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L'espace descriptif chez Homère
Par Nicolas Bertrand


Ce texte — également disponible au format pdf — est tiré de notes pour une intervention lors de la deuxième séance (28 octobre 2011) du séminaire Anachronies ("Anachronies - textes anciens et théories modernes").


Dossiers Espace descriptif, Description, Anachronies.






L'espace descriptif
chez Homère



Introduction


Je vais aborder le problème du statut de la description chez Homère: d'après Lessing, comme Vincent Giraudet l'a rappelé, il y a chez Homère un évitement du descriptif, qui passe par une prédominance quantitative du narratif et va jusqu'à ce qu'on pourrait appeler la narrativisation des descriptions. Cela voudrait dire que le seul espace du descriptif est un espace diffus dans le texte, dilué dans le narratif pour ainsi dire, et réduit aux seules «épithètes» significatives. Ainsi, la marche du récit ne serait jamais interrompue par des descriptions; tout au plus la description produirait-elle une analepse sur l'histoire ou la fabrication d'un objet, c'est-à-dire un récit secondaire (dans la hiérarchie du texte).


Ce qui est remarquable c'est que le même type de conclusion a été atteint par un autre auteur, Bakker, qui part de présupposés totalement différents (une analyse linguistique de la langue homérique comme discours oral, comme on va le voir). Son analyse du discours homérique, fondé sur la visualisation, finit par lui faire dire que le narratif lui-même est descriptif chez Homère, si bien qu'il n'y a pas non plus d'espace réservé pour la description dans le texte: «l'ecphrasis comme mode discursif distinct de la narration est un phénomène non homérique» (Bakker 1997: 57). La conclusion est la même pour ce qui nous occupe: chez Homère, le descriptif serait dissous dans le narratif, et les frontières entre segments narratifs et segments descriptifs effacées.


Cela confère à la description homérique un statut problématique: elle se trouve nulle part ou partout, mais elle ne peut être détachée du tissu narratif. Or, comme l'a bien montré Hamon, d'une façon générale, la description cherche à se signaler comme telle: «une des obsessions du texte descriptif», dit-il (Hamon 1993: 46), c'est «d'hypertrophier son système démarcatif, de souligner au maximum, par divers procédés, l'encadrement de l'unité descriptive elle-même, d'accentuer en particulier son début et sa fin». Ce que je me propose de faire dans cet exposé, c'est de montrer qu'il y a bien de tels procédés démarcatifs des segments descriptifs chez Homère, autrement dit qu'il y a bien des descriptions homériques qui se donnent pour telles. Pour ce faire, je vais m'appuyer sur des théories modernes à la fois linguistiques (Chafe et Bakker principalement) et littéraires (Hamon).



1. Unités d'intonation et visualisation (Bakker)


1. 1. Homère comme discours oral


Pour commencer, je vais faire un petit détour par la théorie linguistique contemporaine, en essayant d'éviter d'être trop technique. Dans son livre Poetry in speech, E. Bakker a tenté de tirer toutes les conséquences linguistiques de l'oralité des poèmes homériques, en analysant la langue de ces poèmes comme un discours oral (speech). Le présupposé est que, dans leur conception, l'Iliade et l'Odyssée ont des liens privilégiés avec l'oralité, en tant qu'elles sont les résultats d'une tradition poétique orale.


Bakker s'appuie lui-même sur les recherches du linguiste américain W. Chafe, qui a théorisé les caractéristiques propres du discours oral à partir d'une analyse d'un corpus oral en anglais. C'est le point commun de l'oralité qui permet d'appliquer au texte homérique des méthodes d'analyse dont le domaine d'application d'origine est un discours oral moderne.


