Atelier

Erich Auerbach, la littérature en perspective

Introduction à la bibliographie

Par Diane Berthezène

Cette bibliographie a été constituée à partir de trois autres bibliographies, celle de Ralph Manheim dans Literary Language and Its Public in Late Latin Antiquity and the Middle-Ages en 1965 (I, n° 129 ; III, n° 223), celle des Gesammelte Aufsätze réunis par Fritz Schalk et Gustav Konrad en 1967 (I, n° 136), et celle du Biographisch-bibliographisches Kirchenlexikon (www.bautz.de/bbkl), réalisée par Sebastian Sobecki en 2006. Nous avons complété et corrigé ces trois riches bibliographies autant que possible. Le site de la bibliothèque européenne (www.theeuropeanlibrary.org), ou le site du Karlsruher Virtueller Katalog (kvk.uni-karlsruhe.de : rapide, efficace, intégrant Worldcat) nous ont permis d'accéder aux ressources des librairies nationales européennes d'Oslo à Vilnius, de Madrid à Zagreb, de Rome à Berlin, de La Haye à Copenhague, de Londres à Paris, de Prague à Helsinki… D'où la place importante des références scandinaves ou balkaniques. Je dois dire à ce propos l'émotion de lire des articles sur Mimésis dans les Balkans, après la destruction de la bibliothèque de Sarajevo en 1992, et la joie d'inclure dans une bibliographie cette part d'Europe absente de Mimésis.

Je déplore l'absence de références arabes, ou iraniennes, qui révèlent les grandes difficultés, de diverse nature, que doivent affronter ces pays ; même la Turquie, où Auerbach enseigna dix ans, n'a pas beaucoup traduit ou commenté son oeuvre. Par un de ces étranges plis de l'histoire, une des voix qui parla le mieux d'Erich Auerbach fut cependant celle d'un Palestinien, Edward Saïd, qui reconnut chez le Juif dépossédé son propre frère d'exil (III, n° 299-301). Enfin, il s'est trouvé des références japonaises

(I, n° 190) et chinoises (I, n° 198) dont j'ignore la teneur. Mais je crois que lorsqu'on aborde la littérature occidentale, on a toujours besoin de l'oeil de l'autre et mon souci a été de ne négliger a priori aucune part du monde. C'est en ce sens que j'ai choisi d'insérer des caractères typographiques en hébreu, en russe, en japonais, en chinois… non par snobisme, mais pour suivre une des leçons intellectuelles d'Erich Auerbach qui pourrait se résumer ainsi : admettre la complexité du réel, c'est d'abord en reconnaître la première de ses qualités, la diversité. Je suis sensible aux accents pessimistes de Philologie der Weltliteratur (I, n° 88) et de la lettre à Walter Benjamin de 1938 (II, n° 4 et 11) qui voient dans les prémisses de la mondialisation l'ère de la standardisation, au détriment de la diversité des nations, diversité pourtant seule garante de la civilisation. J'ai donc tenté, à ma modeste échelle, de respecter cette idée. Je m'excuse à ce propos d'avoir effacé, dans un moment de fatigue, l'alphabet cyrillique serbe au profit de l'alphabet latin, car cet effort pour respecter la différence de l'autre est parfois éprouvant. Il n'y a là aucune raison idéologique. Le but était, en mettant sous les yeux du lecteur l'ensemble des traductions de l'oeuvre d'Erich Auerbach, de montrer l'influence de sa pensée, appliquée à des domaines très variés, hors de France, et éditée dans des esprits très différents. Enfin, mon souhait, si cette bibliographie paraît à certains égards lacunaire, est qu'elle soit complétée à son tour.

A. La vie : biographie et correspondance

J'ai choisi quelques dates de la vie d'Erich Auerbach, qui m'ont paru décisives. J'ai tenté de montrer discrètement trois éléments interdépendants : la résonance du contexte dans l'oeuvre intellectuelle, l'effort de maîtrise de ce contexte par l'oeuvre intellectuelle ; et comment cette oeuvre, enfin, nous révèle autrement le contexte dont elle issue. Par exemple, il me semble que le vécu de la guerre de 1914-1918 n'est pas à négliger. La guerre n'est pas un simple épisode qui interrompt le cours d'une carrière qui commence en droit pénal, en 1913, pour aboutir à une reconversion définitive en philologie romane en 1918. Pour l'ancien élève du lycée franco-allemand de Berlin, cette guerre contre la France a dû être déchirante à plus d'un titre. On peut d'ailleurs interpréter Mimésis à cette aune, comme le récit d'une réparation – la place de la littérature française par rapport à la littérature allemande y est de fait écrasante – dont l'origine est peut-être à trouver dans la Grande Guerre. En utilisant ainsi, de la manière la plus prudente qui soit, le matériau de la vie privée et de la vie collective à l'analyse de l'oeuvre, j'ai tenté d'appliquer sa propre méthode au critique historiciste.

