Atelier




La banlieue du roman: l'espace du personnage secondaire, par Tiphaine Samoyault.

Dossier Banlieues de la théorie (textes initialement parus dans l'Agenda de la pensée contemporaine, 10, printemps 2008).




La banlieue du roman:
l'espace du personnage secondaire


Les univers incomplets ont toujours eu ma préférence. Soit que les achever se présente comme une tâche, soit que leurs lacunes réservent une place pour moi. Il peut sembler paradoxal, dès lors, d'élire la fiction comme sa référence et de se spécialiser dans les romans qui apparaissent soit comme des mondes sans envers, soit comme des mondes finis que le manque ne vient pas entamer. Condition d'achèvement d'univers ou conjecture non-scientifique sur sa complétude probable, le roman offre à chaque lecteur la promesse de sa limite, de sa frontière au-delà de laquelle les êtres ne sont plus rien et du cadre dans lequel ils sont pleinement quelque chose. Je vois là la raison la plus profonde de l'attachement que l'on peut porter au roman: moins l'identification aux personnages, moins la révélation d'une destinée qu'une pensée du monde réduite aux bornes de ce monde qu'on peut repousser à son gré: jette ou referme ce livre.

Pourtant, le roman aménage aussi, dans son cadre même, ses propres frontières et peut ouvrir sur quelques espaces rares qui sont de l'exclusion ou qui sont, comme l'est la banlieue, un espace d'inclusion paradoxale: ses figures contribuent à achever un monde clos mais elles l'ouvrent aussi sur une donnée irrécupérable. Hors du territoire du ban, la banlieue est pourtant encore soumise à sa juridiction (droits et devoirs) comme tout le périmètre situé à moins d'une lieue de lui. Elle est donc à la fois le dedans et le dehors, ce qui est exactement, outre la place politiquement intenable qu'on donne à ceux qui vivent quelque peu loin du centre, la position que l'on assigne aux personnages secondaires dans les roman et celle que l'on demande à la pensée. En réalité, la langue aujourd'hui le dit aussi bien que les faits, le dedans prime toujours le dehors et l'on entend dans la banlieue le bannissement plus que le ban, ce qui est encore une position possible pour la pensée, mais qui ne laisse pas de diminuer son poids.

M'arrêter sur l'espace du personnage secondaire dans le cadre de mon activité d'enseignante et de chercheuse à l'Université Saint-Denis a alors eu deux fonctions: j'examinai la manière dont les mondes finis s'effritaient presque malgré eux en ouvrant des espaces inutiles et surtout lacunaires, tout en réfléchissant aux conditions par lesquelles on pouvait vivre le dehors comme un dedans: inverser d'un coup les places qui déterminent le partage entre le centre et sa périphérie et, pour cela, s'intéresser moins aux procédures de la mise à l'écart ou de la mise au ban qu'aux univers instables ou incomplets où le bannissement est l'état de fait.

Le personnage secondaire est celui qui reste à la porte. Mais que signifie rester à la porte d'un monde fermé? Il est évidemment beaucoup plus compliqué de se tenir à la marge que d'être loin ou de n'être pas là. Le sentiment d'être exclu fait naître le désir ou le ressentiment. Il faut pourtant tenter de se représenter cette place en la sortant de ses déterminations négatives de non-lieu ou d'espace de dehors. Ce que fait Homi Bhabha dans son entreprise de révision théorique lorsqu'il invite désormais à voir les lieux de la culture dans les marges, les espaces interstitiels, de l'entre-deux, ce qu'il appelle la «liminalité».[1] Le trajet doit conduire à un au-delà, pensé comme un espace-temps où se produisent des figures complexes de différence et d'identité, d'inclusion et d'exclusion. «Le droit de signifier depuis la périphérie des pouvoirs et des privilèges établis ne tient pas à la persistance de la tradition; il reprend vigueur par la puissance de la tradition pour se réinscrire dans les conditions contingentes et contradictoires qui sont le lot de ceux qui se situent “dans la minorité”.»[2] Qu'il faille aller chercher là non seulement la vérité de notre présent en tant qu'il est orienté vers un futur mais aussi le cadre de la formation des concepts et de la production de la culture n'empêche pas que la «banlieue» ou la «périphérie» restent considérés comme des lieux d'exclusion. C'est bien parce qu'ils maintiennent au-dehors qu'ils se donnent comme espaces de tensions et de contradictions.