1. 2. Les unités d'intonation


Chafe a remarqué qu'un discours oral n'est pas un flux continu de paroles, mais une succession de segments plus ou moins longs, qu'il appelle des unités d'intonation. Celles-ci sont la manifestation prosodique, sonore, d'unités cognitives centrées autour d'un «foyer de conscience», généralement visuel. Si l'on parle ainsi par unités d'intonation, c'est donc parce que le cerveau humain ne peut se concentrer que sur un «foyer de conscience» à la fois. De la même façon, lorsqu'on regarde un tableau, le regard ne l'embrasse pas d'un coup, mais par petites sections successives. La raison en est la même: il s'agit des contraintes cognitives qui limitent l'attention à un petit morceau de la réalité à la fois. Il n'est donc pas étonnant que le discours oral respecte ces contraintes cognitives: on ne peut formuler qu'un foyer de conscience à la fois; d'où le caractère segmenté du flux discursif à l'oral.


L'idée de Bakker est que les hémistiches homériques sont des unités d'intonation stylisées (normalisées du point de vue prosodique) et peuvent donc s'analyser comme tels. Il emploie donc les mêmes méthodes que Chafe avec son corpus moderne. Ainsi, dans l'exemple suivant, une androktasia, en six vers, on a une succession de 12 unités d'intonation, qui chacune exprime un foyer de conscience. Notez que la syntaxe homérique, dont on a remarqué depuis longtemps la propension à l'apposition et à l'autonomie des constituants, se prête particulièrement aisément à cette segmentation (dans la traduction, on est obligé de rajouter des pronoms personnels, des copules, etc.).

a. Prôtos d' Antilochos / et le premier [fut] Antiloque
b. Trôôn helen andra korustên | il prit aux Troyens un soldat casqué
c. esthlon eni promachoisi / [c'était] un preux des premières lignes
d. Thalusiadên Echepôlon | le fils de Thalysias Échépolos:
e. ton rh'ebale prôtos / c'est donc lui qu'il frappa le premier,
f. koruthos phalon hippodaseiês | au cimier de son casque à crins;
g. en de metôpôi pêxe, / et il lui ficha [sa lance] dans le front,
h. perêse d'ar'osteon eisô | et elle traversa l'os,
i. aichmê chalkeiê / la pointe de bronze;
j. ton de skotos osse kalupsen | et lui, l'ombre lui couvrit les yeux,
k. êripe d'hôs hote purgos / et il s'effondra comme fait une tour
l. eni kraterêi husminêi | parmi la mêlée brutale.
Hom. Il. 4. 457–462 [Bakker 1997: 50]

On voit bien ici quel est le mouvement du discours homérique. Du point de vue syntaxique, ces 12 UI sont tantôt des propositions complètes (b, e, g–h, j–k), tantôt des groupes nominaux (a, c–d, f, i, l), avec différents degrés d'indépendance: certains sont potentiellement autonomes (a, l), tandis que d'autres sont plus intégrés, du point de vue syntaxique, à leur proposition (c–d, f, i). Pourtant, chaque UI exprime un seul foyer de conscience, respectant ainsi la contrainte que Chafe [1994: 108–119] appelle One New Idea Constraint, c'est-à-dire la contrainte cognitive qui stipule qu'une UI est limitée à l'expression d'un seul foyer de conscience. Ainsi, le narrateur homérique nomme d'abord le premier combattant de la série à remporter une victoire (a), puis exprime le succès du combat (b), avant de caractériser (c) puis de nommer (d) le combattant abattu. L'unité (e) récapitule l'action, qui est précisée par les UI (f–i). Remarquez que l'unité (i) permet de préciser le sujet de perêse (h), qui pourrait ne pas être clair dans le contexte (dans la mesure où il est différent de celui pêxe en (g)), une stratégie de réparation fréquente à l'oral. L'unité (j) fait passer du mouvement de la pointe à ses conséquences sur Échépolos lui-même (k–l). Remarquez également que ces segments sont bien des unités d'intonation au sens propre, dans la mesure où elles sont délimitées par des césures principales ‘/' ou des fins de vers ‘|'. Chaque hémistiche est une version stylisée d'une UI de la langue parlée, qui représente à son tour un foyer de conscience sur le plan cognitif.


