Atelier




Figurations du personnel littéraire: propositions théoriques, base de données et exploitation

Par Denis Saint-Amand (Université de Sherbrooke, CRSH)


Le présent essai est issu du travail réalisé au cours de ces dernières années par le Groupe de Recherche sur les Médiations Littéraires et les Institutions (http://legremlin.org/) autour des fictions mettant en scène des acteurs du monde littéraire. L'article expose d'abord les propositions théoriques (notions de figuration et de configuration) développées par le groupe et présente la base de données qui s'est constituée dans le cadre d'un projet spécifique sur les romans de la vie littéraire, avant de s'essayer à une exploitation de cet outil, en questionnant les mises en scène des femmes de lettres au XIXesiècle sur la base du corpus rassemblé dans la base.


Dossiers Personnage, Sociocritique?





Figurations du personnel littéraire
Propositions théoriques, base de données et exploitation


L'une des spécificités du domaine littéraire, compris comme univers spécifique englobant des acteurs (de l'écrivain à l'éditeur, en passant par le libraire), des valeurs et des productions spécifiques (la littérature), est sa capacité à se prendre lui-même pour objet, à se commenter de façon plus ou moins lucide, à se mettre en scène et à forger en cela une part importante des représentations qui circulent à son propos. Cette manière dont la littérature construit des fictions centrées sur elle-même — donnant à voir, quelquefois, les splendeurs et misères d'aspirants écrivains ou la convivialité cénaculaire, mais aussi le rôle nodal d'acteurs de l'ombre (comme le mécène, l'imprimeur ou, aujourd'hui, l'agent d'écrivain) — permet de dresser ce que l'on pourrait qualifier avec Jacques Dubois de «sociologie romanesque»[1], forcément subjective dès lors qu'elle assume un régime autoscopique. Observateur privilégié du monde des lettres, l'écrivain est disposé à reconfigurer sur le plan fictionnel ce qui s'y joue: dès lors que son statut se singularise[2] et que le domaine littéraire devient, au mitan du XIXe siècle[3], un petit monde à part, développant ses axiologies spécifiques et concurrentes, ses codes et les critères d'évaluation de ses propres produits, ses rôles particuliers, ses lieux, ses styles et ses modes de rassemblement, qui pourrait être mieux placé que les acteurs y prenant part pour rendre compte de ses rouages? Comme le signale Pascal Durand[4], cette «littérature au carré» présente des réalisations majeures (des Illusions perdues de Balzac à Démolir Nisard de Chevillard, de Paludes de Gide à La Carte et le Territoire de Houellebecq), mais compte aussi une masse importante d'œuvres issues de seconds couteaux (les Gustave Drouineau, Léon Cladel, Camille Mauclair et autres Adolphe Retté), voire d'individus ayant disparu de la mémoire collective (Samuel-Henri Berthoud, Maurice Montégut, Charles Foleÿ ou Odysse Barot), tous très prolixes dès lors qu'il s'agit de fictionnaliser le milieu dans lequel ils tentent de se faire une place.



Le projet Figurations


C'est cet ensemble fictionnel foisonnant et hétérogène qui met en scène l'écrivain dans son milieu que le Groupe de Recherche sur les Médiations Littéraires et les Institutions (GREMLIN)[5] s'est donné pour objectif d'étudier, en lançant le projet de recherche «Figurations romanesques du personnel littéraire en France, 1800-1945». Celui-ci vise à dégager la socialité des textes qui socialisent la littérature et à analyser comment la dimension sociale de la production de textes se trouve reconfigurée au sein d'œuvres fictionnelles. L'un des premiers enjeux du projet, qui a bénéficié d'une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH 2008-2011), était de constituer, par des coupes ciblées, un corpus d'œuvres romanesques françaises mettant en scène la vie littéraire, et de recueillir le plus grand nombre d'informations sur les lieux, acteurs et valeurs inhérents au monde littéraire qui sont mis en place dans ces textes. Cette phase de récolte de données, pour laquelle les membres du groupe et plusieurs assistants de recherche ont été mis à contribution, constituait la première étape indispensable avant le développement d'une perspective analytique visant à mettre en lumière les logiques et les tendances à l'œuvre au sein de cet ensemble, dans une démarche sociocritique.


Le Gremlin situe en effet ses travaux dans le cadre des approches sociales du littéraire en veillant à adopter un esprit d'ouverture à l'égard de la diversité des tendances qui s'y déploient (sociopoétiques, sociologiques, sociocritiques, socio-économiques, anthropologiques, etc.). Refusant les dichotomies dans lesquelles s'enferment souvent les études littéraires (le texte vs la société ; le singulier vs le collectif ; la grande littérature vs la littérature de masse ; le contemporain vs l'historique), le groupe entend porter son attention sur les lieux, les objets, les processus, les figures intermédiaires. Il s'intéresse à ce qui se produit entre les mots et les choses, entre le littéraire et le social, parce qu'il postule qu'il n'y a pas là des entités autonomes. Le travail du Gremlin porte essentiellement sur les médiations et les institutions. Il s'agit, d'une part, d'envisager la médiation du champ littéraire comme espace de tensions et de luttes; les individus et dispositifs médiateurs (intermédiaires du travail créatif, normes, techniques, supports, formes, codes, genres, lieux, classements); la médiation des imaginaires (les représentations littéraires du social et les représentations présentes dans le discours social de la vie littéraire et des écrivains). Il convient, d'autre part, d'interroger les institutions, aussi bien matérielles qu'immatérielles, par lesquelles un texte est transformé en livre, par lesquelles le livre acquiert une certaine valeur sur le marché des biens culturels.


