Atelier

  • Existe-t-il des œuvres que l'on puisse dire achevées ? Loin de constituer l'exception (décès de l'auteur, abandon d'un brouillon ou mutilation accidentelle du manuscrit), il se pourrait bien que l'inachèvement soit l'une des lois paradoxales de la création littéraire, et l'un des traits constitutifs de la " littérarité " des œuvres. Au vrai, on a trois bonnes raisons de le penser.

Trois bonnes raisons de dénier aux œuvres leur achèvement

  • 1. Les éditions dites " critiques ", qui se vouent à répertorier les variantes, nous enseignent que le texte donné au public n'est jamais exactement un texte " définitif " mais le résultat d'une genèse en droit infinie que peut seulement interrompre le décès de l'auteur ou sa décision, somme toute arbitraire, de se consacrer à une autre œuvre — nous ne lisons jamais qu'un " état " du texte, une version de fait provisoire et instable. On ne songe pas seulement ici aux œuvres dont la longue genèse se confond avec la vie de l'auteur, et constitutivement inachevées, à l'instar des Essais de Montaigne ou de À la Recherche du temps perdu de Proust ; on peut faire régulièrement l'expérience de cette instabilité en confrontant les textes donnés par deux éditions différentes d'une même œuvre qu'on pourrait croire " achevée " : il n'est pas deux éditions de Racine qui donnent exactement le même texte d'Iphigénie — considèrera-t-on d'ailleurs que le " bon " texte est celui de la dernière édition revue par l'auteur (mais qui nous dit que celui-ci n'eût pas ultérieurement introduit de nouvelles variantes, s'il avait eu l'occasion de donner une autre édition ?), ou celui de la première, réputée plus proche du texte effectivement représenté lors la création de la pièce (et que la plupart du temps nous ignorons) ?

  • 2. Comment expliquera-t-on en outre qu'une œuvre puisse donner naissance à une autre si l'on postule leur achèvement respectif ? Que Racine ait pu donner une Iphigénie plus de vingt siècles après celle d'Euripide suppose que le dramaturge classique a considéré en quelque façon la tragédie de son modèle grec comme inachevée, passible en tous cas de " variantes " qui sont aussi des corrections apportées au traitement du sujet (voir les pages La notion de variante à l'âge classique. Rien n'oblige à distinguer sur ce point le régime des œuvres ouvertement hypertextuelles des cas d'intertextualité plus ponctuelle : qu'un texte puisse en convoquer un autre, sous forme de citation ou d'allusion, signifie aussi bien que l'œuvre citée ou mentionnée appelait sinon méritait un nouveau développement — et une manière de continuation.

  • 3. Que nous enseigne par ailleurs le destin d'une œuvre, dans la pluralité des interprétations auxquelles elle a pu donner lieu, sinon qu'elle reste en quelque façon " inachevée " ? Si le texte en était " complet ", pourquoi donc faudrait-il la commenter ? Tout interprète se voue à " ajouter " quelque chose au texte pour lui restituer une forme de complétude (voir les pages Le statut de l'auteur pour l'historien de la littérature) ; le critique prétend bien " continuer " l'œuvre " au nom de l'auteur " pour la parachever, avec l'ambition secrète que son interprétation demeure durablement attachée à l'œuvre (ainsi du texte de M. Serres sur Sarrazine qui forme la préface de la nouvelle de Balzac dans les éditions de poche…), qu'elle se confonde même avec la lettre du texte jusqu'à s'inscrire en elle (les notes des éditions critiques, où l'interprétation se manifeste aussi dans l'établissement du texte, le choix de telle " leçon " plutôt que telle autre…). Songeons à l'interprétation du Misanthrope par Rousseau, dans la Lettre à d'Alembert, qui fait d'Alceste une victime de la société, et qui demeure durablement attachée au texte de la pièce — au point qu'on ne rit plus guère aujourd'hui à une représentation de la pièce (elle n'est plus une comédie mais un drame, le personnage n'est plus ridicule mais pathétique, etc.).

