Atelier

L'exposition de l'auteur

par Jérôme Meizoz (Université de Lausanne)


Extrait (Introduction) de : Jérôme Meizoz, La Littérature «en personne». Scène médiatique et formes d'incarnation, Genève-Paris, Slatkine, «Érudition», 2016.



Ce texte est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



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«Quant à la hache, je la rendis à son propriétaire plus tranchante que je ne l'avais reçue.» — H. D. Thoreau




À partir d'études de cas, cet essai examine l'exposition médiatique des auteurs et leur nouveau statut de «marque» éditoriale et commerciale. Qu'implique le fait que les écrivains (et les artistes en général) soient appelés à se présenter «en personne» devant le public ? Quel est l'impact sur le champ littéraire de la spectacularité généralisée, à l'ère médiatique ? Et comment y redéfinir la complexité de la notion d'auteur ? Enfin, et plus globalement, quels enjeux y a-t-il à envisager la littératurecomme une activité, plutôt que comme un corpus inerte de textes ?


Né au carrefour des études littéraires et des sciences sociales, ce livre se tient sur une ligne de crête entre deux domaines dont la séparation institutionnelle constitue, hélas, une aberration prolongée. J'ai souhaité montrer l'intérêt à les faire travailler de concert, à partir de quatre points névralgiques.


Pragmatique de l'activité littéraire


Le premier consiste en une position pragmatique, à partir d'une description élargie du fait littéraire. En effet, il n'est pas satisfaisant de décrire la «littérature» comme un corpus inerte de textes patrimoniaux attendant le geste herméneutique. «Littérature» d'ailleurs, est un terme indigène, aux usages de type liturgique et bien trop sujet à extension variable pour entrer sans autre forme de procès dans le vocabulaire analytique. Plutôt que d'identifier le fait littéraire aux seuls textes, les sciences sociales suggèrent de le considérer comme un ensemble de pratiques, discursives ou non discursives. Redescription qui modifie du même coup profondément la perception de ces objets et la manière de les interpréter. Parler donc de «discours littéraire» comme Dominique Maingueneau (2004) ou Marc Angenot (1989), ne constitue pas une simple variation terminologique. Cela attire l'attention sur le fait que nous avons moins affaire à un bouquet de signes qu'à des activités discursives incarnées dans une diversité de formes (génériques, typographiques, etc.), de rites et de situations[1]. Au sens très général, à une performance (Zumthor 1990, Davies 2003).


Dès lors que le fait littéraire est envisagé comme une activité d'échange et de communication. Il s'agit dès ce moment de décrire ce que font les différents participants à l'agir littéraire: la fameuse triade auteur-texte-lecteur, à quoi s'ajoutent tous les médiateurs qui y contribuent, éditeurs, critiques, journalistes, libraires, etc. Sans perdre de vue les formes et supports qui circulent entre les individus et les institutions de la vie littéraire, on envisagera d'abord ces discours comme chevillés à des activités, eux-mêmes inclus à des intérêts et des visées. Voilà donc, à très gros traits, le premier espace de recherches dans lequel s'inscrit cet ouvrage.


Redéfinitions de l'auteur


Le deuxième point névralgique commun aux essais précédents consiste à reconsidérer la notion problématique d'auteur. Après la fameuse proclamation de la «mort de l'auteur» à la fin des années soixante, les études littéraires font aujourd'hui de nouveaux usages du terme, redécoupé, enrichi par l'analyse du discours (Maingueneau), la sociocritique des «flux» discursifs (Angenot), enfin par l'histoire du statut et des imaginaires d'auteur (Diaz). Avec Barthes et Foucault, les regards se sont déplacés: d'une origine biographique assignée au texte, l'auteur est devenu dans L'Archéologie du savoir (1969) une catégorie bibliographique autant que juridique de l'attribution des discours et, dans Le Plaisir du texte, l'horizon d'un désir du lecteur. Un aggiornamento a eu lieu, marquant tout le champ des études littéraires et au-delà. Ce que l'histoire et la sociologie de la culture nomment actuellement «auteur» excède bien la conception que s'en faisait l'ancienne critique biographique et, en cela, hérite des objections structuralistes. Par «auteur» les sciences sociales désignent un pôle de l'activité littéraire, configuré par des représentations collectives et doté d'un statut historique, enfin considéré comme un positionnement dans un champ de pratiques (Bourdieu, Chartier). Nombre de critiques ont parlé, depuis les années 1980, d'un «retour de l'auteur». C'est qu'à saisir la littérature comme une activité, on redonne une place à la figure auctoriale, comme positionnement, garant, voire comme partenaire de la communication. Bien que formulée sur le mode du poncif, l'insistance de Michel Houellebecq, par exemple, à remettre l'auteur au centre de la communication littéraire, s'exerce à contre-courant des avant-gardes textualistes des années soixante :

