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Fan fiction. Une introduction (à l'usage des débutants)

Par Marion Lata (Université Sorbonne Nouvelle — Paris 3)


Dossier Fanfiction




Fan fiction. Une introduction
(à l'usage des débutants)


Si par une nuit d'hiver un lecteur désœuvré s'avisait de taper dans un moteur de recherche apparemment anodin les mots clés «Les+Misérables+Victor+Hugo», ou bien, selon son humeur, «Harry+Potter+8ème+tome», il n'obtiendrait pas nécessairement une version numérisée du chef-d'œuvre de Hugo, désormais libre de droits et facilement accessible en ligne, ou une copie piratée du dernier opus de la saga de J.K. Rowling, dont le script anglais vient d'être publié. Du moins, pas une version officielle, ou une copie conforme: selon l'œuvre choisie, le net peut offrir des dizaines ou des centaines de milliers de textes accessibles gratuitement et référencés sous l'étiquette «Misérables» ou «Harry Potter», dont on ne trouverait pourtant nulle trace dans les textes publiés. En examinant les choses de plus près, on y reconnaît bien les personnages de l'œuvre recherchée, mais ils ont subi ce qui ressemble fort à des transformations radicales. La phrase «Enjolras frissonna. Le Ministre de la Magie actuel était un ex-inspecteur nommé Javert, mais tout le monde savait que le vrai maître du monde des sorciers était Voldemort[1]» vous paraît quelque peu étrange? Cet extrait déchirant qui voit Enjolras et Grantaire se jurer un amour éternel dans la langue de Shakespeare au cours de la rébellion qui agite leur vaisseau spatial ne suscite chez vous aucune réminiscence hugolienne? C'est que vous vous trouvez sur Archive of Our Own[2] ou Fanfiction.net[3], les principaux sites d'archives de textes de fan fictions. Ici, à défaut du texte original recherché, on pourra lire à volonté les variantes innombrables imaginées par des lecteurs assidus et anonymes, mais aussi les commenter, voire en écrire à son tour.



Qu'est-ce qu'une fan fiction? Portrait cubiste


Le terme «fan fiction» revient régulièrement dans le discours médiatique, au gré de la publication de certains romans à succès, tel Fifty Shades of Grey, qui sont effectivement nés en ligne sur des sites spécialisés ou des blogs de fans, mais beaucoup plus rarement dans le discours de la critique littéraire universitaire. D'ailleurs, on chercherait en vain dans les dictionnaires spécialisés la définition d'une notion qui marque pourtant explicitement son rapport à l'écriture, et c'est plutôt vers la recherche américaine qu'il faudra se tourner si l'on souhaite l'approcher sous un angle réflexif[4].


On emploie couramment l'expression pour désigner, au sens le plus large, des textes amateurs de nature dérivative, contenant des éléments fictionnels empruntés à des œuvres antérieures, mais il est en réalité assez délicat de donner une définition de la fan fiction qui soit suffisamment rigoureuse pour rendre compte de ses spécificités littéraires, tant le champ concerné est vaste. Mon objectif ici est de tenter de dresser le portrait d'un objet relativement insaisissable de par sa prolifération même, tout en esquissant une partie des questionnements théoriques qu'il suscite, tant il est vrai que la fan fiction a tendance à déplacer les lignes des catégories herméneutiques traditionnelles.



Profil gauche: fan fictions et réécritures


À première vue, il n'est pas aisé de distinguer la fan fiction de ce que l'on considère généralement comme une réécriture: dans les deux cas, on a bien affaire à la reprise par un texte d'un autre texte, qui lui préexiste, cette reprise étant le fait d'un autre que l'auteur original. La plupart des ouvrages de référence sur le sujet tendent d'ailleurs à adopter une vision assez large de la notion, et on voit ainsi se multiplier les rapprochements entre des textes de fan fiction et Rosencrantz and Guildenstern are Dead[5], de Tom Stoppard, ou Wide Sargasso Sea[6]de Jean Rhys, voire Ulysses. À cette définition maximaliste, qui ignore les conditions particulières de production et de diffusion des fictions, Richard Saint-Gelais préfère une vision plus restreinte[7] mais qui fait de nouveau de la fan fiction un cas particulier recouvert par une notion plus large, la transfictionnalité, s'appuyant sur les caractéristiques concrètes de textes qui se construisent de fait par reprise de personnages, prolongements d'intrigues et d'univers fictionnels. Il ne s'agit pas ici de nier que la fan fiction soit un phénomène transfictionnel parmi d'autres, mais il est nécessaire d'affiner cette vision, qui ne permet pas de prendre la mesure de la dimension «amateur» des textes, que Saint-Gelais souligne pourtant à de nombreuses reprises.


Je dirais donc qu'il faut envisager la fan fiction comme une pratique d'écriture littéraire non officielle, c'est-à-dire non autorisée, qui reprend des éléments fictionnels développés par des auteurs pour produire des fictions à destination d'une communauté appréciant l'œuvre de départ. Il s'agit donc bien de textes de transfiction, mais pris dans un réseau plus ou moins dense, qui détermine à la fois pour eux un format particulier et des conditions d'existence et de diffusion qui diffèrent sensiblement des textes édités dans le circuit officiel. Ces spécificités qu'on pourrait dire techniques ont bien évidemment un impact important sur le plan théorique, dans la mesure où les enjeux d'autorité vont se trouver exacerbés par comparaison avec les réécritures traditionnelles, et où la position particulière du fan tend à brouiller les frontières entre auteur et lecteur.



Profil droit: fan fiction et adaptations


Historiquement, on considère que les premières fan fictions sont apparues avec les fanzines, ces magazines spécialisés nés dans les années soixante autour de série télévisées devenues cultes, comme Star Trek ou Starsky et Hutch. Les téléspectateurs de l'époque pouvaient y faire publier des histoires poursuivant l'intrigue de certains épisodes, ou prenant une toute autre direction, et les réactions, positives ou négatives, des lecteurs paraissaient dans les numéros suivants. Ces magazines ont permis la mise en place par les fans de chaînes de courrier, remplacées dans les décennies suivantes par des chaînes de mails, assurant la diffusion des fictions dans un milieu d'abord restreint, puis de plus en plus étendu à mesure que les technologies de la communication, et en premier lieu Internet, se développent. Sans aller jusqu'à penser une coalescence totale entre le support particulier du net et la fan fiction en tant que pratique, force est de constater que dès les premiers temps, le développement d'une écriture fan appelle une circulation intense des textes que la mise en ligne va grandement accélérer, donnant au phénomène une dimension unique sur le plan quantitatif. En toute logique, la naissance de la fan fiction est intimement liée au développement de la culture de masse, qui a elle-même favorisé les mécanismes transfictionnels en accentuant la reprise des mêmes contenus imaginaires par différents médias. Raison pour laquelle, si les fan fictions sont bien des textes (d'autres dénominations existant pour les œuvres fans développées sur d'autres supports[8]), elles ne se contentent pas de réécrire des livres, mais utilisent aussi bien des éléments narratifs issus de films, de séries, de bande-dessinées ou encore de jeux vidéos, et l'on rencontrera autant de reprises de Jane Austen que de Star Wars. La tendance majeure qui se dessine derrière cette pratique serait donc la potentielle mise en récit de tout contenu médiatique, suivant la logique bien connue de l'adaptation.