  • De ce triple constat qui rend nécessaire de postuler l'inachèvement essentiel des œuvres littéraires, il semble que l'on n'ait pas encore tiré toutes les conséquences pratiques : on s'y essaiera ici avec l'aide de M. Butor qui, dans des pages fameuses sur " la critique et l'invention " (Répertoires III, 1968 ; lire ici l'extrait : Le futur de l'œuvre comme son achèvement), s'est attaché à redéfinir en regard de ce seul postulat la notion d'œuvre elle-même, mais aussi le statut de la " littérature secondaire " (les commentaires et interprétations ou métatextualité) comme celui de la " littérature au second degré " (les cas d'hypertextualité ou réécriture et les phénomènes d'intertextualité). On se demandera cependant ce que ses propositions doivent à l'observation des seules œuvres " modernes " : la conscience de cet inachèvement essentiel est-elle un trait définitoire de la " modernité " littéraire, présupposant une rupture entre deux " âges " de la littérature, ou est-on fondé à considérer le phénomène comme constitutif de la littérarité elle-même ?


Une commune insuffisance

  • Les propositions de M. Butor doivent évidemment une bonne part de leur force au fait qu'il peut parler d'une seule voix de sa double expérience : romancier, il sait " qu'il faut n'avoir jamais écrit soi-même pour croire qu'il peut exister un achèvement absolu " ; essayiste à ses heures (mais ne sont-ce pas les mêmes ?), il ne peut " faire de la critique " que s'il " considère que le texte dont on parle n'est pas suffisant à lui seul. " L'expérience est donc celle d'une commune insuffisance :

  • Insatisfaction permanente de l'écrivain face à l'œuvre réalisée, toujours susceptible d'être amendée, fût-ce en faveur d'une œuvre nouvelle qui requiert de lui qu'il se détache du travail passé en le livrant au public. Il n'y a en ce sens d'achèvement que provisoire ou accidentel, et la décision de publication pourrait bien constituer un geste arbitraire, par lequel l'auteur s'interdit les repentirs, en même temps qu'une preuve de confiance à l'égard du public auquel l'achèvement se trouve ainsi délégué. On n'est guère en peine ici de multiplier les exemples : du Cimetière marin de Valéry qui ne vit le jour (1920) que par l'intervention de Jacques Rivière directeur de la NrF, qui en arracha le manuscrit au poète — lequel ne parvenait pas à voir son œuvre comme achevée, à Proust qui remania jusqu'à la fin de sa vie l'architecture de Sodome et Gomorrhe sans parvenir à fixer définitivement la place d'Albertine disparue, ou encore à L'Arrêt de mort de M. Blanchot dont l'auteur donna deux versions successives (1948 & 1972) sans d'ailleurs signaler au public les variantes et amendements introduits (voir P. Madaule, Une tâche sérieuse ?, 1973). Le Chef d'œuvre inconnu de Balzac est sans doute la plus belle allégorie de la tâche proprement " infinie " qui est celle de l'artiste : quand donc un peintre ou un poète peuvent-ils dire leur œuvre, fût-ce une nature morte pour le premier ou une forme fixe comme le sonnet pour le second, parfaitement achevée ?

  • Insatisfaction du critique, qui est d'abord un lecteur, face à une œuvre qui ne se comprend " bien " que si on lui ajoute quelques pages — explications contextuelles, notes ou rapprochements intertextuels. Point n'est besoin ici de supposer, comme le veut M. Butor, que le geste n'intéresse que les œuvres éloignées dans le temps, pour pallier seulement la perte des contextes ; certes, le passage du temps rend les œuvres " lacunaires " : on ne saurait lire Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné sans lever les allusions aux guerres de religion (il faut suppléer pour le lecteur moderne l'oubli du contexte, en " ajoutant " donc au texte des pages sans lesquelles il serait aujourd'hui " lacunaire "), ni Les Pensées de Pascal, et moins encore Les Provinciales, sans convoquer d'autres textes relatifs au jansénisme. Mais c'est tout aussi vrai des œuvres pour nous immédiatement contemporaines : si je prends la plume pour écrire sur le " dernier Quignard " (ou le " dernier Butor "…), ce n'est pas seulement pour donner mon opinion, mais aussi parce que j'espère " éclairant " ce que je vais en dire — cette seule formule suffit à révéler que l'exercice critique présuppose une part " d'obscurité " dans le texte qu'on commente, c'est-à-dire une forme d'incomplétude. On n'y songe peut-être pas assez : il n'est finalement de légitimité pour le discours critique que de postuler confusément cet inachèvement de l'œuvre — tout le monde peut lire comme moi le " dernier Quignard ", mais pourtant on le lira mieux si on me lit aussi — en faisant silence sur la prétention qui l'habite (le critique se voue à " faire mieux " ce que l'artiste a fait…). D'un paradoxe l'autre: si le commentaire se voue à justifier l'œuvre telle qu'elle est (parfaite et essentielle), il postule en même temps une forme d'insuffisance ou d'incomplétude du texte.