1. 3. Lexis eiromenê, telos, expansion vers la droite


Le caractère additif du discours homérique a été remarqué dès l'antiquité, notamment par Aristote, qui oppose, dans la Rhétorique le style en enfilade (lexis eiromenê) et le style tressé (katestrammenê) (je traduis conventionnellement lexis par style, bien qu'il s'agisse surtout d'un mode de présentation, donc pas forcément d'un fait artistique, mais simplement d'un type de discours).

Legô de eiromenên hê ouden echei telos kath' hautên, an mê to pragma <to> legomenon teleiôthêi. Esti de aêdês dia to apeiron: to gar telos pantes boulontai kathoran: dioper epi tois kamptêrsin ekpneousi kai ekluontai: proorôntes gar to peras ou kamnousi proteron. Hê men oun eiromenê [tês lexeôs] estin hêde, katestrammenê de hê en periodois: legô de periodon lexin echousan archên kai teleutên autên kath' hautên kai megethos eusunopton. Hêdeia d' hê toiautê kai eumathês: hêdeia men dia to enantiôs echein tôi aperantôi, kai hoti aei ti oietai echein ho akroatês kai peperanthai ti hautôi, to de mêden pronoein mêde anuein aêdes: eumathês de hoti eumnêmoneutos. (Arist. Rhét. III, 1409a-b)


J'appelle style en enfilade (eiromenê) le style qui n'a pas de fin (télos) par lui-même, sinon par l'achèvement de la chose qui est exprimée. Il n'est pas agréable, parce qu'il n'a pas de fin; or, la fin, tout le monde désire la voir nettement; pour cette raison, ce n'est qu'une fois aux bornes d'arrivée qu'on halète et défaille, car tant qu'on a le but devant les yeux, on ne se laisse pas aller. Telle est donc la forme en enfilade du style. Quant au style tressé (katestrammenê), c'est celui des périodes. J'entends par période la phrase qui a un commencement et une fin par elle-même, et une étendue qui se laisse embrasser du regard. Cette forme est agréable et facile à comprendre. Agréable, parce qu'elle est contraire à l'indéterminé et parce qu'à chaque instant l'auditeur croit tenir quelque chose d'achevé; mais ne rien prévoir et ne rien achever est désagréable. Facile à comprendre, parce qu'elle est facile à retenir.

Comme on le voit, le point nodal de cette conception de la phrase est la notion de «fin» (telos): le style périodique est celui où le telos de la phrase ne se confond pas seulement avec la fin de la matière (to pragma to legomenon), mais se laisse prévoir (pronoein), tout comme la fin de la course pour les athlètes. La détermination des unités de la langue doit trouver sa nécessité dans la langue elle-même, et non dans son référent, de telle sorte qu'à tout moment l'auditeur puisse avoir le sentiment de savoir où il en est dans le discours. Or, apparemment, rien de tel n'est possible dans la syntaxe homérique: celle-ci procéderait par addition de segments lâchement rattachés les uns aux autres et dotés d'une certaine autonomie. Évidemment, la langue homérique est ainsi définie entièrement négativement par rapport à la langue classique; mais l'observation d'Aristote est précieuse, en ce qu'elle établit clairement le critère fondamental qui distingue les deux styles, la complétion de leur telos. En l'occurrence, c'est la théorie linguistique moderne qui permet de formaliser la distinction aristotélicienne: la syntaxe homérique paraît sans telos parce que son mode d'organisation est celui de la syntaxe orale, avec une succession d'UI qui s'additionnent les unes aux autres et une possibilité infinie d'expansion vers la droite.