Dans cette perspective, plusieurs propositions théoriques et méthodologiques ont été formulées et éprouvées à l'occasion de publications prises en charge tantôt par certains membres du groupe tantôt collectivement[6]. De cette façon, le corpus des mises en scène fictionnelles du personnel littéraire, plutôt que de s'envisager à l'aune d'un critère de fidélité vis-à-vis d'une «réalité» toujours hors d'atteinte, peut s'appréhender pour la façon dont il tend à figurer de façon plus ou moins cohérente des acteurs évoluant dans un univers particulier, en jouant à grossir, déformer, voire inventer des données factuelles liées à ces individus. Forgée par le Gremlin, cette notion de figuration consiste en la «représentation caractérisée par la construction sémiotique d'un sujet individualisé» et «opère un travail de “présentification” qui donne à voir un acteur dans un contexte, un “monde” spécifique (bien que diversement détaillé selon les cas), lui attribue actions, “qualités” et individualité»[7]. La démarche vise notamment à interroger la façon dont ces figurations sont élaborées et, par leur circulation, nourrissent l'«imaginaire social» d'une époque, qui, selon Pierre Popovic, se compose «d'ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œuvres d'art»[8].


À la notion de figuration s'articule celle de configuration, empruntée à Norbert Elias qui, dans La Société des individus, la mobilisait pour «penser le monde social comme un tissu de relations»[9]. S'appliquant à «des formations sociales de tailles très diverses» qui se différencient par «la modalité variable des chaînes d'interdépendances, plus ou moins longues, plus ou moins complexes, qui lient les individus les composant»[10], la configuration permet de dire des espaces et structures où les individus interagissent et endossent un rôle spécifique non seulement les uns avec les autres, mais surtout en fonction des positions et des statuts occupés les uns par les autres. Ces systèmes d'interaction sont également mis en scène dans la fiction du littéraire: étudier les configurations des acteurs fictifs du monde des lettres, c'est tenter de mettre en lumière la façon dont les œuvres réaménagent les échanges, jeux d'amitiés et de concurrences sinon de rivalités, rassemblements de pairs et autres hiérarchies qui dynamisent cet univers.



Une base de données


La méthode de composition du corpus et le protocole de lecture des œuvres qui le constituent ont fait l'objet d'une présentation dans l'article programmatique visant à définir les fondements et enjeux du projet[11], à l'occasion duquel était également annoncée la constitution d'une base de données informatisée. Mise sur pied par Olivier Lapointe et nourrie par les recherches des différents membres du projet, celle-ci est disponible dans une version alpha à l'adresse suivante: http://legremlin.org/index.php/figurationsprojet/recherchesimple[12].


La base permet un rassemblement et une conservation des données qui favorisent leur traitement transversal et systématique, mais elle constitue aussi, selon le modèle de l'open data, une banque ouverte à tous les chercheurs, susceptible de nourrir leurs travaux et de stimuler le développement de futures études. Concrètement, elle vise avant tout à collecter du matériau brut, c'est-à dire des extraits d'œuvres relatifs à la problématique d'ensemble et permettant de saisir des données en matière de «réflexivité énonciative, qualification des personnages, modes et scènes de sociabilité, rapports aux lieux, à la parole ou à la débauche, intertextualité mobilisée, textes et publications “au second degré”, etc.»[13] Contrairement à des projets comme FRANTEXT ou la collection Chadwyck-Healey, la base Figurations n'a pas pour but d'offrir des versions numérisées complètes de textes littéraires, mais d'inciter à l'analyse en réunissant des parties d'œuvres sélectionnées en tant qu'elles s'inscrivent dans une large question de recherche. La structure de cette base présente l'intérêt d'être à la fois simple et fournie: elle est constituée d'un répertoire principal, listant les différentes œuvres examinées, auquel sont reliées une série d'entrées secondaires rassemblant des données relatives aux questionnements posés par le projet: celles-ci contiennent des informations sur l'énonciation, les phénomènes d'intertextualité, les scènes d'écriture ou de sociabilité littéraire développées dans les romans analysés. Une table secondaire est consacrée aux personnages participant du monde des lettres, dont les caractéristiques saillantes sont mises en lumière sur la base d'extraits (activité au sein du champ, description et origine de celle-ci — prise en charge par le narrateur/par un autre personnage —, intégration à des scènes relative à l'activité littéraire, etc.).



Une proposition d'exploitation: la femme de lettres dans le roman français du XIXe siècle


Afin de rendre compte des opportunités offertes par la base de données Figurations et d'inciter à son exploitation par les chercheurs désireux d'interroger les logiques et motifs des mises en scène de la vie littéraire, on voudrait ici proposer un exemple d'exploitation possible des données recueillies. La question de la figuration de la femme de lettres dans le roman français du XIXesiècle apparait à ce titre comme une problématique porteuse: le traitement fictionnel de la femme évoluant dans le milieu littéraire correspond-t-il à l'ostracisme dont elle est victime à l'époque au sein du champ littéraire ou est-il l'occasion d'une renégociation d'une position visant, par exemple, à compenser la proscription à l'œuvre dans l'espace social? Quels sont les rôles, les statuts, les fonctions dévolus à la femme participant de l'univers des lettres? Quelles valeurs lui sont-elles associées? Comment gère-t-elle sa trajectoire? Quels motifs récurrents président à la description qui en est faite? Au sein de quelles configurations est-elle appelée à évoluer? Le traitement des données répertoriées à ce sujet dans la base Figurations ne donnera à aucune de ces questions une réponse définitive, mais il permet de saisir un certain nombre de tendances susceptibles d'être confirmées par de nouveaux éléments d'un corpus qui doit continuer à être étoffé.   