Plus précisément, quelles œuvres sont réécrites par les fan fictions? Sans surprise, et si l'on s'en tient aux livres, on rencontre en priorité des variations autour de textes de la littérature populaire et jeunesse, Harry Potter en tête, qui totalise à ce jour plus de 750 000 fan fictions sur le plus gros site d'archives, Fanfiction.net. Du point de vue de l'institution comme de la recherche littéraire, ces textes sont donc doublement marginalisés, dans la mesure où ils sont considérés comme dérivant d'œuvres qui ne jouissent déjà pas d'une pleine légitimité littéraire. Mais on trouve aussi le cas plus curieux de réécritures d'œuvres au statut de classique, tels Les Misérables ou l'Odyssée, ce qui creuse encore l'écart, du point de vue de l'autorité à laquelle ils peuvent prétendre, entre les œuvres de départ et leurs fan fictions. En effet, il y a un monde entre le rapport respectueux à ces textes tel qu'il est programmé par l'école et le discours officiel, encore largement romantique et exaltant la singularité de l'auteur et le texte dans sa dimension monumentale, c'est-à-dire fixe, et les libertés prises par les fans, qui n'hésitent pas à modifier lieux, époque, intrigue et jusqu'au genre des personnages[9]. D'ailleurs, il n'est même pas certain que ce qui soit réécrit corresponde uniquement à l'œuvre dans sa dimension textuelle: les classiques les plus repris sont ceux qui ont déjà connu un certain nombre d'adaptations, principalement sous forme de films, et on peut soupçonner que les éléments du texte se mêlent aux diverses images et ajouts des variantes officielles (car commercialisées) pour former une sorte de fond mémoriel à partir duquel le fan va composer sa propre version. Cette impression se trouve confirmée si on examine l'important paratexte qui entoure habituellement une fan fiction sur un site d'archives: les balises (ou tags) qui précisent à quelle œuvre se rattache une histoire font le plus souvent l'amalgame entre l'original et ses adaptations, et les images, quand elles sont présentes, proviennent des versions filmiques ou télévisées des livres réécrits. Le problème que l'on touche du doigt ici est celui des limites que l'on assigne à un texte, et de la validité même de cette catégorie herméneutique dans le cadre de la réception fan, qui semble s'appuyer, plus souplement, sur une forme de mémoire culturelle.



Physiognomonie balzacienne: forme et contenu de la fan fiction


Il est difficile de décrire le contenu-type d'une fan fiction, dans la mesure où des millions de textes circulent et où aucune règle officielle ne prévaut, mais on peut constater certaines récurrences au sein des communautés, ce qui permet de dégager des tendances. Les textes mis en ligne sont parfois très longs, et il arrive que leur volume dépasse largement celui de l'œuvre reprise, d'autant que leur publication peut s'étaler sur des années, les principaux sites d'archive proposant tous une fonction d'ajout de chapitres qui rappelle le fonctionnement des romans-feuilletons. Il semblerait néanmoins que la majorité des textes restent assez brefs, souvent sous la barre des 2000 mots, et une partie non négligeable d'entre eux relèvent même de la vignette, avec moins de 500 mots. Une brièveté qu'il faut attribuer à une orientation vers l'introspection plus que vers l'action, bien que les microrécits d'événements existent. De manière générale, la grande affaire des textes de fan fiction, c'est le personnage: on se concentre le plus souvent sur un ou deux, en mettant l'accent sur leurs relations, ce qui justifie la prédominance des romances et du contenu sexuel plus ou moins explicite, au point que c'est essentiellement ce qui a retenu l'attention des chercheurs et des médias à ce jour. Il peut y avoir construction d'une intrigue, mais ce n'est pas nécessairement le cas, la tendance introspective entraînant surtout un jeu important sur les points de vue et des variations nombreuses sur la focalisation interne. Ainsi, telle vignette nous livrera le point de vue de Fantine sur ses années de prostitution, telle fiction-fleuve présentera les événements d'Orgueil et Préjugés de Jane Austen perçus par Fitzwilliam Darcy.



Métamorphoses en série : fan fiction et transformations


Il ne faudrait pas néanmoins donner une image trop sage de la fan fiction, car sa charge subversive se situe ailleurs, dans une tendance générale au déplacement qui rend parfois méconnaissables les œuvres reprises. Si j'ai déjà évoqué les modifications spatiales et temporelles (référencées sous la balise alternate universe, univers parallèle) qui font des amis de l'ABC les étudiants d'une université américaine ou égarent Ulysse dans un magasin IKEA, les transformations linguistiques, génériques ou stylistiques sont en réalité légions. On comprendra donc que le rapport à la fidélité induit par la fan fiction soit entièrement différent de celui qui prévaut lorsqu'un auteur publié reprend à son compte un monument de la littérature: ce qui suscite le scandale (parfois jusqu'au procès) dans la sphère officielle, comme — exemple analysé par Richard Saint-Gelais — la résurrection de Javert par François Cérésa dans Cosette ou le temps des illusions[10], est monnaie courante dans les milieux fans, où la mort d'un personnage n'est jamais définitive. La trame et les événements décrits sont globalement acceptés comme constituant la «vérité» de l'œuvre, appelée «canon», c'est-à-dire l'ensemble des informations faisant autorité pour l'univers fictionnel concerné, mais ce canon est lui-même hiérarchisé pour correspondre aux impressions de lecture de la communauté fan. C'est en définitive à ces impressions que les fan fictions se devront d'être fidèles, en respectant, pour les personnages, les portraits psychologiques établis par consensus au fil des discussions sur les forums des sites ou dans le fil des commentaires, et pour l'univers une chronologie épurée ou un ton particulier. La hiérarchisation interne du «canon» n'est le plus souvent pas un phénomène conscient, et c'est insensiblement que Grantaire et Enjolras vont éclipser Cosette, ou Elizabeth devenir beaucoup plus impertinente qu'elle ne semble l'être dans le roman de Jane Austen. Les variations individuelles sont bien entendu possibles et encouragées, mais les textes les plus appréciés restent, semble-t-il, ceux qui réussissent à négocier habilement entre canon personnel (ce que les fans nomment le headcanon), et canon collectif. À l'inverse, une fan fiction prenant moins de liberté avec l'intrigue originale mais faisant adopter à un personnage un comportement jugé inhabituel sera selon toute probabilité sanctionnée d'un out of character («écart de personnalité») dans la partie du site dévolue aux commentaires. Il est intéressant de remarquer que le poids de l'interprétation collective peut par moments surclasser l'autorité émanant de l'œuvre de départ, au point que certains textes perdent en cohérence pour le lecteur extérieur à la communauté fan qui l'a vu naître.