  • L'expérience est donc aussi, on le conçoit aisément, celle d'une solidarité entre le geste toujours inachevé de l'artiste et la tâche du critique littéraire. L'hypothèse relève toutefois de la pétition de principe chez Michel Butor : quel auteur accepterait de souscrire sans réserve à l'idée selon laquelle il ne donne son texte au public que pour voir celui-ci le " continuer " ? Quel créateur peut voir sans sourciller son œuvre se couvrir de " toute une végétation de notes, gloses, commentaires, introductions, études et compléments " ? J. Gracq, dans En lisant, en écrivant, a des pages d'une ironie assez acerbe sur cette inflation du discours critique. On imputerait donc volontiers le simple énoncé de cette solidarité à M. Butor critique plutôt qu'au romancier : ne cherchons pas ailleurs la raison qui lui fait écrire que si les œuvres ont besoin " d'explications ", c'est seulement " au bout de quelques années " !

  • Prendre au sérieux cette solidarité, c'est cependant considérer que l'œuvre n'est jamais qu'un fragment d'un plus vaste ensemble qui enveloppe son texte et tout ce que ce texte a pu susciter de commentaires, gloses, ou simples impressions de lecture. C'est là le geste le plus radical du théoricien, qui déplace ainsi les limites de l'œuvre — laquelle ne s'identifie donc plus à la lettre du texte dans sa clôture matérielle (l'espace compris entre la première phrase et le point final) : l'œuvre n'est plus dans l'œuvre, mais dans tout ce qui " vient " d'elle ; tout texte n'est jamais qu'un " fragment d'une œuvre plus claire, plus riche, plus intéressante, formée de lui-même et de ce qu'on en aura dit. "

  • Ce " On " enveloppe les critiques et les simples lecteurs qui d'aventure ont laissé un témoignage de leur lecture (un métatexte donc), mais il n'y a pas de raison de principe de mettre à l'écart de l'ensemble les authentiques productions hypertextuelles ou les textes en relation simplement intertextuelles : disons donc nettement que, de ce point de vue, l'Iphigénie de Racine forme avec celle d'Euripide (mais aussi les Iphigénie de Rotrou ou Goethe…) et avec l'ensemble des textes qui en traitent ou simplement s'y réfèrent (et donc aussi les mises en scène de toutes les Iphigénie dont un lecteur peut garder la mémoire), une seule et même œuvre ; disons aussi que l'Œdipe de Sophocle, sa réécriture par Corneille (avec celle de la pièce de ce dernier par Voltaire), l'interprétation par Freud du " mythe d'Œdipe ", la lecture psychanalytique de la tragédie grecque par D. Anzieu, la critique de cette interprétation par J.-P. Vernant, les notes de Voltaire sur la tragédie de Corneille, etc., forment pour nous une seule et même œuvre.