La correspondance noue de manière plus intime encore l'oeuvre et la vie de l'auteur, et son lien particulier à l'histoire. Erich Auerbach y exprime plus clairement sa vision et ses buts, usant de ces accents prophétiques et réalistes qui sont absents de Mimésis, mis à part ses dernières lignes, dédiées à « tous ceux qui ont gardé sereinement dans leur coeur l'amour de notre histoire occidentale », qui font du livre comme une immense lettre lancée dans une bouteille à la mer. Cette correspondance est bien sûr incomplète. Le Dr Martin Vialon, au Zentrum für Literatur- und Kulturforschung à Berlin, a entrepris d'en éditer une grande partie, notamment les lettres d'exil destinées à son élève Martin Hellweg (II, n° 15). D'autre part, on sait, selon le témoignage de leur fils Clemens, qu'Erich Auerbach et son épouse étaient très fiers d'une correspondance que l'érudit entretenait avec des prélats sur des questions de doctrine chrétienne : il serait très intéressant de trouver, et de publier, ces conversations théologiques. Figura, aussi, est parti de cet intérêt d'Auerbach pour la Patristique.

B. L'œuvre : présentation, édition, réception

L'oeuvre d'Erich Auerbach, composée de comptes rendus, de traductions, d'un cours (III, n° 18), d'articles et d'ouvrages se divise en deux : il y a un avant et un après Mimésis, publié en 1946. Bien sûr, avant comme après, il y a les mêmes centres d'intérêt, comme le prouvent les dates de publication d'articles sur Dante, en 1924 ou en 1959, ou sur Vico, en 1924 ou en 1954. Ces deux-là ne le quitteront jamais. Il y a, de même, la continuité de sa méthode, le perspectivisme historique, qui lui permet, tout au long de sa vie, d'aborder dans ses articles des auteurs aussi différents que Paul-Louis Courier, en 1926 (I, n° 10), Marcel Proust, en 1927 (I, n° 12), Pascal, en 1946 (I, n° 57), ou Baudelaire, en 1950 (I, n° 71)… ou, dans ses comptes rendus d'ouvrages, des thèmes aussi variés que les troubadours (I, n° 72), l'esthétique de Flaubert (I, n° 44) ou les Asolani de Pietro Bembo (I, n° 38). Mais Mimésis marque un acmé. Si l'on voulait suivre l'épine dorsale de l'oeuvre, on verrait d'abord le livre sur Dante, poète du monde terrestre, en 1929, (I, n° 17) comme les prémisses de la thèse historiciste qui est au coeur de Mimésis (I, n° 56) selon laquelle le sublime peut s'incarner dans l'élément le plus humble, Dante ayant fait le choix de la langue vulgaire, le toscan, et non le latin, pour écrire une oeuvre traitant des sujets les plus hauts : la damnation ou l'élection des créatures après leur passage sur terre. Figura, en 1938 (I, n° 43), en est l'expression conceptuelle, au delà de Dante, et caractérise la pensée médiévale de l'histoire. Mimésis, enfin, est la généralisation et la redistribution de cette thèse appliquée à la littérature européenne, vue à travers cette fusion entre deux niveaux de la réalité séparés dans la doctrine antique des styles, le sérieux, souvent articulé au tragique, et le quotidien. Déterminante, la traduction en allemand de La Scienza Nuova

de Giambattista Vico, en 1924 (I, n° 9), rééditée en 2000, a donné l'armature intellectuelle à l'entreprise, comme le prouve sa correspondance avec le spécialiste de Vico de l'époque, Benedetto Croce (II, n° 7). L'ouvrage posthume, Langage littéraire et public dans l'antiquité latine tardive et au Moyen-Âge (I, n° 206), est d'une certaine façon le second tome de Mimésis. Paru en 1958, rédigé aux États-Unis, il inclut l'étude des cinq siècles d'histoire de la littérature européenne négligés par Mimésis (du ve au xe siècle), et reformule autrement la question de la littérature, à partir des siècles justement où elle n'apparaît pas. Mentionnons enfin l'Introduction aux études de philologie romane, écrite directement en français (I, n° 68), et parue d'abord à Istanbul en 1944 (I, n° 51). C'est un manuel destiné à ses étudiants à Istanbul, en manque crucial de repères, qui comporte un tableau de l'histoire européenne vue par Erich Auerbach. L'Introduction, souvent peu considérée, éclaire bien des présupposés historiques de Mimésis.