Qu'est-ce qu'un fan? Photographie de groupe



Les femmes et les enfants d'abord


Pour comprendre les spécificités de la fan fiction, c'est donc bien à ceux qui composent cette communauté qu'il faut s'intéresser. En définitive, qu'est-ce qu'un fan? La réponse à cette question explique les transformations spécifiques apportées aux œuvres, et va différencier la fan fiction de types de réécriture plus traditionnels. Le mot lui-même, qui nous vient de l'anglais et constitue une abréviation de «fanatique», marque d'emblée une forme d'excès qui conditionne la manière dont est perçu le phénomène fan aujourd'hui encore. On peut par ailleurs noter que les emprunts au vocabulaire religieux sont nombreux dans ce milieu (comme on vient de le voir avec l'emploi de «canon»), et révélateurs d'une forme de sacralité construite sur des prémices bien différentes de celles du canon littéraire institutionnel. L'histoire même du terme est édifiante: selon Henry Jenkins, premier universitaire à s'être consacré, au début des années quatre-vingt-dix, à la question des fan fictions, «fan» désignait originellement les femmes venant à la comédie pour admirer les acteurs plutôt que le texte[11]. On a donc dès le début employé le mot pour caractériser une forme de perturbation dans le phénomène de réception, un rapport problématique à un objet culturel. Se dessinaient ainsi deux catégories : le spectateur «normal» (masculin), porteur d'une réception plus intellectuelle et froide, centrée sur le texte théâtral, et les fans, détournées du «vrai» sens de la pièce par un attrait démesuré pour le corps des acteurs. Le fan transgresserait donc certains codes de la réception, du moins dans le champ de la «haute culture»[12], faisant apparaître en creux un mode d'appréciation des œuvres plus valorisé. Il faut remarquer qu'on retrouve ici des éléments d'un discours ancien attaquant la lecture au féminin et pointant ses conséquences désastreuses, notamment sur le plan corporel, signe d'un mode d'engagement passionnel et néfaste avec la fiction ne pouvant qu'engendrer diverses formes de bovarysme. L'un des reproches les plus couramment adressé à l'écriture fan s'appuie d'ailleurs sur le relevé de ces mêmes mécanismes du désir, incluant identification et projection. Cette critique est d'autant plus intéressante que, comme le soulignent la plupart des études sur le sujet, les auteurs de fan fictions sont en immense majorité des auteures. Transgression supplémentaire? Toujours est-il que le fan semble bien occuper, sur l'échiquier culturel, une place marginale.


C'est ce point qui a d'abord retenu l'attention des chercheurs. Lorsque Henry Jenkins publie en 1992 Textual Poachers, œuvre fondatrice dans le domaine des fan studies, sous-branche des cultural studies américaines, il s'appuie sur les techniques de «braconnage textuel» décrites par Michel de Certeau dans L'invention du quotidien[13] pour faire du fan une figure de dominé dans un système culturel capitaliste, et des fan fictions une stratégie de réappropriation des œuvres, dont la propriété exclusive revient normalement aux auteurs et autres «producteurs de sens». Parallèlement, une vague d'études féministes s'est intéressée, dans les mêmes années, au profil précis des fans de l'époque, qui se révèlent être essentiellement des femmes d'âge moyen ayant fait des études supérieures, et créant en majorité des histoires d'amour entre les personnages masculins des univers réécrits. Cette pratique reste aujourd'hui l'une des particularités les plus saillantes de l'écriture fan. Connue sous le nom de slash[14], elle a été analysée comme une manière, chez des femmes en majorité hétérosexuelles, d'infléchir les représentations de genre véhiculées par les principaux médias et de manifester une aspiration à plus d'égalité dans les couples. Enfin, plus récemment, et bien que les études de genre continuent d'occuper une place fondamentale dans le champ des fan studies, on a vu le visage du producteur de fan fictions se modifier avec la massification de la pratique dans les années deux mille. Ce type d'écriture est désormais perçu comme un mode d'expression typiquement adolescent, ce qui a ouvert la voie, d'une part à des discours pédagogistes relativement enthousiastes présentant la fan fiction comme une forme d'entraînement à la «véritable» création littéraire (comprendre: à l'écriture non dérivative), et d'autre part à des réactions plus négatives, accusant les fans d'immaturité et de narcissisme. Dans tous les cas, il faut bien constater que, si elle a connu divers avatars, la marginalité des producteurs de fan fictions dans la sphère littéraire ne se dément pas. Mais ce qui doit nous frapper, c'est que le profil sociologique ait systématiquement pris le pas sur le profil littéraire; plus encore, on a énormément insisté sur les conditions de production des textes, mais on les a rarement considérés comme révélateurs de mécanismes de réception particuliers. Pourtant, jamais les fans ne se revendiquent pleinement comme auteurs; et si nous acceptons de les voir comme des lecteurs qui écrivent, il est utile de se demander précisément à quel type de lecteur nous avons affaire.