«Alors bien entendu, lorsqu'il est question de littérature, la beauté du style, la musicalité des phrases ont leur importance; la profondeur de la réflexion de l'auteur, l'originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner; mais un auteur c'est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu'il écrive très bien ou très mal en définitive importe peu, l'essentiel est qu'il écrive et qu'il soit, effectivement, présent dans ses livres […].»[2]

José-Luis Diaz (2007) envisage l'auteur comme une représentation sociale imaginaire» Ce répertoire de figures collectives préexiste à la réalisation concrète des écriture[3]. Dans L'Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l'époque romantique, il reformule la question de l'auteur, à partir notamment des travaux de Dominique Maingueneau. Diaz propose de distinguer trois niveaux, légèrement distincts de la tripartition du linguiste : l'auteur réel ou la personne civile, soit l'homme saisi dans les biographies ; l'auteur textuel ou l'écrivain, «être de lettres» dont parlait Valéry et sujet textuel ; enfin, l'écrivain imaginaire soit l'ensemble des représentations de l'auteur.


L'écrivain imaginaire d'une époque est constitué de représentations qui gouvernent toute actualisation concrète de l'«écrivain» et lui fournit des «prêt à écrire». Il faut connaître cet imaginaire pour comprendre la singularité des  «prises de rôle» des auteurs dans le champ littéraire, à savoir leurs «scénographies auctoriales». Autrement dit le répertoire de l'écrivain imaginaire d'une époque surdétermine les formes prises par l'auteur réel et l'auteur textuel. Selon Diaz, les scénographies romantiques sont au nombre de cinq, décrites à partir d'une «topologie imaginaire»: 1) loin (Lamartine, «poète mourant») ; 2) plus haut (Hugo) ; 3) en brisant l'enceinte(romantisme de l'énergie : Balzac, Musset) ; 4) en faisant des arabesques(romantisme ironique : Töpffer); 5) d'en bas (Sand). La scénographie auctoriale a fonction de «schéma chorégraphique que l'écrivain-danseur a intériorisé» (2012: 243).


Historiques et collectives, les scénographies auctoriales font l'objet d'appropriations par des sujets singuliers A chaque moment de l'histoire littéraire, il est des «prêt-à-être écrivain» qui guident le jeune impétrant, comme Diaz l'a montré à propos d'Hugo ou Balzac (Diaz 2007). Le fait qu'un auteur s'adosse à telle ou telle scénographie a des conséquences formelles sur la généricité des textes, les choix d'ethos et de style. Même s'il s'intéresse avant tout à une anthropologie des imaginaires littéraires, Diaz vise aussi, dans le sillage de Claude Duchet, à rendre compte des faits de rhétorique et de style :

«Le genre [littéraire] structure l'ethos et l'ethos se fait le langage proprement textuel de la scénographie.»[4]

Son approche est donc tangente à l'analyse du discours de Maingueneau et, comme elle, vise moins la description sociologique des auteurs dans le champ littéraire qu'une étude des formes et des représentations.