Une recherche avancée dans la base «Personnages» à partir de la requête «Femmes de lettres» permet de dégager une vingtaine de textes pertinents: ce n'est pas rien, sachant que, pour le XIXesiècle, la base compte actuellement une soixantaine de romans dépouillés. Ceux qui nous concernent sont La Femme auteur de Madame de Genlis (1812), où évolue le personnage de Natalie; Corinne ou L'Italie de Madame de Staël (1807), dont l'héroïne-titre est un double fictionnel de l'auteure; La Femme auteur, ou les inconvéniens de la célébrité de Madame Dufrénoy (1812), qui met en scène Madame la Présidente et Anaïs de Simiane; Béatrix de Balzac (1839), qui dépeint la polygraphe Félicité des Touches; Gilbert, ou le poète malheureux de l'abbé Clovis Pinard (1840), qui offre un rôle mineur à la sœur anonyme du héros; Albert Savarus du même Balzac (1842), où la princesse Francesca Gandolphini apparaît dans un récit enchâssé ; Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale de Louis Reybaud (1842) et la figure de Malvina; La Muse du département de Balzac (1842) et Dinah de La Baudraye; Une fausse position de Claire Brunne (1844) et Camille Dormont; Les Jeudis de Madame Charbonneau, roman à clefs d'Armand de Pontmartin (1862) où, en plus de l'héroïne salonnière, évoluent Lélia et Marphise; Charles Demailly des frères Goncourt (1868), avec Madame de Mardonnet; Bel-Ami de Maupassant (1885), où apparaît Madeleine Forestier; Vera Nicole de Camille Le Senne (1889), où, en plus de l'héroïne, se déploie une galerie de personnages féminins littéraires formée de Madame Savineau, la Comtesse Vioti, Minny d'Echeyrac et Cécile Vallat; Le Mordu de Rachilde (1889), avec Émilienne de Valmond; Double faute d'Adolphe Chenevière (1891), et Clara Webb; La Femme pauvre de Bloy (1897), mettant en scène Clotilde Maréchal; Le Reporter de Paul Brulat (1898) figurant le personnage de Méryem; La Câlineuse d'Hugues Rebell (1900), où apparaît Hélène de Requoy et À l'aube de Jean Reibrach (1900), avec Camille Averly[14]. Les spécialistes de la période auront tôt fait de remarquer que ce corpus est lacunaire et qu'on aurait pu l'élargir par des productions de premier ordre comme Mademoiselle de Maupin, La Confession d'un enfant du siècle ou Paludes. Ces productions célèbres, déjà solidement étudiées, ne manqueront pas d'intégrer la base de données au cours de son évolution; à leurs côtés, d'autres œuvres dépouillées, parfois aussi connues (Louis Lambert, Bel ami, Charles Demailly), parfois nettement moins, permettent une mise en série à la fois cohérente et hétéroclite: l'un des intérêts du projet, procédant d'un parti pris méthodologique du Gremlin, est précisément qu'il tend à nouer un dialogue entre textes de «grands auteurs» et œuvres «mineures» pour mesurer des tendances générales en matière de figurations du personnel littéraire.


À se pencher sur ce corpus, on observe un certain nombre de constantes en matière de figurations de la femme de lettres dans le roman français du XIXe siècle. Il convient d'abord de relever le rôle secondaire de cette figure, qui n'apparaît que rarement comme véritable héroïne (c'est le cas dans Corinne de Germaine de Staël, qui tient de ce qu'on n'appelait pas encore autofiction au moment de sa parution, dans Une fausse position et dans Vera Nicole) et qui, même quand elle occupe une place centrale, a surtout un rôle de faire-valoir d'un individu de sexe masculin sur la trajectoire duquel se centre le récit: c'est le cas dans Béatrix de Balzac, où Félicité des Touches, qui écrit sous le pseudonyme de Camille Maupin, apparaît comme un personnage majeur et complexe, mais n'en est pas moins inféodée symboliquement au jeune Calyste du Guénic, dont elle s'éprend mais qu'elle se refuse à aimer parce qu'elle est son aînée[15]; cela s'observe aussi dans Jérôme Paturot où Malvina, feuilletoniste aguerrie, se met au service du héros éponyme auquel elle apprend les ficelles du folliculaire pour lui permettre de gagner plus d'argent, et jusque dans Les Jeudis de Madame Charbonneau où la protagoniste mentionnée dans le titre n'est au fond qu'un prétexte à installer un cadre salonnier, le personnage principal n'étant autre que George de Vernay, double d'Armand de Pontmartin.


Les statuts des figures féminines liées au milieu littéraire sont variés: certaines participent à l'univers des journaux (comme Malvina, déjà évoquée, ou Camille Averly, dans À l'aube) ou aspirent à en être (comme Véra Nicole, l'héroïne de Camille le Senne), beaucoup tiennent salon (Madame Charbonneau, Dinah de la Baudraye chez Balzac ou Meryem dans Le Reporter de Paul Brulat), d'autres publient ou tentent de le faire (Madame de Mardonnet chez les Goncourt, Marphise chez Pontmartin, Félicité des Touches, Clara Webb chez Adolphe Chenevrière, Hélène de Requoy dans La Câlineuse), quelques-unes n'écrivent qu'en secret. Ce dernier motif se rencontre notamment dans La Femme auteur de Madame de Genlis, où le personnage de Natalie, aristocrate, se distingue par l'incorporation d'une honte vis-à-vis de l'activité littéraire: «Elle écrivait depuis son enfance; à vingt ans, elle avait déjà fait des comédies, des ouvrages de morale et des romans, mais elle s'en cachait […].» (p.55). Ce sentiment est conforté par une discussion avec l'une de ses proches, Dorothée, qui lui déconseille de pousser plus avant son investissement dans l'écriture, arguant qu'il s'agit d'un métier réservé aux hommes et qu'il ne peut que mener à des déconvenues:

«Ne faites donc jamais imprimer vos ouvrages, ma chère Natalie ; si vous deveniez auteur, vous perdriez votre repos et tout le fruit que vous retirez de votre aimable caractère. On se ferait de vous la plus fausse idée ; en vain vous seriez toujours la bonne, la simple Natalie, vos amis n'auraient plus avec vous cette aisance, cet abandon, qui naissent de l'égalité; ceux qui ne seraient pas de votre société, vous supposeraient pédante, orgueilleuse, impérieuse, dévorée d'ambition [...] Vous perdriez la bienveillance des femmes, l'appui des hommes, vous sortiriez de votre classe sans être admise dans la leur. Ils n'adopteront jamais une femme auteur à mérite égal, ils en seront plus jaloux que d'un homme.» […] Cet entretien affermit Natalie dans la sage résolution de ne jamais publier ses ouvrages, mais elle ne perdit rien de son ardeur pour l'étude et de son goût pour écrire. (p.61-62)