  • Pour radicale qu'elle soit, cette redéfinition de l'œuvre qui l'émancipe de la clôture du texte imprimé ne fait jamais que formuler l'une des exigences qui s'attache à l'étude des textes littéraires, et un principe de circulation qui n'est rien d'autre que la culture elle-même. " Lire un auteur ancien, ce n'est jamais lire que lui " Le texte ancien se trouve en prise sur un vaste réseau textuel, qui découpe une bibliothèque dans la bibliothèque mondiale — " bibliothèque intérieure ", selon la belle formule de M. Butor, qui rassemble tout à la fois les textes dont il vient, que l'auteur en ait eu ou non connaissance, et ceux qui viennent de lui, commentaires et postérité proprement littéraires. La simple lecture d'un texte, et a fortiori une interprétation qui se veut un tant soi peut rigoureuse, suffit à déplacer des rayonnages entiers, à opèrer des regroupements mais aussi de singuliers reclassements (Œdipe après Freud, est-ce encore du théâtre ou de l'anthropologie ?), au risque de la chronologie (peut-on lire Maupassant comme si Proust n'avait pas existé ?) (voir les pages influence rétrospective et plagiat par anticipation). Bibliothèque construite en rayons autour du centre qu'occupe le texte à interpréter, et où rien ne se perd définitivement, même si toute intervention herméneutique vient bousculer les rayonnages " refermant des placards entiers sans jamais les supprimer " : lire Sophocle avec Freud comme le fait D. Anzieu, ou Corneille avec Hegel comme le veut Doubrovsky, c'est sans doute refermer un peu vite la Poétique d'Aristote, mais le texte aristotélicien n'est pas perdu pour tout le monde…, pas même la section sur la comédie qui ne nous a pas été conservée, et dont U. Ecco a fait l'usage que l'on sait dans Au nom de la rose, fiction métalittéraire qui spécule sur ce texte perdu au cœur de la bibliothèque…

  • Mais pourquoi donc la chose ne serait-elle vraie que des textes du passé et des " auteurs anciens ", comme le veut toujours M. Butor ? Il faut ici encore faire un pas de plus, auquel le romancier rechigne à l'évidence pour se résigner mal à priver de tout privilège et donc de leur " autorité " ses propres créations. Lire un texte contemporain, c'est de la même façon le mettre en relation avec une partie de la " bibliothèque " : la somme des textes dont on se souvient en le lisant, ceux qui relèvent du même genre (et en dépit de l'affaiblissement apparent des contraintes génériques dans la littérature contemporaine), les autres œuvres du même auteur qu'on a pu lire, les livres dont il s'inspire pour autant que l'on puisse repérer des influences (combien de jeunes romanciers nous donnent à l'occasion une page de C. Simon ou de N. Sarraute ?), l'article que vient de lui consacrer La Quinzaine littéraire qui peut-être nous l'a fait acheter…

  • La redéfinition de l'œuvre comme œuvre ouverte à d'autres textes s'accompagne logiquement d'une promotion du statut du lecteur : on ne distinguera plus les simples lecteurs de tel livre singulier de tous " ceux qui vont eux-mêmes en écrire d'autres plus ou moins clairement reliés à lui " — littérature à venir, au premier degré (écrivains authentiques s'adonnant à l'intertextualité) ou au second (interprètes producteurs du métatextexte). Interpréter un texte, produire à partir de lui un autre texte littéraire, ou simplement le lire, c'est donc participer au même processus, en s'obligeant à penser l'œuvre " non plus comme un cercle fermé auquel on peut rien ajouter " mais comme une " spirale qui nous invite à la poursuivre ".

  • Le métatexte s'enroule sur le texte, les hypertextes avec lui et toute une bibliothèque : il n'est sans doute pas de meilleur nom pour désigner le mouvement de la spirale, et les solidarités qui se nouent entre textes de dates et de niveaux ou " degrés " différents au sein de la " bibliothèque intérieure " que celui d'intertextualité.

Faut-il identifier l'œuvre ouverte à la " modernité " ?

