et notamment les déchirements profonds de l'être. L'ouvrage d'Alain Parrau, publié en 1995, élabore un ensemble théorique à partir de témoignages véridiques sur des univers concentrationnaires ayant pris ou non une forme littéraire mais livre dès l'orée de sa réflexion la contradiction dynamique présente dans L'Espèce humaine de Robert Antelme entre le témoignage et l'esthétique, entre le devoir de mémoire et l'artifice de l'écrire, conflit que Alain Parrau résume en ces termes:

«Comment la volonté de témoigner, de dire le vrai, peut-elle se lier à l'exigence littéraire, «esthétique?»

La confrontation directe de l'œuvre d'Aragon, prose et poésie mêlées, aux textes consacrés aux univers concentrationnaires offre au regard l'apparence d'un écrivain engagé dont l'écriture semble fuir, la guerre passée, non l'engagement, mais la dénonciation des exactions de son Parti, institutionnellement responsable des horreurs commises en son nom en U.R.S.S.. Ce serait se contenter de la considération réductrice et manichéenne du lynchage de l'intellectuel communiste, commencée aux soirs des invasions des pays de l'Est et poursuivie jusqu'à nos jours. Ce «silence» d'Aragon sur les déportations doit justement être interrogé dans ses conséquences indirectes, dans cette zone confuse de «ce que l'homme en pense, pour lui», où la voix autobiographique témoigne en quelque sorte de son non-témoignage.


Faire la théorie du témoignage en littérature?

Ces quelques aperçus soulignent les difficultés liées à une volonté de faire la théorie globale du témoignage dans le champ littéraire. C'est bien plutôt en tant que concept transcendant et irréductible à toute heuristique que le témoignage apparaît comme une valeur incontournable. Le penseur de tel ou tel domaine heuristique qui rencontre l'enjeu testimonial se trouve confronté à la polysémie mais aussi à la polyvalence du témoignage, ce qui le contraint à explorer les domaines contigus. En retour, la densité historique et philosophique du concept constitue ce qui le rend partout et à tout propos convocable par le théoricien de la littérature. C'est ce qui en fait une entrée conceptuelle particulièrement fuyante et ductile. Sans doute n'est-ce pas ici le lieu d'envisager les méthodes qui permettraient d'établir les bases méthodologiques d'une approche du témoignage. Mais on doit retenir la nécessité préliminaire, dans l'approche de la problématique du témoignage aragonien, d'une connaissance des arborescences internes de la notion que l'œuvre d'Aragon explore et exploite sans cesse. Elles sont l'une des sources de la prolifération sémantique et pratique du témoignage dans l'œuvre, l'explication aussi de certains phénomènes de relecture de l'œuvre et de soi.



LUC VIGIER

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Juillet 2013 à 15h18.