Je me permets de remarquer que la méthode perspectiviste, fondée sur une hypothèse continuiste, comme le fait d'écrire encore sur Dante ou sur Vico dans les années 1950, est peut-être une manière de maintenir, pour la conscience exilée, son centre de gravité et son équilibre, malgré les ruptures de l'histoire. Ainsi, en contraste avec la continuité de l'oeuvre d'Erich Auerbach, il est troublant de constater une édition, et par conséquent une réception, si discontinues. Erich Auerbach publie par exemple, à partir de 1935, l'année de sa destitution par les nazis, dans des revues catalane (I, n° 39) et finlandaise (I, n° 40). À chaque fois que les articles ont été publiés dans des revues provenant de lieux divers ou inattendus, je me suis efforcée de le signaler. Cependant, si l'oeuvre d'Auerbach a perdu son unité, ce n'est pas seulement en raison des chocs de l'histoire, mais aussi par la faute de son auteur, qui a laissé ses articles dans de nombreuses revues ou dans des mélanges (I, n° 88 ; I, n° 99), sans prendre soin de les réunir lui-même. Cette négligence aboutit à cette réception rhapsodique de son oeuvre, et à son édition dans des recueils sans autre cohérence que celle des traditions nationales.

Concernant ces traditions nationales, voyons les pays qui l'ont édité rapidement. En Allemagne, la réunion des articles dans les Gesammelte Aufsätze se fait dans la plus pure tradition philologique, en 1967 (I, n° 136) ; en Italie, c'est le spécialiste de Dante qui s'impose, avec les Studi su Dante, en 1963 (I, n° 124). L'édition mexicaine de Mimésis en 1950 (I, n° 69) aboutit à un ajout de taille, par rapport à l'édition de 1946 : un chapitre supplémentaire sur Cervantès, « La Dulcinea encantada » (I, n° 81), repris dans toutes les autres éditions. Je trouve, enfin, l'édition américaine intéressante au plus haut point, parce qu'elle condense deux traits universels de la réception de l'oeuvre d'Erich Auerbach : à la fois l'admiration pour la richesse de son contenu et l'achoppement sur son interprétation globale. Aux États-Unis, Mimésis est coupé en morceaux, dans des recueils d'articles centrés sur un auteur (Pascal, I, n° 168, Cervantès, I, n° 195, Virginia Woolf, I, n° 164, etc.). Or cette approche respecte à la fois le projet d'Auerbach de considérer chaque auteur dans sa dimension particulière, et le contrecarre, puisque l'auteur étudié n'est jamais situé par rapport aux autres, dans une perspective d'ensemble. Il faut dire qu'aux États-Unis l'exceptionnelle popularité de Mimésis résulta de sa parfaite adéquation au kairos américain. Un comité de professeurs de Harvard venait d'écrire, après la Seconde Guerre mondiale, un rapport (le Red Book: General Education in a Free Society), qui préconisait de transmettre les classiques européens aux étudiants américains. Mimésis arriva à point nommé pour remplir ce manque institutionnel. Erich Auerbach ne parlait que de l'Europe et ne s'adressait qu'à elle. Passeur de sa culture, de la mémoire humaniste de son existence, il est amusant de voir que son influence a été surtout déterminante… au Nouveau Monde.

Je remarque à ce propos que Harold Bloom s'est fait l'éditeur spécialiste d'Erich Auerbach dans ce type d'anthologies américaines. L'influence de Mimésis sur The Western Canon est par ailleurs décisive, et ce livre est peut-être sa seule tentative d'imitation, même si Harold Bloom ne cite Mimésis que très peu (excepté l'article peu connu sur Baudelaire, I, n° 73, ou sinon, de façon mineure, pour critiquer son interprétation de Cervantès). Or c'est dans The Western Canon que les oublis de Mimésis sont réparés : s'y trouvent notamment Freud, Dickens, Walt Whitman, Kafka, Emily Dickinson, Chaucer, Milton, et le Faust de Goethe. Le principe, formaliste, du livre obéit à la même impulsion que Mimésis : défendre le patrimoine littéraire au moment où celui-ci est menacé. Les ennemis de Bloom s'appellent : féministes, néo-marxistes, néo-historicistes. D'où ce ton crispé et provocateur ; à l'heure de la rédaction de Mimésis, les ennemis de la culture étaient autrement plus dangereux, d'où ce ton plus grave et sa portée, peut être, plus profonde.