1. 4. Syntaxe des unités d'intonation: cadrage et addition


Évidemment, ces UI ne sont pas complètement autonomes les unes des autres; à ce titre, on peut imaginer une syntaxe des UI qui n'est pas coextensive de celle des propositions grammaticales qui s'expriment à travers elles. Cette syntaxe se fonde sur un double rapport: le cadrage et l'addition: une UI pose le cadre qui permettra d'interpréter les unités suivantes, comme l'unité (a) qui établit Antiloque comme le protagoniste du segment qui suit. En retour, les unités (c–d) représentent chaque fois une addition qui s'inscrit dans le cadre posé par les unités précédentes: elles viennent ajouter chacune une précision à la description du référent désigné dans l'unité (b) par andra korustên: sa qualité en tant que guerrier et ses nom et patronyme. Chacune de ces UI est une addition à ce qui précède, mais en même temps cette addition ne peut se produire qu'à l'intérieur du cadre qui a été posé par les UI précédentes. Cadrage et addition sont donc les deux faces d'une même monnaie: chaque UI fournit un cadre à l'UI qui s'ajoute à elle.


1. 5. Le mode descriptif, un concept sans pertinence chez Homère?


Bakker a montré le rapport étroit entre le mouvement de la syntaxe homérique d'une UI à l'autre et la visualisation: le récit homérique est, selon lui, toujours descriptif, en ce qu'il dépeint un univers (imaginaire, bien sûr) qui est visualisé détail par détail et formulé UI par UI. «Le discours épique», dit-il, «est la verbalisation de choses vues». Ainsi, lorsque le narrateur homérique raconte une bataille, il visualise chaque combat un par un, et à l'intérieur de chaque combat les divers mouvements des protagonistes. Cette importance du visuel est liée également aux conditions cognitives humaines dont l'impact est maximal dans un discours oral. Par conséquent, Bakker en vient à la conclusion que «dans le discours homérique narration et description ne peuvent être séparées: toute narration est description» (p.57) Comme je l'ai dit en introduction, on rejoint donc Lessing tout en partant du présupposé inverse: il n'y a pas de description parce qu'il n'y a pas de distinction entre narratif et descriptif.


Je crois au contraire qu'il y a chez Homère, indépendamment de la picturalité de son récit, des segments discursifs qui sont spécifiquement et, ajouterai-je, explicitement descriptifs, et qu'il existe un trope qui les signale comme tels.



2. . Adjectif en rejet et description


2.1. Les adjectifs en rejet


On a souvent remarqué qu'Homère fait un usage abondant de l'adjectif apposé en rejet pour introduire une description. Plus exactement, je voudrais soutenir que cette construction, qui combine une construction grammaticale avec une position métrique, sert de signal au surgissement du discours descriptif dans le discours narratif.


Pour tester cette hypothèse, j'ai effectué un relevé exhaustif des 562 adjectifs en rejet dans l'Iliade. Parmi eux, 376 (66,90%) ont eux-mêmes une valeur descriptive, c'est-à-dire qu'ils dénotent une propriété physique (visible, audible) de leur référent, ou son effet sur les humains (par exemple kalos ou deinos). Mais ce qui est surtout remarquable, c'est que l'adjectif en rejet est le plus souvent suivi d'une expansion à propos du même référent: un autre adjectif coréférent, un participe, un verbe fini, ou une nouvelle proposition (relative ou coordonnée). C'est ce qui se produit 421 fois (74,91%); de plus, 270 de ces expansions (64,13%) sont des descriptions. L'adjectif en rejet sert donc à embrayer sur une continuation du discours centrée sur son référent: il introduit une expansion dans ¾ des occurrences, et lorsque c'est le cas, cette expansion est une description dans 2/3 des emplois.


Formellement, la continuation peut être de différents types: soit très brève (un seul autre adjectif apposé), soit, le plus souvent, plus longue, par le biais d'une nouvelle proposition (relative, participiale, coordonnée). Ainsi, la description du fouet de Poséidon consiste simplement en un premier adjectif (chruseiên), en rejet, et un second (eutukton); cela suffit pourtant à arrêter brièvement le récit pour un rapide gros plan sur le fouet:

Chruson d' autos edune peri chroï, gento d' himasthlên
chruseiên eutukton, heou d'epebêseto diphrou
. (Hom. Il. 13.25–26)


Lui-même revêtit son corps d'or, saisit son fouet, en or, bien solide, et monta sur son char.