Les fans haruspices: lire dans les entrailles des vivants


Si l'on s'en tient à ce qui transparaît à la fois dans les textes de fan fictions et les échanges qui se mettent en place autour d'eux, le mode de lecture fan semble avant tout reposer sur un fort engagement émotionnel. C'est un trait qui peut paraître déstabilisant, dans la mesure où il est en  contraste avec la lecture à la fois relativement dépassionnée et très au fait des mécaniques fictionnelles qui est valorisée dans le cadre des études littéraires. Par une sorte d'accentuation de l'illusion référentielle, l'univers fictionnel acquiert auprès des fans une épaisseur supplémentaire et une force de conviction aux antipodes de l'anti-psychologisme des «vivants sans entrailles» que sont supposés être les personnages, ainsi que de la gratuité des détails, façon «la marquise sortit à cinq heures». Pour tout affective qu'elle soit, cette méthode d'interprétation des œuvres n'est pas dépourvue de cohésion interne, et c'est même l'effet-système qui est recherché, avec une volonté de faire sens de la moindre information donnée par le texte pour l'englober sous les lois de la «psychologie» d'un personnage donné ou les constantes de l'univers fictionnel. Loin d'être irrationnelle, cette lecture fait même preuve d'une forme de surrationnalité, valorisant ou évacuant chaque détail du texte selon sa capacité à faire des personnages de véritables personnes, et du monde qu'ils habitent un tout cohérent. Peu importe, dès lors, que les conclusions que les fans en tirent soient ou non en accord avec le contenu effectif de l'œuvre réécrite: les hypothèses sur l'emploi du temps de Darcy entre chaque rencontre avec Elizabeth ou sur les aspirations déçues de Grantaire à une carrière artistique sont perçues comme relevant du plausible, et développées dans des fan fictions elles permettent de faire «vivre» cet univers et de conforter son existence fictive. Peu importe, même, que les différentes versions se contredisent entre elles: le fait que l'on puisse créer différents possibles acceptables à partir des données fictionnelles initiales augmente de toute façon leur force de conviction. Quiconque se penchera sur les nombreux débats herméneutiques qui animent les milieux fans, sur les forums des différentes archives ou les communautés LiveJournal spécifiques, constatera à quel point les textes produits peuvent être des arguments au service d'une compréhension personnelle de l'œuvre réécrite. Il n'est donc pas interdit de voir dans les fan fictions l'expression d'interprétations particulières (que nous aurions plutôt tendance à qualifier d'impressions de lecture), du moins pour les textes prenant position sur des questions laissées ouvertes par l'œuvre source. Cette âpreté à traquer et exprimer ce qui serait une «vérité» de la fiction rappelle ce qu'Umberto Eco identifiait comme le fonctionnement des surinterprétations[15], le raisonnement par «similitudes insensées», qui ferait de la lecture d'un texte une série d'associations libres ne tenant aucun compte du principe d'économie dans les explications avancées. Économiques, les hypothèses défendues par certains fans le sont même si peu qu'elles demandent des dizaines de chapitres pour se développer et se rattacher à l'univers fictionnel de départ. Peut-être les producteurs de fan fictions sont-ils occasionnellement des surinterprètes au sens où, comme cela leur est souvent reproché, ils mettraient «trop» d'eux-mêmes dans leur interprétation, ce «trop» correspondant bien sûr à un contenu affectif que l'on considère habituellement mal venu dans une activité comme la lecture, avant tout perçue comme intellectuelle.



Lecteurs des marges


En examinant l'importance relative accordée à certains éléments du canon fictionnel, on peut établir que les fans sont aussi des lecteurs qui valorisent ce qui dans les œuvres fait figure de contenu marginal. Nombreux sont les personnages secondaires ou épisodiques qui deviennent soudain le centre de la narration (ainsi les fan fictions des Misérables mettent-elles en priorité en scène les amis de l'ABC, bien plus que Cosette ou Jean Valjean). Mais plus largement, ce sont toutes les minorités pas ou peu représentées dans les œuvres publiées que l'on retrouve sur le devant de la scène: les histoires d'amour ou relations sexuelles entre personnes du même sexe sont monnaie courante, voire majoritaires, la parole est donnée aux personnages féminins uniquement perçus, dans la narration originale, par un regard masculin, certains changent de couleur de peau (par exemple pour dénoncer le colonialisme latent des romans de Jane Austen), d'autres de sexe, etc. Si ces centres d'intérêt sont à relier au statut marginal des producteurs de fan fictions par rapport à d'autres catégories de lecteurs, ils permettent aussi de voir dans l'écriture l'expression d'une  frustration vis-à-vis des œuvres publiées, qu'il s'agisse d'ailleurs de littérature consacrée ou populaire, autour des questions de représentations des minorités dans la fiction.



Loin de la lettre, près du cœur


Si le fan pratique une lecture émotionnelle et systématique des œuvres, il met également en échec un certain nombre d'autres modes de réception, qui peuvent nous être plus familiers dans la mesure où ils correspondent mieux à ce qu'il est convenu d'appeler «lecture littéraire». L'écart le plus évident concerne les lectures qui s'appuient sur la matérialité du texte et de la langue: même s'il arrive de lire des pastiches, la plupart des fan fictions n'entretiennent qu'un rapport lointain à la lettre du texte qu'elles réécrivent, et la question du style n'est que peu abordée dans le milieu, sauf lorsqu'elle pose des problèmes de vraisemblance. On ne s'en étonnera pas, dans la mesure où les fans ont souvent connaissance de l'œuvre de départ via une traduction, mais surtout parce qu'une partie non négligeable d'entre eux n'écrit pas dans sa langue maternelle. La fan fiction est avant tout une pratique communautaire où il importe d'être lu par le plus grand nombre de personnes possible, et pour ce faire il faut rédiger en anglais. Il y aurait d'ailleurs des analyses linguistiques précises à faire pour déterminer l'influence que peut avoir ce recours à une lingua franca sur les histoires, tant sur le plan narratif que sur le plan esthétique. À la question de la langue, il faut sans doute ajouter celle du support: le texte en ligne serait par essence plus mobile, car plus aisément modifiable que le texte imprimé. Il est tout à fait faisable, et certains fans ne s'en privent d'ailleurs pas, de copier des extraits de l'œuvre réécrite au sein d'une fan fiction puis de les modifier à loisir. Les outils même du traitement de texte facilitent coupes et interpolations, et il est toujours possible pour un fan de corriger l'une de ses fictions déjà mise en ligne, sans que ses lecteurs en soient informés. Dans ces conditions, on comprendra que le texte soit perçu comme assez peu fixe, et donc ouvert à la modification, une vision qui semble se communiquer à l'œuvre réécrite. C'est d'autant plus vrai dans le cas des œuvres libres de droit qui, je le signalais pour Les Misérables, sont assez facilement accessibles sur le net.



Comment lire une fan fiction?