Les recherches sur les postures auctoriales ont plusieurs points communs avec de telles réflexions: elles héritent en partie de la sociocritique, soucieuse de déchiffrer les formes du social dans le texte; elles s'intéressent à l'aspect transpersonnel des rôles auctoriaux dans l'histoire littéraire; elles s'assument comme des points de vue historicisants ; enfin, elles procèdent selon une approche pragmatique de la prise de parole littéraire. Mais on voit aussi que les notions de scénographie et de posture visent des niveaux différents : la scénographie est un fait générique et collectif, propre, par exemple, à telle école ou mouvement[5]. La posture, quant à elle, désigne la singularisation d'un positionnement auctorial: une tentative de se présenter comme unique, hors de toute appartenance.


Dans les travaux que je viens de citer, la notion d'auteur permet de rendre compte du dispositif de légitimation et de mise en scène du discours littéraire. C'est dans ce domaine de recherche que s'inscrit ma réflexion sur les «postures» d'auteur, saisies à l'articulation des conduites littéraires publiques et de la diversité des ethè discursifs. Une pareille approche, qui considère l'activité littéraire simultanément comme conduite et comme discours, a bénéficié de nombreux échanges avec les travaux d'Alain Viala, Dominique Maingueneau et José-Luis Diaz[6].


Un fétiche institutionnel


À ce panorama de recherches, j'ajoute un troisième axe: les travaux de Jean-Benoît Puech, dans le sillage de Roland Barthes, sur l'horizon de «désir» envers l'auteur. Pour Puech, l'auteur apparaît comme la somme des usages et projections que les acteurs de la vie littéraire opèrent sur l'origine du texte : rien d'autre qu'une construction discursive des divers médiateurs se référant à l'instance qu'il incarne. Il ne s'agit pas alors de la personne biographique, ni de l'entité juridique, ni du positionnement socio-discursif, mais d'un «fétiche institutionnel» collectivement élaboré par une pluralité d'acteurs[7]. Celui qu'on nomme «Balzac» est surtout pour nous, lecteurs actuels, un effet de multiples discours sur lui. L'auteur pseudonyme «Michel Houellebecq» existe pour le public par les médiations diverses de ses livres, mais aussi, massivement, de la presse, de la télévision et de l'internet. Romain Gary a poussé ce jeu jusqu'à ses limites avec l'invention d'Emile Ajar (Pseudo, 1974). Il y aurait une passionnante étude à faire sur le nom d'auteur et les formes de sa labellisation auctoriale par le nom d'artiste, le pseudonyme, les surnoms, etc. Que l'on songe seulement aux cas de Destouches/Céline, Donnadieu/Duras, Poirier/Gracq ou plus récemment à la polémique autour de Eddy Bellegueule/Edouard Louis.


De ce point de vue, l'auteur s'avère «l'œuvre de tous ceux qui le font apparaître en public» (Puech 1985: 279). D'où la possibilité même du genre biographique comme reconstruction d'une figure à partir des intérêts et catégories de la réception. La vogue du récit biographique ou biofiction dans les dernières décennies ainsi que la subversion de l'illusion rétrospective ont donné lieu à des ouvrages novateurs (P. Michon, Vies minuscules, 1984 et Vie de Joseph Roulin, 1998; J. Echenoz, Ravel, 2006;M.-L. Lafon, Joseph, 2014)[8]. Dans Une biographie autorisée (2010), Jean-Benoît Puech propose, sur le mode ludique, la biographie de l'auteur fictif Benjamin Jordane, rédigée par un critique tout aussi fictif, Yves Savigny, dont le nom s'impose en couverture… Trois instances auctoriales miroitent dans ce texte, Jordane, Savigny et bien sûr Puech. Certes, Jordane est une pure création imaginaire, mais la masse d'écrits se référant à lui finit par lui donner une existence littéraire seconde. Doublement, l'écrivain s'avère ici une fiction issue du geste critique lui-même.


Les auteurs écrivent des textes, les éditeurs en font des livres et à partir de ceux-ci, le discours critique (presse, université) configure des œuvres et rend visible un répertoire collectif de postures.