On voit bien ce qui, dans cette mise en garde, tient de la projection de griefs qui risquent d'être prononcés contre l'aspirante écrivain: intégrant une manière de hiérarchie et de distribution propre à son époque, Dorothée illustre dans la fiction ce que Bourdieu appelait la violence symbolique, c'est-à-dire la façon dont les dominés sont contraints à intégrer les cadres, rôles et limites qu'on leur impose, à finir par les trouver légitimes et, en cela, à participer à leur propre domination. Le mécanisme s'observe fréquemment dans les romans déployant des figurations d'un personnel littéraire féminin: ici, Dorothée peut apparaître comme une forme de repoussoir, fonctionnant comme un relai des idées reçues de l'époque sur le statut des femmes que Madame de Genlis dénonce en donnant à voir leur effet ankylosant; ailleurs, cette hiérarchie est intégrée et reproduite de façon pernicieuse parce que disséminée à travers une série de micro-faits narratifs et poétiques qui tendent à entretenir une axiologie misogyne; ainsi, de cet apophtegme pensé comme un compliment mais ne produisant qu'un stéréotype maladroit, dans Vera Nicole de Camille Le Senne: «elle travaillait avec méthode et propreté comme toutes les femmes de lettres.» (p.290)


Dans le commentaire sur les personnages d'auteures, qu'il soit homodiégétique ou hétérodiégétique, la déconsidération se mesure en particulier à travers des manifestations de surprise et des euphémisations de l'activité littéraire qui, investie par des femmes, ne pourrait être menée que sur un mode mineur. Le phénomène est saillant chez Balzac:

— Elle écrit des pièces, des livres, dit encore la baronne. — Des livres ? dit le vieillard en regardant sa femme d'un air aussi surpris que si on lui eût parlé d'un miracle. J'ai ouï dire que mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné avaient écrit, ce n'est pas ce qu'elles ont fait de mieux ; mais il a fallu, pour de tels prodiges, Louis XIV et sa cour. (Balzac, Béatrix, p.70)

Il s'observe également dans le portrait que Pontmartin donne de Marphise (double fictionnel de Delphine de Girardin) par le biais de Georges de Vernay:

C'était une tragédie de femme, mais de femme habillée en homme, décidée à faire quelque chose de bien viril, de bien vigoureux, et ne réussissant qu'à produire un ouvrage en plaqué, où tout était puéril, artificiel et convenu, depuis le premier hémistiche jusqu'au dernier. (Les Jeudis de Madame Charbonneau, p.88)

Ou encore chez les Goncourt:

Madame de Mardonnet était l'auteur d'une série d'ouvrages écrits à l'usage et à la gloire de la femme: petits traités, petits catéchismes, le code et la règle, l'école et l'élévation de l'imagination de la femme, de sa rêverie, de sa religiosité morale, quelque chose comme le guide-âme de la sentimentalité, écrit dans un style ad hoc, filandreux, tendre et entêtant, mélangé de Genlis et de sainte Thérèse, relevé de sensualisme mystique et d'une pointe de quiétisme fénélonien. (Charles Demailly, p.44-45)

À ce discrédit jeté sur la production féminine s'articule un imaginaire en rupture avec la mythologie romantique qui, tirant parti de la réduction de l'extension du domaine littéraire (par rapport à la conception extensive des Belles-Lettres, qui englobait l'éloquence et l'histoire) et de sa distinction avec le domaine des savoirs (ce qui implique l'idée que devenir auteur ne s'enseigne pas), confère à l'écrivain un statut particulier dans une société fondée sur la transmission des connaissances et lui permet de se présenter comme un être d'exception touché par la grâce et évoluant au-dessus de la mêlée. Ce motif du génie, largement exploité de Hugo à Rimbaud et qui continue à nourrir la représentation de l'activité littéraire, est, au moment même où il se déploie, cantonné au domaine masculin. Les figurations des femmes de lettres donnent à lire une conception plus prosaïque de l'écriture et si, comme on le verra, l'orgueil est un trait commun dans la mise en scène fictionnelle des auteures, certaines se signalent par la candeur avec laquelle elles envisagent leur travail. Ainsi du personnage de Natalie dans La Femme auteur:

Elle cultivait ses talents pour son amusement, sans jamais avoir songé à les employer comme un moyen de briller; dans la conversation elle s'animait si on l'intéressait, mais sans avoir le dessein de montrer de l'esprit […]. Elle écrivait comme elle causait, et comme elle jouait de la harpe, uniquement pour son plaisir. Elle faisait tout par goût, elle ne faisait rien avec projet ou prétention.(p.63)

Mais aussi de Félicité des Touches (qui signe ses œuvres du pseudonyme mixte de Camille Maupin):

— Comment avez-vous fait vos livres ? demanda la vicomtesse. — Mais comme vous faites vos ouvrages de femme, du filet ou de la tapisserie, répondit Camille. — Et où avez-vous pris ces observations si profondes et ces tableaux si séduisants ? — Où vous prenez les choses spirituelles que vous dites, madame. Il n'y a rien de si facile que d'écrire, et si vous vouliez... — Ah ! le tout est de vouloir, je ne l'aurais pas cru ! (Béatrix, p.164)

Dans cet extrait, la comparaison de l'écriture à des «ouvrages de femme, du filet ou de la tapisserie» fonctionne comme une tentative de rapprochement de Félicité, dont le progressisme est entravé par les valeurs de son époque et qui, mobilisant une analogie fondée sur l'univers de référence de son interlocutrice, ne vise rien d'autre que prouver à celle-ci qu'elles participent toutes deux du même univers — plus justement, en une nouvelle manifestation de violence symbolique, qu'elles doivent se comprendre parce qu'elles ne sont toutes deux «que des femmes» qui réalisent des «ouvrages de femmes».