Étape 1: Trouver les plans de la bibliothèque


Si elle est bien le fruit d'une lecture particulière, comment faut-il lire une fan fiction? Comme c'est souvent le cas pour toute pratique à forte dimension communautaire, il s'est développé autour de l'écriture fan un certain nombre de codes, qui déterminent aussi bien l'accès aux textes que leur lisibilité. Un vocabulaire particulier, fait d'emprunt à l'anglais et d'abréviations, est utilisé pour archiver chaque histoire, et pour construire les quelques lignes de résumé qui doivent permettre aux internautes de se décider en faveur de tel ou tel texte. Car, contrairement à ce que mon préambule laissait entendre, il est finalement assez rare de lire une fan fiction par accident. Les principaux sites d'archives, qu'il s'agisse de Fanfiction.net ou de Archive of Our Own, ont chacun mis en place un système de classement particulièrement précis, qui, combiné à un moteur de recherche interne, est le lieu de passage obligé du lecteur en quête de fan fiction. Avant de lire un texte, il vous faudra donc déterminer ce que vous avez envie de lire, et s'il est possible de rester vague et de se perdre dans les 750 000 histoires réunies sous l'étiquette «Harry Potter» sur Fanfiction.net, il est plus courant d'arriver avec une requête spécifique, incluant longueur, personnages utilisés, ou encore genre.


Ce dernier critère doit retenir particulièrement notre attention, dans la mesure où les «genres», tels qu'ils sont perçus dans le milieu fan, n'ont que peu de rapport avec les genres littéraires traditionnels. Si l'on consulte les choix proposés par le menu déroulant de Fanfiction.net, on ne trouve nulle mention du roman ou du théâtre, mais un panel divers d'étiquettes liées à la tonalité ou au contenu thématique des histoires: «romance», «aventure», «science-fiction» ou «suspense» font ainsi partie des catégories classiques de la fan fiction, et on notera la proximité entretenue entre ce système de classement et celui employé dans le domaine de la production cinématographique. Les «comédies» et les «tragédies» n'ont de même aucune des caractéristiques formelles propres au théâtre, il s'agit plutôt de textes narratifs destinés à faire rire ou pleurer: c'est que, beaucoup plus que la répartition traditionnelle des genres littéraires, le classement en vigueur dans le milieu de la fan fiction est tourné vers la réception des textes, et  se construit donc en fonction de leur effet recherché sur le lecteur. On rencontre même des genres autochtones, qui rendent assez bien compte des spécificités de la fan fiction: le hurt/comfort, qui désigne des textes centrés sur l'exploration de souffrances émotionnelles et leur éventuel apaisement, ou le angst, qui comme son nom l'indique met en scène des conflits. On pourrait parler ici de «genre relationnel», et remarquer que, de manière générale, ce sont les émotions suscitées ou décrites qui sont mises en avant par le système de classement, en accord avec le type de lecture privilégié par les fans. La précision de ce système de classement a pour conséquence paradoxale de faire de la fan fiction une pratique d'écriture à la fois très libre et très compartimentée. Très libre parce que toutes les combinaisons sont possibles, qu'aucune règle ne va poser ce qu'il est ou non permis de faire avec les données fictionnelles de départ, et que l'on peut, sur certains sites comme Archive of Our Own, créer ses propres balises d'archivage, ce qui fait que beaucoup de textes correspondent à une combinaison unique de critères. Compartimentée car, pour avoir une visibilité en ligne et rencontrer son lectorat, un texte devra nécessairement sacrifier à certains usages de la classification; de la même manière, les lecteurs auront tendance à ne lire qu'au sein de certaines catégories, ce qui est d'ailleurs en accord avec la nature particulière des fan fictions.



Étape 2: Apprendre à lire dans les blancs 


Il faut bien comprendre en effet qu'il s'agit de textes écrits par des fans pour des fans, ce qui implique, au-delà d'un attachement individuel à un petit nombre d'œuvres en particulier, une connaissance approfondie de ces œuvres. D'où une écriture parfois allusive: là où des réécritures traditionnelles reprennent souvent toute la trame narrative du texte de départ, les fan fictions sollicitent, elles, la mémoire culturelle de leur lecteur, qui devra parfois être capable de «reconnaître» certains personnages derrière de nouveaux noms ou de simples pronoms personnels ne référant à aucun nom propre. Si elle se développe dans les blancs de l'œuvre originale, la fan fiction fait donc également un usage important de ces «blancs» de lecture, laissant à son lecteur le soin de les combler à sa guise, ce qui peut dans certains cas lui négocier une marge d'interprétation particulièrement importante. La conséquence formelle de ce rapport au blanc est une tendance générale à la fragmentation, caractéristique qu'il faut garder en tête lorsque l'on débute dans la lecture de ce type de textes. Les textes de fan fiction jouent énormément des effets de «coupe» permis par la mise en ligne des textes par chapitres, ainsi que par les ressources du traitement de texte, et pour l'œil inexpérimenté certaines histoires peuvent au premier abord sembler franchement décousues. Une impression renforcée par la relative brièveté de la plupart des textes, trait que j'ai déjà évoqué et qui est à mettre en lien avec cette esthétique du fragment. Poussé à son point extrême, la conjugaison de ces deux traits a donné naissance à une forme de texte propre à la fan fiction, le drabble. Ce terme désigne à l'origine des histoires longues de cent mots exactement, mais, les usages demeurant assez souples, on le trouve employé comme balise pour décrire des textes allant d'une cinquantaine de mots tout au plus à mille mots environ. Il est intéressant de remarquer que, si le rapport à la matérialité du texte sur le plan stylistique est assez lointain, comme je le signalais, il est au contraire omniprésent sur un plan comptable, puisque le nombre de mots est partout présent sur les sites d'archives, qu'il constitue l'une des informations fournies par le paratexte et est également l'un des critères de classement employé. On sait à quel point le net est propice aux formes textuelles brèves (l'utilisation de Twitter à des fins poétiques en est un exemple bien connu), et il faut sans doute voir ici une influence du support, particulièrement manifeste dans toutes les pratiques d'écriture à contraintes qui sont légion dans le milieu de la fan fiction. À côté du drabble, on trouvera ainsi les One Sentence Fictions (textes constitués d'une unique phrase) et autres textes à longueur déterminée qui différencient résolument la fan fiction des réécritures publiées, dont le format s'écarte en général moins des œuvres reprises. En tant que forme récurrente, le drabble témoigne de l'attention au détail qui caractérise la lecture fan, et il donne lieu, sans en avoir l'air, à une réception extrêmement exigeante, dans la mesure où le lecteur doit être capable de convoquer des pans entiers de l'œuvre réécrite pour saisir les allusions d'un texte extrêmement condensé. Sorte de négatif de son hypotexte, le drabble se consacre à l'anecdotique, à l'instantané, en marge de l'économie narrative de l'univers fictionnel, et l'on peut y voir un équivalent narratif de la photographie, de la même manière que les multiples coupes d'une fan fiction rappellent le montage cinématographique. Qu'elle se manifeste dans la classification par genre ou dans le rapport à la coupe et à la fragmentation, on pourrait ainsi spéculer sur l'influence des arts de l'image sur l'écriture fan, et s'interroger plus largement sur la part prise, dans la lecture en ligne, par l'aspect visuel d'un texte, qui semble être plus importante que sur support papier, en raison justement des outils supplémentaires de manipulation que l'ordinateur offre au lecteur.