  • Cette " ouverture " est-elle propre à toute œuvre littéraire (la proposition de M. Butor coïncidant avec une définition possible de la " littérarité " comme mode d'existence intertextuelle) — on a voulu le croire dans les développements précédents —, ou faut-il voir dans la proposition de M. Butor une simple description des traits qu'il convient de reconnaître aux seules œuvres " modernes " ? Il fait peu de doute que le théoricien cherche ici à entériner une rupture proprement historique entre deux conceptions de l'œuvre littéraire. En témoigne notamment cette occurrence de l'adverbe " bientôt " : " Puisque l'ouvrage doit être indéfiniment continué par des lecteurs, (…), il va bientôt se présenter de lui-même comme inachevé, (…) ce qui se manifeste de la façon la plus simple dans le fragment, c'est-à-dire l'œuvre qui se donne déjà comme une citation ou un ensemble de citations, prélevé sur un autre texte que nous ignorons, ce que nous trouvons déjà chez les écrivains romantiques " ; mais aussi la promotion du " fragment dans sa maturité " comme forme moderne, par opposition explicite aux formes brèves de l'âge classique : maximes, aphorismes, recueils de réflexions ou de remarques, à la façon d'un La Rochefoucauld ou d'un La Bruyère — ( " Rien de plus difficile en général à accorder à l'esprit de fragmentation dans sa profondeur que ce qui en semble immédiatement l'expression : aphorismes, maximes, formules lapidaires " ).

  • À lire entre les lignes — il est de bonne méthode d' " achever " de la sorte la pensée de M. Butor — on croit comprendre que l'œuvre " moderne " ne fait que radicaliser un trait constitutif de toute œuvre littéraire : tout se passe comme si, depuis le Romantisme allemand qui théorisa le fragment (voir Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Le Seuil, 1978, et les thèses de Maurice Blanchot dont M. Butor se souvient peut-être), les écrivains de la " modernité " écrivaient désormais dans la conscience de cet inachèvement essentiel des œuvres littéraires — mais on peut supposer que cette conscience s'est forgée à la lecture des œuvres du passé qui manifestent cet inachèvement, œuvres " ouvertes " avant la lettre car proprement infinies ou restées inachevées pour des raisons qui ne sont jamais accidentelles. Les Essais de Montaigne (auquel le même M. Butor a consacré un brillant Essai sur les Essais) et les Pensées de Pascal sont à l'évidence les modèles implicites de M. Butor dans son effort de définition de l'œuvre ouverte " moderne ". Montaigne, parce qu'il fait œuvre d'une pratique de commentaire en droit infinie, en mettant son jugement " à l'essai " de citations et jugements issus de la littérature du passé (voir A. Tournon, Montaigne, la glose et l'essai, PU Lyon, 1983) ; Pascal, parce que son " œuvre " maîtresse n'a dû de voir le jour qu'à une opération éditoriale de ses amis de Port-Royal qui " élaborèrent " le statut " fragmentaire " de l'œuvre (voir les pages Pascal ou la dernière main). À ces deux noms, on pourrait ajouter celui de l'auteur des Caractères : La Bruyère n'est-il pas le premier, peut-être parce qu'il vient après le succès de la première édition " fragmentaire " de Pascal (1670), à avoir délibérément élaboré un texte sous forme de " fragment " en inscrivant le terme en marge de l'une de ses remarques elliptique et volontairement lacunaire (chap. " Des Jugements ", remarque 28 ; voir M. Escola, Brèves questions d'herméneutique, Champion, 2001, chap. X : " Ce que peut un fragment ") ?

  • Quoi qu'il en soit des hésitations de M. Butor sur ce point — hésitations très caractéristiques des théoriciens de la " modernité ", à l'instar de Blanchot surtout, qui tendent à faire du romantisme allemand (suivi en France par Mallarmé) une origine absolue — il n'en demeure pas moins que sa réflexion vise à isoler les traits formels qui conditionnent cette " ouverture " de l'œuvre (une poétique du fragment susceptible d'informer en retour la continuation de l'œuvre par ses lecteurs), le paradoxe étant que " l'inachèvement " doit être le résultat d'un calcul de la part de l'auteur : " Pour qu'une œuvre soit vraiment inachevée en ce sens, pour qu'elle nous invite à la continuer, il faut qu'à certains égards elle soit particulièrement soignée, bien plus que si elle devait se présenter comme un objet bien déterminé. "