L'un des points cruciaux des figurations des femmes de lettres tient à leur description physique, à laquelle s'articule par homologie un portrait psychologique. Le phénomène se manifeste dans Bel-ami, où la mise en place du personnage de Madeleine Forestier (dont on se souvient qu'elle écrit la plupart des articles de Duroy, son journaliste de mari) tient en grande partie à l'étalage de ses charmes: Maupassant la décrit comme une «jolie blonde élégante» (p.48), oppose «sa taille souple et sa poitrine grasse» (p.50), la présente comme «charmante, blonde d'un blond tendre et chaud, faite pour les caresses» (p.146) et avance qu'elle

avait les yeux gris, d'un gris azuré qui en rendait étrange l'expression, le nez mince, les lèvres fortes, le menton un peu charnu, une figure irrégulière et séduisante, pleine de gentillesse et de malice. C'était un de ces visages de femme dont chaque ligne révèle une grâce particulière, semble avoir une signification, dont chaque mouvement paraît dire ou cacher quelque chose. (Bel-ami, p.50)

Dans Vera Nicole, le portrait de Cécile Vallat, «jeune fille du monde qui a tout quitté pour se lancer dans la littérature» (p.25), contraste avec la figure gracile et la réserve de l'héroïne. Le détour par la description d'un chapeau à valeur métonymique n'est du reste pas sans rappeler la scène d'ouverture de Madame Bovary et la triste casquette de Charles:

Grande, forte, et en même temps d'un aspect rondelet, et d'une physionomie grassouillette qui lui donnait l'air d'un fruit mûrissant sur la branche, Cécile avait son chapeau sur la tête, une coiffure de genre mixte, moins savatée que le caloquet de l'ouvrière, moins élégante que la capote de la femme de lettres dans la mouvement; un tour de paille noire sanglé de deux rangs de rubans scabieuse. Les yeux un peu gros, les ailes mobiles des narines, les lèvres rouges et sensuelles prenaient sous cette casquette sans prétention une douceur, une bonhomie faisant contraste avec l'attitude tendue de Véra. (p.87)

La domination masculine trouve également à s'exprimer de façon explicite dans le discours des protagonistes, à travers une rhétorique de l'insulte et la relégation de l'aspirante écrivain à un rôle subalterne. Dès les premières pages de Vera Nicole, le personnage de Joanny éconduit l'héroïne qui cherche à se faire embaucher au journal L'Alerte et se justifie dans une déclaration de fausse compassion traduisant un véritable mépris: «c'est dur de renvoyer ces pauvres petites poules de lettres, ces pondeuses de copie, sans un mot de collaboration…» (p.12). Chez Louis Reybaud, le personnage de Malvina est dépeint comme plus lucide et en meilleure posture que Jérôme Paturot, mais va se révéler un adjuvant inféodé à ce dernier et voué à l'escorter dans son ascension sociale, en oubliant ses propres intérêts:

Dans le travail presque mécanique auquel je m'étais voué, l'essentiel était d'aller vite. Aussi avais-je pris Malvina pour collaborateur. Ne riez pas, Monsieur: Malvina a mis du sien dans plus d'une nouvelle qui a fait son chemin, que vous avez peut-être applaudie. Elle savait lire passablement, c'est plus qu'il n'en fallait. Je la détachai sur la piste des romanciers oubliés, des auteurs anciens; elle y puisait des canevas qu'elle arrangeait à sa manière en me les racontant. Cela me retrempait, renouvelait mes combinaisons, m'ouvrait d'autres perspectives. Ces emprunts eurent du succès: les sources étaient peu connues, personne ne me soupçonna. On trouva même que mes moyens étaient nouveaux, qu'ils avaient un caractère original. Ainsi excitée, Malvina ne se contint plus, elle dépouilla les cabinets de lecture pour y chercher la matière d'autres triomphes. (Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, p.64)

Présentée comme une feuilletoniste experte dans l'art du recyclage, plagiaire au-dessus de tout soupçon, Malvina est dépeinte avec condescendance par le héros, qui anticipe le rire qu'il pourrait provoquer en révélant qu'il collabore avec une femme et qui la définit comme une petite main toute dévouée à sa cause. Ce portrait est prolongé quand Jérôme Paturot fait de ce dévouement la qualité première de sa partenaire (éclipsant sa débrouillardise, son sens des affaires et sa vivacité):  

J'avais reconnu en elle une qualité rare et dominante: c'était un dévouement sans arrière-pensée comme sans limite. Sous une légèreté apparente se cachait un véritable attachement, et jamais dans sa conduite rien ne s'était fait voir qui ressemblât à un calcul intéressé. (Ibid., p.125)

Un pareil organigramme implicite supporte fréquemment la figuration de la femme de lettres, auquel s'articule un aveuglement des personnages masculins à propos de la domination qu'ils instaurent et qu'ils tendent à faire passer — comme Joanny ou Paturot — pour certaine bonté d'âme. Un cas original se manifeste dans La Femme pauvre de Léon Bloy où Clotilde, l'héroïne, se résigne à accepter un emploi de modèle pour le peintre Cacougnol, avant de fondre en larmes et à refuser de se dénuder; l'artiste décide alors de lui confier un statut inédit de lectrice, se persuadant de la libérer tout en la gardant sous sa coupe: 

 Il eut l'originalité de l'utiliser en qualité de lectrice, pendant qu'il travaillait à son chevalet, sous le prétexte linéamentaire que les vers de Victor Hugo ou la prose de Barbey d'Aurevilly soutenaient son inspiration, comme s'il avait entendu les plus suggestives mélodies de Chopin ou de Beethoven. (Femme pauvre, p.147)