Une remarque du Journal de Kafka permet de revenir à la fiction et à la façon dont elle peut contribuer à imaginer cet espace.

Cette manière que j'ai de me mettre à la poursuite des personnages secondaires dont je lis la vie dans les romans, les pièces de théâtre, etc. Ce sentiment que j'en tire d'appartenir au même monde qu'eux! Dans Die Jungfern vom Bischofsberg (est-ce bien le titre?), on voit deux couturières qui cousent le linge de celle qui est la fiancée dans la pièce. Quelle est la vie de ces deux filles? Où habitent-elles? Qu'ont-elles fait pour n'être pas autorisées à entrer dans la pièce avec les autres, pour n'être expressément autorisées qu'à rester dehors, et, se noyant devant l'arche de Noé sous les averses, à presser une dernière fois leur visage contre un hublot, afin que le spectateur du parterre aperçoive là un instant quelque chose d'obscur?[3]

L'invitation à imaginer suscitée par le personnage secondaire, en l'occurrence par ces trois lingères et par l'identification créée avec elles, produit en effet l'avènement d'une vision: celle, très étrange, de deux êtres trempés, subissant sans mot dire le déluge, collant leur visage au hublot, mais à l'extérieur du bateau, dans un renversement fascinant de deux motifs, celui de l'arche comme espace d'inclusion et celui de la figure au hublot qui regarde en général vers l'extérieur. Promues au rang de figures mythiques, les couturières sont aussitôt destituées, condamnées à rester au dehors. Leur unique participation à ce qui se joue les cantonne à l'extérieur mais la présence ponctuelle de leur visage au hublot, qui cherche à voir, fait en sorte «que le spectateur du parterre aperçoive là un instant quelque chose d'obscur». Il faut, pour qu'elles voient, que les autres cessent de voir. L'espace du personnage secondaire est ainsi devant l'arche, et son être provisoire bouche la vision. Mais quel est cet espace devant l'arche, hors d'elle, que délimite ainsi le personnage secondaire? Comment caractériser ce dehors?

L'hypothèse centrale que l'univers de Kafka permet de proposer est que l'espace du personnage secondaire est d'abord, et classiquement, celui du ban. Lieu d'exil, espace d'interdiction, l'existence de cet espace se révèle nécessaire parce qu'elle permet à l'espace de la fiction, au monde des autres personnages, généralement gardé par des figures de portiers et de sous-portiers, de se déployer pleinement. De même que les communautés sociales et politiques ont souvent besoin, pour se définir et pour se souder, de créer des exclusions, d'imposer des exils par proclamation, de décréter publiquement que certains sont déchus de leurs droits, bannis de la cité, de même les mondes de fiction préconisent, pour leur consolidation, des mises à l'écart. En abandonnant des personnages derrière la porte, les autres protègent et aménagent leur espace.

Il est aisé à partir de là d'envisager que certaines fictions, quoique peuplées de figures de second plan, n'aient pas de personnages secondaires. Tous les êtres sont pleinement intégrés à l'univers fictionnel et contribuent à sa définition. Le monde d'À la recherche du temps perdu, par exemple, fourmillant de présences à l'importance variable, susceptibles de passer et de repasser dans la fiction, n'exclut pas véritablement de figures. Son monde est ouvert à quantité de comparses, c'est même cette mondanité accueillante qui le caractérise. Sauf dans une scène notable d'À l'ombre des jeunes filles en fleurs où le restaurant de Balbec, comparé à un aquarium, se trouve attirer les regards de ceux qui n'y ont pas accès.[4] Les visages derrière la vitre, qui rappellent vivement ceux des couturières devant le hublot de l'arche, créent un trouble comparable parce qu'ils évoquent une part absente de la société d'À la recherche du temps perdu, les prolétaires et les petits, littéralement mis au ban de ce monde. Dans Ulysse de Joyce, dans La Vie mode d'emploi de Perec, dans les romans simultanéistes de Dos Passos ou de Jules Romains, dans ces mondes fourmillants aux personnels nombreux, tous les êtres, quelle que soit leur présence effective, ont accès à l'univers représenté: les portes sont ouvertes, même si elles ne le sont parfois qu'à moitié. Soit qu'il n'y ait pas véritablement de protagoniste, comme c'est le cas dans Manhattan Transfer, par exemple, ou dans Le Sursis de Sartre, soit que l'existence de personnages principaux n'implique aucune forme de rejet: il faut pour cela que le monde soit suffisamment solide, sûr de lui-même et de ses bases, pour ne pas être menacé à ses frontières et n'avoir pas besoin de se barricader. Des univers plus fragiles, moins apparemment complets, font fonctionner un système de circulation moins fluide, moins ouvert, des personnages. Là, le personnage secondaire n'est plus un membre parmi d'autres de la communauté, susceptible, potentiellement, de devenir un protagoniste. Son statut infériorisé ou marginalisé lui interdit l'accès à un monde qui pourrait être nommé comme étant la fiction elle-même.