En revanche, dans l'exemple suivant, la description de la baraque d'Achille, initiée par l'adjectif en rejet hupsêlên (449), se poursuit sur 8 vers. On remarque que le procédé peut être enchâssé de façon récursive: le verrou de la porte fait lui-même l'objet d'une description de 3 vers initiée par un adjectif en rejet, eilatinos (454).

All' hote dê klisiên Pêlêiadeô aphikonto
hupsêlên, tên Murmidones poiêsan anakti
dour' elatês kersantes: atar kathuperthen erepsan
lachnêent' orophon leimônothen amêsantes:
aphi de hoi megalên aulên poiêsan anakti
stauroisin pukinoisi: thurên d' eche mounos epiblês
eilatinos, ton treis men epirrêsseskon Achaioi,
treis anaoigeskon megalên klêida thuraôn
tôn allôn: Achileus d' ar' epirrêsseske kai oios:
dê rha toth' Hermeias eriounios ôixe geronti.
(Hom. Il. 24.448–457)


Mais lorsqu'ils arrivèrent à la baraque du Péléide, haute, que les Myrmidons avaient construite pour leur prince, en taillant des poutres de pin; par dessus, ils l'avaient recouverte de roseaux duveteux qu'ils avaient ramassés dans un marais; tout autour, ils avaient construit une vaste cour pour leur prince, avec des pieux serrés; la porte était fermée par une barre unique, en sapin: il fallait trois Achéens pour la pousser, trois pour l'ouvrir, ce gros verrou de la porte — pour les autres; mais Achille, lui, il le poussait tout seul; donc, à ce moment-là, le doux Hermès ouvrit au vieillard.

Du point de vue syntaxique, la syntaxe du cadrage et de l'addition que propose Bakker [1997a] pour définir les relations entre UI dans le discours homérique est particulièrement apte à rendre compte du fonctionnement de la description. On se souvient que les UI peuvent toujours servir de cadre à celles qui s'additionnent à elles. Ainsi, un référent pris dans un segment narratif peut donner lieu à une expansion qui s'insère dans le cadre qui vient d'être posé. Celle-ci procède généralement en deux étapes: d'abord, l'adjectif en rejet permet, par un effet de gros plan, de concentrer le discours sur un référent, tout en produisant une description minimale; cette nouvelle UI peut ensuite servir de cadre à une description étendue. La forme maximale de cette structure est bien sûr celle des premiers vers de l'Iliade: les UI a–b assertent que la colère d'Achille (mênin) est le thème du poème; puis, par le biais de l'adjectif en rejet oulomenên dans l'UI c, l'Iliade peut commencer à se déplier à partir de l'UI d.


a. Mênin aeide thea/ Chante la colère, déesse,
b. Pêlêiadeô Achilêos| du Péléide Achille,
c. oulomenên / [colère] catastrophique,
d. hê muri' Achaiois alge' ethêke| qui causa tant de maux aux Achéens


Notez que le récit lui-même ne se déploie pas immédiatement: les vers 2-7 sont surtout un résumé des effets de la colère d'Achille. Le récit proprement dit ne commencera qu'avec la question du v.8. On pourrait donc dire que la colère d'Achille est d'abord décrite de façon générale avant que d'être réellement racontée.


2.2. Un trope qui signale la description


Cette UI pivot crée donc un horizon d'attente spécifique, puisqu'il y a de fortes chances que ce qui suit soit une description, comme on l'a vu. En outre, ce procédé est loin d'être marginal: il est utilisé dans la plupart des descriptions homériques. Par conséquent, on peut considérer qu'il s'agit bien d'un trope qui a pour fonction de signaler le surgissement du descriptif à l'intérieur du discours narratif, tout en opérant ce surgissement. On retrouve là l'idée de Hamon d'une description qui cherche à se démarquer le plus possible du reste du texte. De plus, la fin du segment descriptif, notamment quand il s'agit d'un segment de quelque longueur, est généralement très bien visible. Le cas le plus typique consiste en la reprise anaphorique du référent.