Personnage emblématique de la fiction artistique, la modèle est quelquefois associée au monde des lettres de façon plus traditionnelle; dans Le Reporter de Brulat, Meryem est de cette façon une polygraphe habituée aux petites revues et aux lieux de sociabilité en vogue de la fin du siècle:

J'ai le modèle que je rêvais pour mon tableau. Et, de peur qu'elle ne m'échappe, je la loge et je la nourris. — Charmant ! fit Pierre…Où as-tu trouvé cette merveille ? — Oh! c'est une histoire simple… Je me promenais, un soir, cherchant un modèle, devant les baraques de la foire, sous les boulevards extérieurs, et je l'ai rencontré là […]. Elle fréquente au Chat Noir,dans les revues jeunes, dans les petits cénacles littéraires, elle est déjà imprégnée de tout, au courant d'une foule de petits potins. C'est un reflet de tous les milieux, de toutes les conversations, un déconcertant mélange de romantisme et de décadence. Il faut l'entendre discuter art et littérature! (Le Reporter, p.51-52)

En sus de la réflexion douteuse sur la séquestration de l'héroïne, on épinglera ici la façon dont la femme auteure est vantée pour sa capacité à prendre part à la potinière du monde littéraire (ce ne sont pas ses écrits qui sont discutés, mais sa manière de s'intégrer dans un univers en se tenant informée des ragots qui y circulent) et la formule «Il faut l'entendre discuter art et littérature!», marquant la bienveillance condescendante à l'égard des premiers pas d'un novice et faisant peu de cas du discours en question.


Souvent jugée naïve, auteure d'une œuvre faible et reléguée à un rôle subalterne, la femme de lettres n'en est pas moins souvent figurée comme un personnage suffisant. Dans le roman de Reybaud, Malvina est, nous l'avons vu, croquée comme une disciple du héros, mais est dans le même temps dotée d'un fort caractère, concrétisé par une série de manières destinées à démontrer sa connaissance du milieu et sa fierté, énoncées avec ironie par l'auteur:  

Elle présidait à la littérature du journal, et tirait un parti fort avantageux des études qu'elle avait faites dans Paul de Kock […]. Il fallait voir Malvina s'y promener en reine, appelant nos célébrités littéraires par leurs petits noms, dictant des oracles au troupeau des bas bleus, leur promettant sa protection pour des feuilletons à cinq francs la colonne, élevant un petit bataillon de prosateurs chevelus entre dix-huit et vingt-deux ans, afin d'avoir toujours sous la main deshommes de style et des collaborateurs fidèles. (Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale, p.119)

Un tel profil psychologique est en particulier associé aux personnages féminins qui tiennent salon. Si les saillies contre ce type de sociabilité ne manquent pas, en particulier quand il prend place en province («Ce qu'on appelle le salon dans certaines villes de province est un endroit dans lequel se réunissent tous les oisifs», relève le narrateur d'Une fausse position, p.193), il n'en abrite pas moins des personnages portés par une croyance en la valeur de cette institution. Dans Le Reporter, Meryem est présentée comme une demi-mondaine persuadée de son talent et de l'importance des espaces qu'elle anime: «Madame est dans ses meubles, madame a un salon, à Montmartre, un salon où l'on cause littérature, le dernier salon convenable de Paris, à ce qu'elle prétend» (p.240); dans cette configuration, note le narrateur, «[o]n récitait des vers extraordinaires, de quatorze et quinze pieds, qui semblaient ne plus finir» (p.249), en une allusion à une mode vers-libriste supposée pédante. De même, chez les Goncourt, les «soirées du jeudi» de Madame de Mardonnet servent avant tout à assurer la renommée de la maîtresse de maison et lui permettent de parader: «Si elles étaient sa grande dépense, elles étaient, en même temps, le grand moyen de son influence et l'achalandage de son nom, de ses livres, de sa spécialité.» (Charles Demailly, p.45) Une disposition similaire est à l'œuvre dans La Muse du département de Balzac, où le personnage de Dinah de la Baudraye — hanté par Félicité des Touches, qu'elle aimerait égaler — tente de se construire une réputation en créant une société littéraire, mais se trouve rapidement déçue à la fois par des convives qui lui semblent indignes d'elle et par la tournure de ce projet:

Animée du désir de vivifier Sancerre, madame de La Baudraye tenta d'y former une société dite littéraire. [...] Dès la seconde année, on y jouait aux dominos, au billard, à la bouillotte, en buvant du vin chaud sucré, du punch, et des liqueurs. On y fit quelques petits soupers fins, et l'on y donna des bals masqués au carnaval. En fait de littérature, on y lut les journaux, l'on y parla politique, et l'on y causa d'affaires. [...] Ces résultats navrèrent cette femme supérieure, qui désespéra de Sancerre, et concentra dès lors dans son salon tout l'esprit du pays. (La Muse du département, p.171)

Elle jetait les yeux sur Paris, elle aspirait à la gloire et retombait dans son trou de La Baudraye, dans ses chicanes journalières avec son mari, dans son cercle où les caractères, les intentions, le discours étaient trop connus pour ne pas être devenus à la longue ennuyeux. (Ibid, p.188).