  • L'inachèvement ne se confond pas avec un art de l'esquisse ou de la suggestion, ou une pratique délibérée de l'ellipse ou de la lacune (tous procédés que M. Butor dirait sans doute " classiques "…) : il s'agit de donner l'œuvre sous une forme interrompue, de l'offrir comme un fragment prélevé sur un ensemble plus vaste dont il garderait la structuration à l'état de " traces " — stimuli suffisants pour un lecteur incité à reconstituer la partie manquante selon un trajet métonymique (la partie valant ici pour le tout). L'exigence est donc celle d'une " certaine longueur " (imprécision volontaire : combien faut-il de vers pour faire aujourd'hui un poème, et combien de mots pour faire un vers si on ne l'identifie plus à un mètre ?) : " il faut en effet que la forme intérieure ait eu la place de se développer pour que l'on ait le sentiment de sa fracture. " Mais aussi de cohérence interne : " Si nous avons seulement une esquisse un peu vague, elle ne comportera pas de lignes suffisamment fortes pour nous inciter à les prolonger ; par contre, la composition très puissante une fois brisée va me contraindre à la rétablir. Si une image me présente un cercle ébréché, mon œil le répare automatiquement. " On trouverait sans doute dans les Illuminations de Rimbaud le meilleur exemple (mais aussi l'un des tout premiers pour la littérature française) de textes ainsi conçus comme des " fragments " faisant signe vers une totalité absente — et dans la longue série des exégèses du recueil un bel échantillon de ces " continuations " auxquelles l'inachèvement constitutif des poèmes en prose voue tous leurs interprètes (voir T. Todorov, La Notion de littérature, Le Seuil, 1987, chap. 9) ; dans Si par une nuit d'hiver un voyageur de Calvino, ou dans Marelle de Cortazar, des œuvres qui spéculent ouvertement sur la dynamique de continuation romanesque " à l'œuvre " dans toute lecture de fictions narratives ; et dans les Cent mille milliards de poème de Queneau, un unique poème mobile dont nul lecteur n'achèvera jamais de lire toutes les versions.


  • On évitera donc d'hypostasier la définition de l'œuvre " moderne ", comme M. Butor semble le faire ici à l'exemple de M. Blanchot avec la notion de " désœuvrement ", pour reconnaître dans cet inachèvement constitutif des œuvres un trait constitutif de la littérarité ; on peut en revanche s'adonner à une enquête proprement historique sur les conditions d'émergence dans la conscience des écrivains de ce principe d'inachèvement. Nul doute alors que les œuvres de Montaigne, Pascal, La Bruyère, mais aussi dans une moindre mesure Les Lettres portugaises (voir les pages L'auteur comme fiction : Guilleragues) ou Jacques le Fataliste — et l'on pourrait sans peine multiplier les exemples — aient joué un rôle décisif dans l'idée que la " modernité " se fait de la notion " d'œuvre ".

  • D'un point de vue théorique mais aussi méthodologique, l'hypothèse d'un inachèvement constitutif des œuvres littéraires ne présente que des avantages : elle permet d'unifier le triple procès auquel un même texte se trouve soumis : le procès poétique (la genèse de l'œuvre), le procès rhétorique (la dynamique de sa simple lecture) et le procès herméneutique (la série des interprétations auxquelles le texte a pu historiquement donner lieu). On se trouve ainsi conduit à envisager dans les mêmes termes de continuation ou " d'invention " de variantes la production du texte, sa réception par le lecteur et son devenir historique, en posant en outre une solidarité de principe entre les trois formes majeures de transtextualité (métatextualité, intertextualité, hypertextualité).

  • Reste à méditer durablement sur le prix à payer pour assurer aux études littéraires une telle cohérence ; on le perçoit assez dans les hésitations de M. Butor signalées : postuler l'inachèvement des œuvres pour pouvoir penser la dynamique de leur continuation, c'est s'obliger à faire un double deuil : celui de l'autorité de l'auteur, mais aussi de l'autorité du texte (dont l'idée de " clôture " du texte ou de sens " immanent " est pour nous l'ultime avatar). De ces deux deuils, il se pourrait que le second soit finalement le plus douloureux.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 27 Novembre 2018 à 9h44.