Étape 3: Lire en écrivant, écrire en lisant


Et c'est cette facilité à la manipulation qui détermine la manière dont il faut lire une fan fiction: ce type de texte appelle une réaction concrète de ses lecteurs, comme le révèle le fonctionnement des sites d'archives, et de manière générale la construction des pages web associées aux fan fictions. Le paratexte numérique est ainsi un espace d'échanges entre le fan et ses lecteurs, grâce à la présence quasi systématique d'une section «Commentaires», et il n'est pas rare que le fan  ajoute quelques lignes en préambule des différents chapitres qu'il publie pour encourager les internautes à faire part de leur opinion sur le texte. La plupart du temps, ces commentaires sont publics, et leur nature varie d'un site à l'autre. Au milieu des louanges et autres marques d'appréciation qui sont monnaie courante dans le milieu (les utilisateurs d'Archive of Our Own peuvent ainsi laisser des «kudos» via un simple clic, comme autant de lauriers décernés à une fan fiction précise), il arrive de trouver des reproches, liés au style, à la construction de l'intrigue ou encore au rendu des différents personnages, qui peuvent s'accompagner de suggestions pour améliorer les chapitres déjà publiés, ou de souhaits concernant ceux à venir. Dans le cas d'une histoire au long cours, le fan a donc la possibilité de s'appuyer sur les réactions de ses lecteurs, et de tenir compte de leurs critiques, tout en s'adressant à eux par divers moyens, que ce soit en tête de chapitre ou par des réponses aux commentaires individuels. Ce fonctionnement communautaire est révélateur du nivellement qui existe dans le milieu fan entre le créateur d'une fan fiction et ses lecteurs: les frontières entre les rôles sont bien plus floues que dans la sphère littéraire professionnelle, puisque si le lecteur de fan fictions est amené à se faire critique, il écrit aussi très souvent ses propres textes. Lecture et écriture sont donc intimement liées, et la frontière entre les deux amincie par le fait que les fan fictions se conçoivent elle-mêmes explicitement comme réactions à un texte premier, appelées à susciter d'autres réactions, que ce soit sous forme de commentaire ou d'une nouvelle fiction. Le succès d'une fan fiction se mesure bien entendu à la proportion de retours critiques positifs qu'elle suscite, mais également au nombre de créations fans auxquelles elle donne naissance: une histoire populaire ne manquera pas de se voir décliner par d'autres fans sous forme de dessins illustratifs (appelés fan arts), de vidéos (fan vids) ou d'enregistrement audio (les pod fics, des fichiers audio dans lesquels un fan fait la lecture d'une fan fiction dont il peut être ou non l'auteur). On retrouve ici le principe de l'adaptation, et si ces diverses pratiques existent indépendamment les unes des autres, il est frappant d'observer à quel point il est courant qu'un fan s'appuie explicitement sur le travail d'un autre pour produire sa propre version d'un texte déjà dérivatif. Celui qui écrit le fera donc toujours avec la conscience de s'adresser à des lecteurs qui sont aussi créateurs, et qui pourront le juger comme ses pairs. Lui-même, loin de se contenter de la lecture des hypotextes qu'il réécrit, sera bien souvent lecteur assidu des fan fictions des autres. On peut donc parler d'un mode de lecture et d'écriture en réseau, qui culmine dans certaines formes de création collective: une partie des histoires disponibles en ligne sont le fruit de la collaboration de plusieurs fans, la publication par chapitres se prêtant particulièrement bien à l'écriture à plusieurs mains. À côté de ces round robin stories, formes de cadavres exquis, on trouve aussi de nombreux textes issus de commandes lancées par certains membres de la communauté, requérant l'intégration de tels personnages, de tels mots, ou de telle situation. La conséquence formelle de cette «collectivisation» des histoires est que l'on rencontrera très souvent, pour une même œuvre réécrite, différentes variantes autour d'un même scénario, le milieu fan ayant développé ses propres traditions d'écriture et ses propres stéréotypes, bien qu'ici les variations infimes autour d'un même canevas ne souffrent pas de la mauvaise réputation qu'elles peuvent avoir dans la sphère littéraire officielle. Tout se passe comme si l'affaiblissement de la frontière entre lecture et écriture avait pour effet d'atténuer l'individualité des textes: la juxtaposition en ligne de centaines d'histoires reprenant les mêmes éléments favorise un mode de lecture à la fois massif et comparatiste.



Y a-t-il un auteur dans l'avion?



«Toute ressemblance avec des auteurs réels ou imaginaires n'est que purement fortuite.»


La question qui se pose logiquement, une fois fait le constat de l'interpénétration entre écriture et lecture dans le milieu fan, est celle du rapport de ces textes à l'auctorialité, dans la mesure où, bien qu'un fan puisse être à l'origine de centaines de textes, il ne peut accéder au statut d'auteur tel qu'il existe dans le milieu littéraire institutionnel. Les fans sont les premiers à se dire amateurs, et ne se présentent jamais explicitement comme des auteurs: une formule rituelle d'avertissement que l'on trouve en tête de la plupart des textes publiés sur les site d'archives rappelle  qu'ils ne possèdent pas les droits de l'œuvre réécrite, et qu'ils ne retirent aucune rémunération de leurs textes. Ainsi le paratexte est-il perméable aux fragilités juridiques des fan fictions: du point de vue de la propriété intellectuelle, leur existence est problématique, et tolérée aussi longtemps que qu'elle ne génère pas de profit. Il faut noter que cette déclaration d'impuissance se fait souvent sur le mode de l'hommage et du regret, manière de signaler que, si l'auteur est bien souverain en ce qui concerne son œuvre, le lecteur qu'est le fan aurait aimé que certaines choses se passent différemment. Ainsi peut-on lire au début de cette fan fiction d'Harry Potter:

«If I were JK Rowling, Harry would not be an orphan, I would not have killed characters for hardly a good reason, and Voldemort would have died a lot sooner than he did in the books. However, seeing as Harry is an orphan, plenty of characters have been killed for no good reason (examples: Sirius, Snape and Fred), and Voldemort wasn't actually killed until book seven, I think we can all conclude I am not J.K. Rowling and therefore own nothing except the plot and a few future AU characters[16]


Il s'agit d'une version sarcastique de l'habituelle formule «I own nothing, I am not the author» que l'on retrouve dans nombre de fan fictions, le plus souvent suivie d'une prière de ne pas poursuivre en justice. Comme on le voir ici, la question des rapports entretenus avec l'auteur dépasse le simple cadre légal, puisque ce sont des pans entiers de l'intrigue qui sont rejetés, même si les corrections se manifestent de manière hypothétique. De ce point de vue, malgré les libertés innombrables que prennent les fan fictions avec le texte de départ, on peut considérer que le milieu reste largement marqué par l'idée d'une préséance de l'auteur et de ses choix, qui apparaissent, dans la hiérarchie implicite qui se fait entre les diverses versions, comme plus «réels» que les transformations opérées par les fan fictions.



