Atelier

Du Ficsemblable : brève proposition

Sophie Rabau


Le discours sérieux peut accueillir la fiction mais il peut aussi produire un effet de fiction (c'est l'objet d'un colloque en ligne sur ce site) alors qu'il n'est pas fictionnel. Dans le prologue aux Vies écrites, portraits imaginaires ( ?) d'écrivains, Xavier Marias rappelle qu'il a écrit son livre à la suite d'un curieux accident d'interprétation subi par l'un de ses précédents ouvrages : « C'est d'un livre auquel j'avais participé que naquit l'idée de celui-ci, dans l'anthologie de récits extrêmement curieux intitulée Cuentos únicos que j'ai publiée en 1989 (Ediciones Siruela, Madrid), chaque texte était précédé d'une brève note biographique sur les auteurs les plus obscurs. La plupart étaient si peu connus que parfois les données que je possédais étaient infimes et invérifiables et très souvent si invraisemblables qu'elles semblaient inventées, ce que crurent de nombreux lecteurs qui logiquement doutèrent aussi de l'authenticité des récits. (…) Je crois, et je crus alors, que cela était dû non seulement aux données éparses et singulières que j'avais de ces auteurs malheureux et obscurs, mais aussi à la façon de les mettre en œuvre, et l'idée me vint que l'on pouvait faire la même chose avec les écrivains importants et célèbres que l'esprit curieux, en revanche, peut connaître jusque dans le moindre détail, ainsi que le permet l'époque d'érudition exhaustive et souvent inutile que nous vivons depuis près d'un siècle. L'idée était en somme de traiter ces écrivains connus de tous comme des personnages de fiction (…) ». J. Marias, Vies écrites (Vidas escritas). Traduit de l'espagnol par Alain Keruzoré. Paris, Rivages, 1996 [1992], p. 9

Je propose d'appeler « ficsemblable », l'effet décrit ici par Marias. Le ficsemblable se définit comme symétriquement inverse au vraisemblable : alors que le vraisemblable permet de donner l'illusion d'un discours référentiel alors que l'énoncé porte sur des fais imaginaires, le ficsemblable permet de donner l'illusion de la fiction alors que l'énoncé porte sur des faits historiques, habituellement objet de discours référentiels, ici l'histoire ou la critique littéraire. Sur cette notion quelques remarques :

1)

La notion de « ficsemblable » a l'avantage de poser une intersection entre les glissements vers la fiction du texte « sérieux » et sans propos esthétique et la récupération par des textes littéraire à visée esthétique. Là où le texte sérieux peut accidentellement être ficsemblable, le texte littéraire fera de cet accident une poétique.

2)

Le ficsemblable permet de subsumer un certain nombre de procédés d'écriture dont Marias donne ici un début d'inventaire : par exemple l'absence de sources, la fragmentation des informations, l'invraisemblance des faits racontés ou décrits. Il existe donc une poétique du ficsemblable

3)

Ficsemblable, vraisemblable, réversibilité : la fiction se reconnaissant notamment par l'emploi de procédés visant à rendre vraisemblable un énoncé portant sur des faits imaginaires (par exemple une pose historique du narrateur est en fait un procédé classique de la fiction et donc, paradoxalement, un signe de fiction), on peut se demander si l'emploi de ces procédés de vraisemblable ne peut pas produire un effet de ficsemblable : plus un discours sérieux tentera de se montrer vraisemblable et plus il semblera fictionnel. L'usage des procédés de vraisemblance sont donc réversibles.

4)

Frontières 1

Enfin, le ficsemblable contribue-t-il à déplacer la définition de l'imaginaire, de la référence à l'effet ou à la reconnaissance ? Serait alors qualifiable d'imaginaire non un énoncé qui décrit un objet ne figurant pas dans l'inventaire du monde actuel, mais un énoncé qui donne l'impression de la fiction quand bien même il porte sur un objet ou un état de fait figurant dans le monde actuel. C'est à cette seule condition que nous pouvons admettre que les portraits d'écrivain de Marias sont imaginaires même quand ils représentent des faits avérés, ce qui est le cas la plupart du temps. C'est aussi à cette condition que nous pouvons admettre que l'autofiction à la Doubrovsky produit un effet de fiction alors qu'il est par ailleurs autobiographique au sens trivial du terme.

5)

Frontières 2

On peut toutefois se demander s'il est très économique de définir une catégorie aussi large que nous venons de le faire. Alors on se dirigerait plutôt vers la définition d'une catégorie plus étroite : les textes ficsemblables qui ne sont ni exactement fictifs ni exactement référentiels.



Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 13 Janvier 2005 à 13h55.