Parmi les défauts associés à la femme de lettres, la susceptibilité et l'esprit de revanche apparaissent aussi comme des stéréotypes récurrents. Dans La Femme auteur de Madame Dufrénoy, la Présidente motive de cette façon ses envies d'écrire par un désir de vengeance et un mépris généralisé: «— Et Madame est auteur ? — Pas encore ; mais je travaille à me rendre digne de ce titre. [...] Je sais mon Juvénal en entier, et mon premier ouvrage sera une longue et sanglante satire contre nos détracteurs.» (p.128-129, vol.2). Pontmartin définit par une similaire propension aux représailles les écrits journalistiques de Marphise: «Toutes les plaisanteries médiocres dont elle émaillait ses trop vantés Courriers de Paris avaient pour cause unique le refus très-net opposé par deux ou trois courageuses maîtresses de maison à des tentatives de Marphise pour arriver chez elles avec effraction et escalade.» (Les Jeudis de Madame Charbonneau, p.85) De même, Malvina, chez Reybaud, apparaît comme menaçante vis-à-vis de ceux qui ne se plient pas à ses exigences: «Quand on lui refusait des billets, il fallait la voir la lionne du désert ne rugit pas d'une manière plus farouche, ne secoue pas sa crinière avec plus de majesté.» (Jérome Paturot à la recherche d'une position sociale, p.71) En plus de ces descriptions de procédés agressifs, certaines figurations de la virulence passent par la construction d'un discours participant à la cruauté des personnages. Ainsi, Camille Le Senne prête à son héroïne cette pique contre Cécile Vallat, dont on a vu qu'elle se présentait comme son portrait inversé:

 — Elle n'a rien ou presque rien de notre métier, parce qu'elle n'est pas et ne sera jamais une femme de lettres, elle a une égalité de caractère, une constance de belle humeur qui se soutenaient… (Vera Nicole, p.137)

Ailleurs, ce sont aussi la ruse et la perfidie des femmes de lettres qui sont dénoncées: chez Maupassant, Madeleine Forestier est dotée d'un «intelligence alerte et rusée» et fait montre d'une «malice provocante» (Bel-ami, p.238), et le romancier ne se contente pas d'exposer qu'«elle avait réglé, avec une sûreté d'homme d'affaires, tous les détails financiers du ménage» (p.240), mais déplace encore cette représentation dans le discours des autres personnages qui gravitent autour d'elle, qu'il s'agisse de Clothilde de Marelle, qui la présente avec envie:

C'est-à-dire qu'elle fait tout. Elle est au courant de tout, elle connaît tout le monde sans avoir l'air de voir personne; elle obtient ce qu'elle veut, comme elle veut, et quand elle veut. Oh! elle est fine, adroite et intrigante comme aucune, celle-là. En voilà un trésor, pour un homme qui veut parvenir. (p.177)

Mais aussi de la mère de Duroy, qui désapprouve le mariage de son fils («Non, ce n'était point la bru de ses rêves […] Elle avait l'air d'une traînée, cette dame-là, avec ses falbalas et son musc»; p.248) et, finalement, de Duroy lui-même, qui, s'il admire dans un premier temps la vivacité de son épouse et tire parti de ses talents littéraires («Sa femme d'ailleurs l'emplissait de stupeur et d'admiration par l'ingéniosité de son esprit, l'habileté de ses informations et le nombre de ses connaissances »; p.260), en vient par la suite à la réduire à une «une petite parvenue assez adroite, mais sans grands moyens, en vérité» (p.359) et à transformer sa présence en fardeau: «Jamais il n'irait loin avec cette femme qui faisait sa maison toujours suspecte, qui se compromettait toujours, dont l'allure dénonçait l'intrigante. Elle serait maintenant un boulet à son pied» (Idem).


Cette saillie intégrée aux pensées de Duroy permet d'amorcer une dernière caractéristique transversale observable dans les figurations des femmes de lettres et qui tient à la question du ratage. Le motif de l'ascension suivie de la chute, de la succession des misères aux splendeurs, mais aussi, plus fondamentalement, de l'échec marque la façon dont les personnages féminins sont mis en scène dans les fictions du monde littéraire. Si Félicité des Touches ne peut vivre son amour, Dinah de la Baudraye, que Balzac présente comme l'épigone de la première citée, connaît des déconvenues dans les projets de sociabilités qu'elle met en place, comme nous l'avons vu, mais c'est, plus encore, une forme de déréliction qu'engage l'activité littéraire, pourtant vécue pleinement, en ce qu'elle la conduit à prendre conscience de sa condition provinciale et à la mépriser:

Si elle trouva dans ses travaux littéraires une distraction à ses malheurs; si, dans le vide de sa vie, la poésie eut de grands retentissements, si elle occupa ses forces, la littérature lui fit prendre en haine la grise et lourde atmosphère de province. (La Muse du département, p.189)

Le phénomène est plus tragique dans les romans Double faute d'Adolphe Chenevière et Une fausse position de Claire Brunne. Le premier met en scène le personnage de Clara Webb qui, contrairement à ce que son nom laisse supposer, a toujours habité Paris. Orpheline de père, elle vit avec sa mère, originaire du Sud de la France, et a passé un contrat l'engageant pour huit années avec un journal, auquel elle doit livrer deux romans par an. Si elle connaît une petite notoriété dans le milieu littéraire, elle est peu fortunée et les clauses de production industrielle qui la lient au périodique impliquent une activité nourrie. Elle vit une aventure avec Paul Servières, le héros du roman, dont la particularité est d'être un ancien bohème ayant renoncé au monde des lettres pour se marier avec la riche Renée de Simont: l'idylle, non consommée, encourage Servières à réinvestir le champ littéraire — avec succès, puisqu'il s'avère qu'il y a conservé une bonne réputation. La relation fait toutefois long feu: Servières finira par reconquérir son épouse, tandis que Clara Webb, quelques mois plus tard, meurt d'une fluxion de poitrine. La fortune des deux protagonistes est si diamétralement opposée qu'elle peut sembler caricaturale, mais elle n'en est pas moins significative en matière de représentations — l'homme, présenté comme tourmenté et inspiré, s'en tire avec les honneurs, tandis que la femme, réduite au rang de tâcheronne des lettres, connaît un sort funeste.