L'autorité en garde alternée: canon, fanon et autonomisation


En somme, au cœur des enjeux d'autorité qui parcourent ces textes se pose la question des rapports entre ce qui, pour une œuvre, est considéré comme «canon», canonique, «vrai» du point de vue de la fiction, et ce qui est extérieur au canon et relève de la vision personnelle des fans. Il s'agit de l'une des pistes de réflexion les plus fascinantes qui entourent la fan fiction comme objet littéraire, étant donné qu'il est, sans surprise, très problématique de distinguer, au sein d'une fiction, entre «faits» et «interprétations». Dans Orgueil et Préjugés, Darcy est le propriétaire de la vaste demeure de Pemberley: c'est ce que dit, à la lettre, le texte de Jane Austen. A-t-il pour habitude, néanmoins, de plonger dans le lac attenant lorsque l'envie s'en fait sentir, comme le montre une scène devenue célèbre de l'adaptation du roman que la BBC produit en 1995? En soi, nulle trace de ce détail dans l'œuvre originale, et il semblerait pourtant que la communauté fan le reconnaisse comme canonique, si l'on en croit le nombre de reprises et de prolongements dont cet épisode fait l'objet. L'autorité de l'auteur sur son œuvre est donc, du point de vue des fans, une autorité partagée: les ajouts provenant de versions «officielles», telle l'adaptation de la BBC, peuvent être intégrés à la «vérité» de l'œuvre, mais seulement dans la mesure où ils sont considérés comme fidèles à son esprit, un certain nombre d'innovations ne passant jamais la barre du canonique. Le canon est en partie construit par la communauté fan selon des critères interprétatifs spécifiques, bien que celle-ci le justifie en renvoyant aux intentions présumées de l'auteur. Les débats sur le contenu exact du canon qui animent bien souvent les divers groupes du milieu fan voient donc s'affronter différentes versions de la figure de l'auteur, utilisées comme arguments d'autorité.


Mais si le contenu du canon ne peut être considéré comme fixe, cela ouvre la voie à la constitution d'un mode parallèle d'autorité pour les textes de fan fiction, qui repose essentiellement sur l'existence d'une tradition d'écriture interne au milieu fan. On l'a dit, il n'est pas rare que différentes fan fictions brodent sur des scénarios semblables, et il est par ailleurs recommandé, lorsque l'on réécrit soi-même une œuvre, de lire extensivement les versions alternatives mises en ligne par d'autres fans. C'est donc tout naturellement que se crée, en plus du canon, un agglomérat d'ajouts fictionnels repris de fan fiction en fan fiction, soit qu'ils aient été appréciés pour leur vraisemblance ou leur créativité, soit qu'ils aient été confondus avec des éléments du canon. Ce phénomène est nommé fanon, par contraction des termes «fan» et «canon», au sein de la communauté fan. Il touche particulièrement les informations liées aux personnages, qui sont rarement décrits en détails dans leur œuvre de départ, et il n'est pas rare de retrouver, d'une fan fiction à l'autre, les mêmes caractéristiques physiques ou le même passé attribué à un personnage dont le texte original ne disait que peu de choses: ainsi Jane, la fille aînée de la famille Bennett, dans Orgueil et Préjugés, est-elle blonde dans la plupart des textes fans, ou le prénom d'Enjolras supposé être Marcelin, sans qu'aucun élément soutenant ces hypothèses ne puisse être trouvé dans les œuvres concernées. On s'en doute, la frontière entre le canon et le fanon est d'autant plus floue que le fanon se construit bien souvent selon la même logique interprétative que le canon, c'est-à-dire selon une logique de fidélité à l'esprit présumé de l'œuvre tel qu'il est perçu collectivement par les fans. Ce qui doit nous intéresser ici, c'est cette capacité des réécritures fans à négocier collectivement une forme d'autorité secondaire par leur nombre même: le fanon correspond à une stratification des lectures qui peut s'opérer à grande vitesse en raison de la réunion, sur un même site d'archives, de dizaines, voire de centaines ou de milliers de versions d'un même texte. En soi, l'existence même du fanon fragilise la séparation entre l'œuvre de départ et ses réécritures, et demeure en suspens la question de l'influence de ce phénomène sur la relecture: la lecture d'une fan fiction, ou, à plus forte raison, d'un grande nombre d'entre elles, peut-elle modifier la perception de l'œuvre de départ?


Si le fanon est bien l'expression d'une autonomisation collective des fan fictions vis-à-vis du régime auctorial, on rencontre aussi quelques cas d'autonomisation individuelle, qui se produisent lorsqu'une fan fiction précise rencontre un grand succès en ligne. Les occurrences les plus spectaculaires concernent des textes qui accèdent à la publication professionnelle via le circuit éditorial, le plus célèbre d'entre eux étant bien sûr Fifty Shades of Grey, roman érotique qui était à l'origine une fan fiction de la saga Twilight. Cependant, il a fallu, avant de pouvoir commercialiser le texte, en effacer toute référence à son hypotexte, pour des raisons de droits. Au moment de sa publication, on peut donc considérer que Fifty Shades of Grey a cessé d'être une fan fiction: le texte a été extrait du réseau dans lequel il a vu le jour, et a perdu son statut de réécriture pour s'autonomiser pleinement et devenir, du point de vue de la loi, un contenu original soumis lui aussi au régime de la propriété intellectuelle, et donnant lieu à ses propres fan fictions. Il est néanmoins intéressant de constater que le phénomène touche aussi des textes qui restent dans le circuit non-officiel. C'est par exemple le cas de Paris Burning[17], une fan fiction des Misérables que l'on doit à un fan utilisant le pseudonyme thecitysmith. Dans ce texte, Grantaire est présenté comme l'allégorie vivante de Paris, portant sur lui les marques de l'histoire de la ville et capable de sentir ce qui s'y déroule. L'idée de villes s'incarnant dans une personne d'apparence humaine est développée tout au long de l'intrigue, et apparaissent ainsi d'autres personnages, comme Londres, Édimbourg ou Lisbonne. C'est ce qui a retenu l'attention des fans,  et certains d'entre eux ont produit, à partir de la fan fiction initiale, de nouveaux textes centrés non plus sur Grantaire-Paris, mais sur de nouvelles villes (Berlin[18], Dublin[19]). La plupart de ces textes, bien que continuant à être référencés comme réécritures des Misérables, ne contiennent plus aucune trace du livre de Hugo, et un certain nombre d'entre eux sont également classés sous la balise d'archivage «Paris Burning (thecitysmith)». Il est frappant que le pseudonyme du fan soit mentionné par le système de classement, au même titre que Victor Hugo: on peut considérer qu'il accomplit ici une sorte de performance d'auteur, sans en avoir toutes les prérogatives, puisqu'il doit justement son succès au fait que son histoire soit considérée, au même titre que les autres fan fictions, comme ouverte aux emprunts et aux réappropriations.