Spectacularité, médiatisation, auto-design


Le quatrième axe de réflexion de ce livre tient à un point de vue sociologique et anthropologique sur la spectacularitédans laquelle baignent les activités sociales. En effet, le propre des interactions humaines est d'avoir lieu, à de nombreux moments, sous le regard des autres (Carnevali 2012). L'action porte la marque de la conscience, parfois cruelle, du regard d'autrui porté sur elle. De Jean-Jacques Rousseau à Stendhal et de Jean-Paul Sartre à Axel Honneth, cette propriété de l'action humaine a été souvent commentée, pour en faire l'origine de sentiments (comme la honte) ou la raison de la duplicité qui règne souvent entre les paroles et les actes. Dans ce sillage, les travaux sur la médiatisation des écrivains, qui ont connu un important essor depuis les années 2000, abordent de plus en plus souvent la question de la présentation publique de soi, dans la perspective de la «célébrité» (Lilti 2014), de la «visibilité» (Voirol 2005; Heinich 2012), de la «manifestation de soi» (Dewitte 2010) ou de la «réputation» (Origgi 2015), qu'il s'agisse des portraits photographiques d'auteurs, de leurs conduites publiques, des techniques de présentation de soi ou de la ritualisation de genres comme l'entretien ou la conférence (Cornuz 2014). S'y ajoutent, dans le domaine de l'art contemporain, les réflexions de Boris Groys (2015) sur ce qu'il propose de nommer «l'autopoétique» ou «auto-design», à savoir la demande d'image à laquelle répondent les artistes en mettant en scène leur personne autant que leur œuvre[9]. Il est à peine besoin de préciser combien ce type de travaux voisinent avec les questions posées par les travaux que je mène sur les «postures» auctoriales. Le présent livre se voudrait une contribution à ce désormais vaste domaine de recherches.


Les différents travaux que je viens d'évoquer ont en commun, malgré leurs différences, d'ouvrir la voie à une description de l'auteur comme un agir public, qu'il s'agisse de son positionnement dans un champ de pratiques ou de la formation de son image. Ils ont pour postulat partagé de penser la littérature comme une activité menée au sein d'institutions de parole, sans opérer une coupure entre l'intériorité d'un créateur et le dispositif externe, sociologique, où se réalise le fait littéraire. Autrement dit, sans reconduire la vieille et tenace distinction entre texte et contexte, ou, du point de vue théorique, entre la poétique et l'histoire.



Jérôme Meizoz, 2016



[1] Alain Viala, Lettre à Rousseau sur l'intérêt littéraire, PUF, 2005, p. 50 : «Car une œuvre d'art, si belle qu'elle soit, n'existe comme telle que dans un échange»; Alain Vaillant, L'Histoire littéraire, Armand Colin, 2010, p. 253.

[2] Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, p. 13.

[3] Karen Vandemeulebroucke & Eileen Declercq, «De l'écrivain au traducteur imaginaire. Entretien avec José-Luis Diaz au sujet de sa théorie de l'auteur», Interférences littéraires, no. 9, 2012, pp. 237-253, ici p. 252.

[4] José-Luis Diaz, in R. Amossy & D. Maingueneau, «Autour des “scénographies auctoriales”», Argumentation et analyse du discours, no. 3, 2009, § 55.

[5] Jérôme Meizoz, article «Scénographie» du Lexique Socius, en ligne sur http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/168-scenographie

[6] Jérôme Meizoz, «Postures de Rousseau», Oxford, MFO, 30 janvier 2008; «Singularisation et posture», conférence croisée avec D. Maingueneau, au séminaire SERD animé par J.-L. Diaz, Université Paris 7-Diderot, 24 novembre 2012.

[7] Parmi les travaux pionniers à ce sujet voir Daniel Oster dans «L'écrivain comme représentation», Passages de Zénon, Seuil, 1983, pp. 117-132.

[8] Alexandre Gefen, La Fabrique littéraire de l'individu, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015.

[9] Boris Groys, En public. Poétique de l'auto-design, trad. fr., PUF, 2015. Voir les exemples de «production de la sincérité», p. 43.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 30 Août 2020 à 10h04.