Au début d'Une fausse position, l'héroïne, Camille Dormont, connaît des difficultés financières et, sur le conseil d'un journaliste, Henri, se lance en littérature dans le but de gagner de l'argent: elle parvient à publier dans la presse et intègre les milieux littéraires (où elle fait bonne impression). Elle aide aussi Henri à achever un roman, ce que vont deviner certains collègues du journaliste: celui-ci, pour sauver la face, décide de saper la réputation de Camille. D'abord tentée par le suicide, l'héroïne se résout à se plier aux règles du jeu du monde; elle s'entoure de soutiens peu scrupuleux qu'elle avait d'abord refusés et accepte de se donner à l'influent M. Brices si celui-ci lui garantit la bonne réception de la pièce qu'elle a montée. À l'issue de la première représentation, saluée, de cette œuvre, pendant le dîner rassemblant ses proches confrères, l'héroïne éclate et dénonce publiquement les montages et manipulations qui lui ont permis de rencontrer le succès. Consciente de l'arbitrarité de sa réussite, excédée par les rouages de la mondanité, Camille Dormont sera diagnostiqué «folle» par le médecin Ubert. La caractéristique, au sein de ce corpus, est isolée, mais fonctionne comme un comble du cynisme, qui permet d'achever sur le topos de l'hystérie ce parcours transversal dans les figurations des femmes de lettres.


Sur la base de ce corpus, il est possible de répertorier une série de rôles dévolus à la femme au sein de la fiction du monde littéraire, mais aussi et surtout de valeurs, de traits spécifiques et de routines narratives. Les figurations de notre corpus donnent de cette façon à voir des auteures d'œuvres jugées mineures, des salonnières désabusées, des orgueilleuses prêtes à toutes formes de perfidie, des aspirantes vouées à l'échec et des femmes de caractère qui en viennent à se rendre «complices de leur propre oppression», selon l'expression de Nellie McKay[16]. On sait combien la production littéraire, tout en étant forcément nourrie par l'imaginaire social d'une époque, participe elle-même, en retour, à la constitution de cet imaginaire — dont elle peut entretenir les fétiches autant que les tabous: c'est ce qu'a depuis longtemps montré Foucault en mettant en lumière la façon dont les représentations de la sexualité étaient infléchies par des discours de natures diverses (médicaux, juridiques, religieux, mais aussi fictionnels), et ce qu'ont continué à mettre en lumière les spécialistes des gender studies. S'il n'y a pas lieu de prétendre mener ici pareille entreprise, l'observation des mécanismes poétiques et narratifs mis en œuvre dans la figuration du personnel littéraire féminin permet néanmoins d'ouvrir la façon dont la fiction du XIXe siècle intègre et reproduit une hiérarchie, des normes et des rapports de pouvoir qui se font jour au sein du petit monde autonome de la littérature — lequel prolonge sur ce point, et tout en ayant l'air de se donner les moyens de s'en démarquer, l'axiologie misogyne des autres espaces sociaux.




Denis Saint-Amand
Hiver 2018


Pages associées: Personnage, Champ, Etudes du genre, Sociocritique?, Écrivain?



[1] Jacques Dubois, Stendhal, une sociologie romanesque, Paris, La Découverte, 2007.

[2] Paul Bénichou, Le Sacre de l'écrivain, Paris, Gallimard, 1996.

[3] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1953; Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992; Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, 1948.

[4] Pascal Durand, «Vers une illusio sans illusion?», COnTEXTES [En ligne], 9|2011, Nouveaux regards sur l'illusio, sous la dir. de D. Saint-Amand et D.Vrydaghs, [En ligne]. URL: http://journals.openedition.org/contextes/4800.

[5] Le Gremlin est initialement composé de Pascal Brissette, Björn-Olav Dozo, Anthony Glinoer, Michel Lacroix et Guillaume Pinson. Il a été rejoint par Mathilde Barraband, Olivier Lapointe, Julien Lefort-Favreau, Marie-Pier Luneau, Marie-Ève Riel, Denis Saint-Amand et Chantal Savoie. Pour plus d'informations, voir: http://legremlin.org/

[6] Ces publications sont répertoriées sur le site du groupe: http://legremlin.org/index.php/ouvrages.

[7] «Fictions, figurations, configurations: introduction à un projet», dans Gremlin(dir.), «Fictions du champ littéraire», Discours social, volume xxxiv, 2010, p.8.

[8] Pierre Popovic, Imaginaire social et folie littéraire. Le Second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, «Socius», 2008.

[9] Roger Chartier, «Avant-propos» à Norbert Elias, La Société des individus [1987], trad. Jeanne Étoré, Paris, Pocket, 1997, p.12.

[10] Ibid., p.15.

[11] De cette façon, si le corpus peut toujours, à l'heure actuelle, être complété par des éléments ayant échappé au regard des membres du projet, il n'en a pas moins été porté par une volonté de systématicité, favorisée, entre autres, par «la stabilisation, à la fin du XIXe siècle, du système des recensions» qui permet de dépouiller les chroniques «afin d'y relever les indications au sujet du personnel romanesque». («Fictions, figurations, configurations: introduction à un projet», art.cit., p.12.) L'examen du Mercure de France, de 1896 à 1901 puis de 1925 à 1935 a de cette façon permis de mettre en lumière une masse de romans de la vie littéraires méconnus, dont la moyenne avoisine la douzaine par année.  

[12] On trouvera à la même adresse un accès à une moteur permettant une recherche avancée parmi les différentes fiches compilées et parmi les personnages répertoriés.

[13] Ibid., p.14.

[14] Pour plus de lisibilité, les extraits de ces œuvres respectives seront directement suivis de la pagination renvoyant à l'édition originale, telle que répertoriée dans la base de données.

[15] La domination masculine trouvant aussi à s'exercer par ce déséquilibre en matière d'espace des possibles amoureux: parce qu'elle est plus âgée, Félicité doit s'effacer, alors que Calyste n'y aurait pas été contraint dans la même situation.

[16] Nellie McKay, «Avant-propos» à Carol J. Adams, La Politique sexuelle de la viande, Lausanne, L'âge d'homme, p.57.





Denis Saint-Amand

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 12 Février 2018 à 10h23.