Aias d' egguthen hlthe pherôn sakos êute purgon
chalkeon heptaboeion, ho hoi Tuchios kame teuchôn
skutotomôn och' aristosHulê eni oikia naiôn,
hos hoi epoiêsen sakos aiolon heptaboeion
taurôn zatrepheôn, epi d' ogdoon êlase chalkon.
To prosthe sternoio pherôn Telamônios Aias
stê rha mal' Hektoros eggus, apeilêsas de prosêuda.
(Hom. Il. 7.219–225)


«Ajax s'approcha, portant un bouclier semblable à une tour, en bronze, à sept peaux, que Tuchios lui avait fabriqué avec soin, le cordonnier, le meilleur qui vécût à Hylé, lequel lui avait fait un bouclier splendide, à sept peaux de taureaux bien nourris, et avait ajouté une huitième couche de bronze. C'est en portant ce bouclier devant sa poitrine qu'Ajax fils de Télamon se tint tout prêt d'Hector et lui adressa ces paroles menaçantes.»

Comme je l'ai montré dans ma thèse, la position du pronom anaphorique (to au v.224) indique précisément que le référent est établi à nouveau comme support du discours qui va suivre, c'est-à-dire qu'il est traité comme si l'on introduisait un nouveau référent. L'effet dans le contexte est que c'est le référent tel que sa représentation a été modifiée par la description qui est (ré)introduit dans le récit. Cela signifie également que la description n'a rien d'une digression ou d'une parenthèse: l'attention du narrateur progresse d'UI en UI de façon continue, et l'emploi du pronom anaphorique to augmenté d'une construction annulaire (Aias […] pherôn sakos ~ to […]pherôn Telamônios Aias) permet de prendre en compte la réalité discursive telle qu'elle s'est construite au fur et à mesure de la description. D'une certaine façon, le bouclier que porte Ajax au v.224 n'est plus exactement le même que celui qu'il porte au v.219: en tant qu'objet du discours, la seconde occurrence est enrichie de toute la description qui vient d'en être faite. Cf. aussi all' hote dê ~ dê rha toth' dans la description de la baraque d'Achille.


La démarcation des segments descriptifs dans le discours homérique est donc la plupart du temps extrêmement claire: les descriptions sont accrochées au récit par un trope particulier, l'adjectif apposé en rejet, et différents procédés (pronom anaphorique, répétition et composition annulaire) permettent de la clore nettement pour revenir au récit. Dans la pratique homérique, les descriptions sont donc si bien délimitées qu'on peut considérer qu'elles signalent leur statut descriptif; on peut donc rejeter l'opinion de Bakker et Lessing sur ce point: il y a bien, chez Homère, un mode de discours spécifiquement descriptif.



3. Le «dépli descriptif» et le format de la description homérique


En quoi la théorie du descriptif (Hamon) est-elle intéressante pour comprendre la description homérique?


• D'abord, l'hypertrophie démarcative que signale Hamon est une des clés qui permettent de comprendre pourquoi le narrateur homérique a besoin d'un procédé tel que l'adjectif en rejet pour ancrer ses descriptions dans le flux du récit. Ce procédé fonctionne évidemment à la manière homérique, c'est-à-dire en faisant jouer à la fois la syntaxe, l'organisation prosodique (le vers) et des conventions traditionnelles (j'imagine que l'association entre l'adjectif en rejet et la description a des chances d'appartenir à la tradition épique elle-même plutôt que d'être une invention particulière).