Dans la plupart des pays qui l'ont reçue rapidement, la critique proprement dite autour de l'oeuvre d'Erich Auerbach se fait en trois phases. La première, des années 1940 aux années 1950, est celle de l'effervescence critique autour de Mimésis. Le nombre des comptes rendus, vertigineux, en signale l'accueil intense. Le débat dure très longtemps, jusqu'à la polémique avec Curtius en 1950 (I, n° 70), après quoi il décroît progressivement. Erich Auerbach y répond aux critiques, et clarifie ses positions. (Par comparaison, les comptes rendus du Langage littéraire et public…, que nous avons certes moins détaillés, sont bien plus minces.) La seconde phase est le moment de l'oubli ou de la canonisation, dans les années 1960 et 1970, qui figent l'un comme l'autre l'oeuvre d'Erich Auerbach dans une image d'Épinal, celle de l'universitaire exilé à Istanbul écrivant Mimésis de mémoire. Cette vision réelle, mais insuffisante, entrave complètement le libre développement des significations de l'oeuvre. Enfin, la dernière phase commence au tournant des années 1970-1980, et dure encore. Quelques articles et ouvrages signalent, disséminée, une renaissance de l'intérêt pour l'oeuvre d'Erich Auerbach, qui va culminer lors de l'anniversaire des cinquante ans de Mimésis, en 1996. Cet intérêt est d'abord le fait d'individus isolés. L'oeuvre d'Auerbach, extrêmement originale, n'a créé aucune école, aucun courant après elle : elle est très souvent reçue comme l'oeuvre d'un individu et à ce titre portée par d'autres individus. En Allemagne, on peut citer les travaux précurseurs de Karl Gronau (III, n° 145), puis de Karlheinz Barck, (II, n° 3-6 ; III, n° 17-20), de Martin Elsky (III, n° 95- 97), de Hans-Jörg Neuschäfer (III, n° 252-255), de Ralph Paul de Gorog (II, n° 10 et III, n° 133-136) et de Martin Vialon (II, n° III, n° 362-373). Aux États-Unis, Geoffrey Green lui consacre le premier ouvrage de référence (III, n° 140), issu de sa thèse de doctorat, suivi par Edward Saïd (III, n° 299-301), puis Paul Bové, (III, n° 45-47) dans un récent livre contre la torture (III, n° 45). Cet intérêt individuel s'est trouvé consacré par les nombreux colloques dans le sillage du cinquantenaire de Mimésis en 1996, malheureusement pas tous publiés (comme celui tenu à Pise le 16 mars 2007 ou celui de New York University, les 8-9 novembre 2007). Espérons que l'intérêt pour l'oeuvre d'Erich Auerbach ne faiblisse pas, passé les articles commémoratifs, et qu'une quatrième phase, où un sens plus complet puisse émerger de l'oeuvre, apparaisse bientôt.

Car le critère unifiant de cette troisième phase de la réception d'Erich Auerbach, la discussion sur le bilan de sa méthode et de son legs (comme le titrait le colloque organisé par Seth Lerer à Stanford, III, n° 206), est, pour la critique, exactement comme pour l'édition, un découpage mutilant de cette oeuvre en centres d'intérêts divers. Chacun tire du côté de ce qui l'intéresse, son auteur favori, son siècle de prédilection, sa formalisation théorique (le mécanisme de la figuration ayant par exemple particulièrement intéressé Hayden White, III, n° 388), ou l'histoire des rois francs (I, n° 169), la théologie (III n° 107-108), la mimesis, l'histoire de la Turquie, comme Kader Konuk (III, n° 194 et 195), celle des Juifs exilés, ou celle du nazisme, les études médiévales, qui Dante, ou qui Vico… Cette réception critique multiple est passionnante et offre des points d'attaque très différents à l'œuvre d'Erich Auerbach, pour qui n'en est pas familier. Mais très peu de personnes s'arrêtent pour voir le véritable sens de Mimésis, son véritable propos, qui seul permet l'insertion de ces très riches points de vue divers dans une perspective commune.



Diane Berthezène

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Septembre 2010 à 11h11.