C'est Le Château de Kafka qui illustre sans doute le mieux la délimitation de cet espace du ban. Déjà présente dans Le Procès dans la parabole du Gardien de la Loi, l'expérience de la déchéance et du bannissement est au centre du dernier récit écrit par Kafka. On y lit l'aboutissement d'un processus de définition de l'espace du personnage secondaire où ce qui est refusé jusqu'à la fin du livre, c'est l'entrée dans l'univers fictionnel. Non contradictoire avec une lecture politique du Château, cette vision du récit comme dessin poétique d'une interdiction de la fiction en fait un texte sans personnage principal. K. se voit jusqu'au bout interdit de fiction, empêché de participer au conte dont le «château» est le symbole. L'enjeu du passage de frontières et de la transgression d'interdits qui constitue le sujet de tant de fictions disparaît peu à peu. Le personnage reste banni. Le dehors, le désordre, ont pris toute la place. Condamné à errer entre le village où il ne peut s'installer et le château dans lequel il ne peut entrer, K. en est réduit à mener un vain combat au cours duquel il ne rencontre que du vide. «Vous n'êtes pas du Château, lui dit l'hôtesse, vous n'êtes pas du village, vous n'êtes rien.[5]» Un «néant», un «nichts», une sorte de non-être, voilà à quoi pourrait se ramener l'éternel personnage secondaire, s'il n'était pas pourtant «quelque chose», de vague, d'incertain, d'insituable, mais quelque chose quand même:

Hélas, vous êtes tout de même quelque chose, un de ces gens qui sont tout le temps sur les chemins, qui vous amènent constamment des histoires, qui obligent à déloger les bonnes, un de ces gens dont on ignore les intentions, quelqu'un qui a dérangé notre chère petite Frieda et auquel on est bien forcé malheureusement de la donner maintenant pour femme. Au fond je ne vous fais pas reproche de tout cela, vous êtes ce que vous êtes, j'en ai trop vu dans ma vie pour ne pas pouvoir en voir une de plus.[6]

L'insignifiance de l'arpenteur lui ôte jusqu'à sa plus petite singularité. C'est ce qui le rend indigne, de toute fonction et de toute introduction. Son bannissement essentiel entraîne aussi une exclusion existentielle: interdit au château, il est également proscrit au village où, semble-t-il, même le statut de personnage secondaire – celui de l'hôtesse, de l'instituteur, des aides, etc. – lui est refusé. Caractère tronqué, dévalué et à jamais rejeté, il empêche, par sa présence même, l'ouverture de l'histoire et le déploiement d'une fiction qui n'est plus un ailleurs, mais un dedans inaccessible. Même ce que l'on peut définir comme l'espace du personnage secondaire, ici le village et ses habitants, lui est partiellement interdit puisqu'il y erre sans pouvoir s'y fixer. Cet espace du dehors aménagé comme lieu du bannissement a lui aussi besoin de répéter l'histoire et de créer des exclus.