• De plus, elle permet de modéliser de façon cohérente et pertinente le fonctionnement de la description: le «pantonyme» (le référent décrit) subit un «dépli descriptif», c'est-à-dire qu'il est ouvert et décomposé en ses divers éléments. C'est bien ce qui se passe dans la description homérique: par le truchement de l'adjectif en rejet, le mouvement du discours se concentre sur ce qui est désormais le pantonyme pour un catalogue plus ou moins long de ses éléments constitutifs et de ses qualités, chacun de ces traits étant exprimé par une nouvelle UI. L'organisation en UI mime donc de façon particulièrement efficace la structure de la description: un pantonyme P est suivi d'une expansion qui «peut prendre la forme soit de l'inventaire des parties isolables d'un même tout (elle est alors configuration d'un référent), soit de l'inventaire des traits distinctifs d'un terme ou d'une notion (elle est alors définition)» (p.127). Chez Homère, comme dans d'autres domaines, cette organisation est plus formalisée encore que dans d'autres textes. Comme l'a montré Minchin, de nombreuses formalisations homériques, comme l'utilisation de scènes typiques ou de catalogues, font appel à des ressources universelles de la mémoire, qui stocke un certain nombre de données récurrentes sous forme de scripts ou de formats actualisables dans la langue. L'énumération descriptive n'y échappe pas: elle aussi s'organise selon un format assez relâché (ordre respecté le plus souvent, mais pas toujours; tous les éléments pas toujours présents). — Description sommaire: introduction mettant l'accent sur sa beauté ou son efficacité. Élément souvent sommaire (vocabulaire limité: kalos, perikallês, kallimos, phaeinos) — Matière ou Fabrication; Caractéristique: soit élément secondaire soit particularité (robe pour Athéna au fond du coffre du trésor); 2 — Taille, poids, capacité ou valeur remarquable; Histoire: en général introduit par un relatif. (C'est un format qui d'ailleurs rappelle celui des descriptions mycéniennes, qui sont particulièrement normalisées.) Les descriptions homériques sont donc une instanciation particulière, inhabituellement régulée, du principe énumératif qu'Hamon appelle «dépli descriptif».


• Enfin, Hamon a bien montré que ce qui fait le descriptif, c'est avant tout la dominante catalogique, énumérative dans un segment textuel, plutôt que logique et transformationnelle. C'est une tendance textuelle, et comme telle elle n'est pas attachée à un type de référent particulier (les «objets» plutôt que les «actions», comme le voudrait Lessing). D'où une facilité à intégrer dans le format typique des descriptions homériques l'élément que Minchin appelle histoire, par lequel le narrateur rappelle la fabrication ou la transmission d'un objet. Ainsi, si l'on reprend l'exemple de la baraque d'Achille, on constate qu'il s'agit d'une description typiquement homérique, au sens de Lessing, c'est-à-dire qu'au lieu d'énumérer les différents éléments qui composent la baraque, le narrateur énumère les étapes de sa construction; cependant, la mention du verrou, le «clou» de cette description, n'est pas narrativisée (notez les imparfaits à suffixe itératif -sk-), ce qui montre bien l'équivalence fonctionnelle de ces deux types d'énumération. Ici, on peut dire que la dominante est bien énumérative plutôt que narrative. C'est également le cas dans la fameuse description du bouclier d'Achille au chant 18: l'énumération des étapes de la fabrication d'un objet sont l'équivalent fonctionnel de l'énumération des éléments qui le composent; le récit de la fabrication, en un sens, n'est guère plus narratif que le parcours du regard qui organise une description; il est énumératif plutôt que transformationnel, même si, bien entendu, les étapes d'une fabrication (ou de l'armement d'un guerrier) sont censées se succéder aussi dans le temps.


* * *


Ainsi, la pratique descriptive homérique peut s'éclairer à la lumière de la théorie littéraire et linguistique contemporaine.


Lire la conclusion de la séance: De l'usage de la théorie dans l'analyse littéraire.



Nicolas Bertrand
Octobre 2011


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