La fan fiction, en théorie? Anciennes et nouvelles amours


En définitive, comme il ressort cette présentation, si la fan fiction peut retenir l'attention de qui s'intéresse aux questions de théorie littéraire, c'est parce qu'elle consonne étrangement avec les réflexions développées dans ce champ au cours des cinquante dernières années. On pourrait même croire qu'elle y répond presque trop bien: tiendrait-on enfin le lecteur actif, prenant les rennes du sens et se mettant à l'œuvre pour échapper au contrôle d'un auteur qui, malgré sa mort annoncée, ne cessait jusqu'ici de reparaître? Il est vrai que le fan ressemble de façon troublante aux portraits de ces lecteurs idéals dressés par Eco ou par Barthes, et il est tentant de considérer la fan fiction comme une forme hybride entre écriture et lecture, un ensemble de textes se donnant à lire en tant que lecture. Cet enthousiasme critique est d'ailleurs assez marqué du côté des cultural studies américaines, où l'on tend souvent à considérer la fan fiction (et les nouvelles pratiques de lecture sur support numérique de manière générale) comme une réponse concrète aux constructions quelque peu programmatiques des théories de la réception des dernières décennies. Sans aller, peut-être, aussi loin, il paraît indéniable que ces centaines de milliers de textes soient révélateurs d'une activité lectoriale, d'un type d'écriture, voire d'un genre nouveau, proches de phénomènes rêvés par la théorie, mais également divergents, ne serait-ce que par leur mode de production ou le système de valeurs dans lequel ils s'inscrivent, des œuvres mises en avant par les théories de la réception. Pour cette raison, tout en se présentant comme un cadeau inespéré fait à ces dernières, la fan fiction y réintroduit des notions — le lecteur réel, sa subjectivité et ses émotions — qui en avaient souvent été  écartées. De la même manière, on pourrait spéculer sur la bibliothèque borgésienne que semble dessiner le réseau dense des fan fictions, offrant, un peu à la manière des textes médiévaux, des variations infinies sur un même thème. En somme, les voies ouvertes par ces textes sont nombreuses, et d'autant plus fascinantes qu'elles croisent des interrogations anciennes, tout en sortant du champ de certaines notions et concepts théoriques propres aux études littéraires: pour cette raison, il nous faut sans doute, avant tout chose, apprendre à les lire.



Marion Lata
Université Sorbonne Nouvelle — Paris 3
Octobre 2016





[1]   Extrait de Les Amis de l'ABC à Poudlard, par galaxy_starshade: http://archiveofourown.org/works/4667070?view_full_work=true.

[2]   https://archiveofourown.org/

[3]   https://www.fanfiction.net/

[4]   Signe de légitimation dans le champ universitaire, un Reader consacré entièrement aux fan fictions est paru en  2014. Il a l'avantage d'offrir une sélection représentative des différents courants d'études qui se sont développés autour du sujet outre-Atlantique: Karen Hellekson et Kristina Busse (dir.),  The Fan Fiction Studies Reader, University of Iowa Press, Iowa City, 2014.

[5]   Tom Stoppard, Rosencrantz and Guildenstern Are Dead, Faber and Faber, Londres, 1967. Il s'agit d'une pièce de théâtre s'attachant au destin de deux personnages secondaires de Hamlet, les courtisans Rosencrantz et Guildenstern.

[6]   Jean Rhys, Wide Sargasso Sea, André Deutsch, Londres, 1966. Dans ce roman post-colonial, Jean Rhys invente un passé à Bertha Mason, la «folle du grenier», première femme de Rochester dans Jane Eyre de Charlotte Brontë.

[7]   Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 2011. L'auteur consacre un chapitre à la question de la fan fiction.

[8]   On parle respectivement, pour les œuvres graphiques et vidéos, de fan art et de fan vid.

[9]   Pour un exemple extrême, transposant Les Misérables dans un univers de science-fiction et féminisant une partie des personnages, voir https://archiveofourown.org/works/536649.

[10] François Cérésa, Cosette ou Le temps des illusions et Marius ou Le fugitif, Plon, 2001. La famille Hugo a porté plainte en 2001  pour atteinte au droit moral; la cour d'appel de Paris a rendu en 2004 un arrêt donnant raison aux héritiers et condamnant Plon à leur verser un euro symbolique, arrêt cassé par la cour de cassation en 2007.

[11] Voir Henry Jenkins, Textual Poachers: Television Fans & Participatory Culture, Studies in culture and communication, Routledge, New York, 1992, p. 12.

[12] Il faut d'ailleurs remarquer que cette association entre le fan et les œuvres de fort prestige culturel reste problématique. Existe-t-il des fans de Proust?

[13] Michel de Certeau,  L'invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980.

[14] D'après le signe typographique qui réunit, dans la balise servant à archiver le texte, les noms des personnages concernés. Ex.: Grantaire/Enjolras, Harry Potter/Draco Malefoy, Ulysse/Polyxène...

[15] Umberto Eco, Interprétations et surinterprétations, 1995

[16] https://www.fanfiction.net/s/6587935/1/Had-Things-Gone-Differently

[17] http://archiveofourown.org/works/825130/chapters/1566309

[18] https://archiveofourown.org/works/753581

[19] https://archiveofourown.org/works/838765



Marion Lata

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Dernière mise à jour de cette page le 23 Octobre 2016 à 13h24.