Élizabeth Costello de J.M. Coetzee, dans le dernier chapitre justement intitulé «À la porte», rejoue cette scène d'interdiction sans recours possible. L'écrivain-personnage s'y retrouve à l'entrée d'un lieu assez indéterminé, qui ressemble au château ou bien à l'enfer ou bien au paradis. «Elle est devant la porte, elle sollicite qu'on la laisse entrer.»[7] Elle doit cependant passer devant un tribunal censé juger de sa dignité ou de son indignité. Et plus elle fournit de déclarations destinées à lui ouvrir l'accès, plus ses chances s'amenuisent et plus sa vocation à rester toujours au dehors apparaît.

Pourtant, alors qu'elle se terre dans le dortoir, qui pourrait dire qu'elle n'a pas de rôle à jouer. Pourquoi irait-elle penser qu'elle seule a le pouvoir de se tenir à l'écart de la pièce qui se joue? L'opiniâtreté, le cran véritables, ne serait-ce pas de tenir sa place jusqu'au bout dans le spectacle quel qu'il soit?[8]

Il s'avère que l'exclusion relève d'un problème de croyance. La profession qu'Élizabeth Costello fait à ses juges de ne pas avoir de croyance stable lui interdit l'entrée. Ne pas croire, rester ouverte à toutes les possibilités que les voix lui offrent est ce à quoi l'a conduite son métier d'écrivain. Et c'est cette labilité, cette instabilité profondes qui l'écartent finalement du spectacle. Mais là comme dans Le Château, le maintien au dehors, juste à côté, des personnages bannis, fait une ombre à l'intérieur parce que, dans les deux cas sans doute, c'est la projection de l'écrivain lui-même qui crée de l'obscur. «Il a caché son propre nom, un beau nom, William, dans les pièces, ici un figurant, là un rustaud, à la manière dont un peintre de l'ancienne Italie place son visage dans un coin sombre de sa toile[9]», dit Stephen dans Ulysse à propos de Shakespeare. Ou comment l'auteur, caché dans ses fictions, réapparaît parfois sous l'habit du personnage secondaire et voué à le rester, dans son refus d'être assigné à une place stable ou centralisée. Cette réflexion de l'espace du dehors sur l'espace du dedans inverse finalement les formes d'inclusion et d'exclusion, le positif et le négatif. Par son incomplétude même, qui l'ouvre sur l'avenir et sur de nouveaux processus de définition des sujets, le lieu du ban se présente comme un cadre excellent pour la pensée: celui d'où vient la question.



Tiphaine Samoyault


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[1] Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie post-coloniale, trad. de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Bouillot, Payot, 2007 [The Location of Culture, 1994]. «C'est dans l'émergence des interstices – dans le chevauchement et le déplacement des domaines de différence – que se négocient les expériences intersubjectives et collectives d'appartenance à la nation, d'intérêt commun ou de valeur culturelle. Comment des sujets sont-ils formés dans “l'interstice” ou dans l'excès de la somme des “parties” de différence (en général conçues comme race/classe.genre, etc.)? Comment les stratégies de représentation ou de prise de pouvoir en viennent-elles à se formuler dans les revendications concurrentes de communautés au sein desquelles, en dépit d'histoires partagées de privation e de discrimination, les échanges de valeurs, de significations et de priorités ne s'opèrent pas toujours dans la collaboration et le dialogue, mais peuvent être profondément antagonistes, conflictuels, et même incommensurables?» (p.30. Je souligne)

[2] Ibid., p.31.

[3] Franz Kafka, Journaux, «16 décembre 1910», traduits de l'allemand par Marthe Robert, Claude David et Jean-Pierre Danès, dans Œuvres complètes III, Claude David éd., Paris, Gallimard, «Pléiade», 1984, p.12.

[4] Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, dans À la recherche du temps perdu, II, Jean-Yves Tadié éd., Paris, Gallimard, Pléiade, 1989.

[5] Franz Kafka, Le Château, traduit de l'allemand par Alexandre Vialatte, dans Œuvres complètes I, Claude David éd., Paris, Gallimard, «Pléiade», 1976, p.543.

[6] Ibidem.

[7] J.M. Coetzee, Élizabeth Costello, huit leçons, traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis, Paris, Seuil, 2004 [1999, 2003], p.262.

[8] Ibid., p.279.

[9] James Joyce, Ulysse, nouvelle traduction sous la direction de Jacques Aubert, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 2004, p.264.



Tiphaine Samoyault

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Septembre 2013 à 17h32.