Atelier

Erich Auerbach, la littérature en perspective

Avant-propos

par Paolo Tortonese

«Mimesis est de manière résolument consciente un livre écrit par un certain être humain, dans une certaine situation, au début des années 1940[i].» Cette phrase définitive, par laquelle Auerbach clôt ses «Epilegomena pour Mimésis», ouvre d'un seul coup deux perspectives: celle d'une vie échappée à la persécution, et celle de la conscience de l'historien, dont le point de vue doit être assumé: «Il vaut mieux être consciemment lié à son temps que de l'être inconsciemment[ii]

Cette vie, si peu transparente dans ses œuvres, dérobée par la discrétion d'un homme blessé, est comme éclairée par les mots qu'Auerbach adresse à Walter Benjamin en 1935-1937, et que nous connaissons depuis peu[iii]. Après avoir découvert un article de Benjamin dans un journal suisse, Auerbach s'exclame: «Quelle joie! Que vous soyez encore là, que vous écriviez, et que cette tonalité rende la nostalgie de ce que fut notre pays[iv].» Nostalgie poignante d'une Allemagne révolue, supprimée par le national-socialisme: Auerbach semble concevoir son destin d'exilé non seulement dans le cadre de la catastrophe allemande, mais dans un cadre plus vaste, où la civilisation dans sa pluralité serait menacée. Désormais installé à Istanbul, il décrit à Benjamin la situation d'un pays gouverné par ce qu'il appelle un «nationalisme anti-traditionnel», caractérisé par la double volonté d'effacer toute tradition culturelle musulmane et d'obtenir une modernisation technique à l'européenne, «afin de vaincre avec ses propres armes cette Europe détestée et admirée». Le résultat en est, aux yeux d'Auerbach, «un nationalisme au superlatif et en même temps une destruction du caractère historique national[v].» Contradiction capitale, qui lui semble représenter le plus grand danger, au point qu'il rapproche la Turquie de 1937 de

l'Allemagne nazie, de l'Italie fasciste («et sans doute la Russie?», ajoute-t-il avec un point d'interrogation). Ce qui lui semble apparenter ces régimes, c'est qu'ils collaborent à un immense projet de destruction des identités, tout en exacerbant l'identitarisme national: «Il m'apparaît de plus en plus clairement que la situation mondiale actuelle n'est rien d'autre qu'une ruse de la Providence, pour nous amener d'une manière douloureuse et sanglante à l'Internationale de la trivialité et à l'espéranto de la culture. J'en ai déjà eu l'intuition en Allemagne et en Italie, au regard de l'effroyable inauthenticité de la Blubopropaganda [Blut und Boden, terre et sang]. Mais ce n'est qu'ici que cela devient presque une certitude[vi]

Cet enchaînement paradoxal, entre la remontée délirante vers l'origine identitaire et la descente irrésistible vers l'indistinction universelle, c'est ce qui a dû terrifier le juif allemand, patriote trahi par sa patrie. C'est aussi ce qui inquiétait au plus haut point l'héritier conscient et désabusé de l'historicisme, sentant la culture également menacée par l'affirmation tautologique de l'identité et par la suppression de toute différence entre les civilisations. Sous ces deux principes destructeurs, la culture était écrasée. Culture conçue comme différence et comme échange, comme analyse de la seule réalité pouvant faire l'objet d'un véritable savoir: non pas une abstraite idée d'humanité, mais le devenir concret des nations dans leur histoire.

C'est la deuxième perspective ouverte par la revendication d'un point de vue consciemment déterminé. Le rapport d'Auerbach à l'historicisme sera amplement discuté par les articles recueillis dans ce volume. Je me limite ici à souligner ce qui est très explicite dans la vision rétrospective donnée par Auerbach en 1954: que l'opération d'historicisation appelée de ses vœux est essentiellement une relativisation. À ses yeux l'historicisme dont il se réclame n'est que relativisme. Il n'a rien à partager avec l'absolutisme d'une histoire fondée sur cette causalité expressive[vii] qui emboîte la puissance dans l'acte et l'acte dans la puissance, qui fusionne la liberté et la nécessité, qui fait coïncider la raison et la réalité, et qui décrète l'identité de l'histoire et de la théorie. On discutera dans ces pages de la question oh combien délicate du hégélianisme d'Auerbach; on cherchera ainsi à poursuivre son propre effort d'explicitation de son point de vue, dans un prolongement légitime et nécessaire. La même philologie historique qu'il a pratiquée peut être appliquée à son cas: on trouvera alors Vico, Herder, Hegel, mais aussi Dilthey, Troeltsch et Meinecke sur notre chemin. Des différentes façons de situer Auerbach par rapport à chacun d'eux il peut surgir une interprétation à chaque fois nouvelle de sa méthode historique. Mais si le but de ce colloque est à la fois de comprendre Auerbach tel qu'il est et de le réintroduire dans le débat d'aujourd'hui (nous aussi, nous avons notre point de vue et nous devons l'assumer), il ne pourrait y avoir de doute, à mes yeux, sur ce qu'il peut nous apporter: un usage relativisant de l'histoire. Usage qui s'inscrit dans la querelle actuelle sur les rapports entre histoire et théorie: l'histoire comme critique permanente de la théorie, et non pas comme abolition de la théorie, ou subsumption de celle-ci. Si la théorie ronge l'histoire et l'empêche de s'absolutiser, l'histoire doit lui rendre le même service, symétriquement: elle doit l'empêcher de devenir la fausse conscience de l'idéologie. On peut souhaiter différentes formes de réconciliation entre les sœurs ennemies: l'une, la plus définitive, est celle qui consiste à résoudre le problème par l'identification a priori des deux activités. Voir par exemple ce que propose Fredric Jameson:

Ces deux tendances – théorie et histoire littéraire – ont été si souvent ressenties, dans le monde universitaire occidental, comme rigoureusement incompatibles, qu'il est utile de rappeler au lecteur, en conclusion, l'existence d'une troisième position qui transcende les deux. Cette position, bien sûr, c'est le marxisme, qui, dans la forme de la dialectique, affirme une primauté de la théorie qui est en même temps une reconnaissance de la primauté de l'histoire[viii].

Si on se méfie de cette identification, de cette identité obtenue par décret de la raison, qui nous met à l'abri de tout risque, mais pas du soupçon qu'elle résolve le problème en l'escamotant, quelle autre possibilité raisonnable nous reste-t-il? On peut préférer, sur le fond d'un conflit honnêtement avoué entre histoire et théorie, la configuration sans cesse renouvelée de concepts, d'instruments d'interrogation et de compréhension de l'histoire, concepts issus à leur tour de l'analyse historique. Le même Jameson définit ainsi la tâche de l'histoire littéraire: «Non pas d'élaborer quelque simulacre achevé et vivant de son objet prétendu, mais plutôt de produire le concept de ce dernier[ix].» Et il ajoute: «C'est indiscutablement ce que les plus grandes histoires littéraires modernes et modernisatrices – comme Mimesis d'Erich Auerbach – ont cherché de faire dans leur pratique critique, sinon dans leur théorie[x]

L'histoire d'Auerbach n'est pas seulement relativiste, elle est également conceptuelle. Toujours dans les Epilegomena, il s'interroge sur l'apport des «sciences humaines historiques» dans les deux derniers siècles. Après avoir rejeté le modèle des «sciences exactes», il affirme que le progrès des sciences historiques consiste en la «mise en perspective» des phénomènes, en la «formation d'un jugement perspectiviste[xi]». Selon Auerbach, le «perspectivisme historique fut fondé par les critiques pré-romantiques et romantiques». Il faut essayer de comprendre en quoi consiste exactement ce geste de mise en perspective: il n'est pas seulement une organisation narrative, une disposition dans le temps, il est également une organisation problématique. Mettant en ordre les données dont il dispose, l'historien de la littérature doit se garder d'en effacer le caractère particulier: «La mise en ordre doit se produire de telle sorte qu'elle laisse le phénomène individuel se déployer individuellement[xii]». En fait, «notre exactitude se rapporte au fait particulier[xiii]», ce qui exclut la même exactitude dans la vision générale, mais rend indispensable le respect du particulier dans l'hypothèse générale. La perspective est donc à la fois ce qui introduit le fait dans une succession et un contexte, et ce qui l'insère dans une problématique générale. Les grands concepts inventés par Auerbach, la figuralité et la séparation des styles, mais aussi de nombreux autres, parsemés dans ses œuvres, sont des instruments herméneutiques: ils ont un fondement historique mais aussi une pertinence trans-historique (faut-il dire omni-historique?).

C'est ainsi qu'Auerbach nous livre une précieuse vision relativiste et conceptuelle, qui semble s'inscrire en faux, aujourd'hui, aussi bien contre l'usage dogmatique et en fin de compte obscurantiste de la théorie, que contre l'usage tautologique de l'histoire. Il nous aide à nous émanciper des diktats théoriques et de leur fausse universalité, tout en nous aidant à ne pas tomber dans le piège d'une histoire littéraire qui se limiterait à nous montrer la correspondance entre œuvres et mouvements, entre auteurs et époques, sans remettre en question les grandes périodisations. Auerbach ne souhaitait pas qu'on cesse de se servir de mots tels que «classicisme, Renaissance, maniérisme, baroque, Lumières, romantisme, réalisme, symbolisme», qui suscitent chez le lecteur des représentations l'aidant à s'orienter. Mais il demandait que ces concepts, qui «ne sont pas exacts» et ne le seront jamais, fassent l'objet d'une révision constante, de discussions qui permettent d'enrichir nos représentations. Comme la théorie, l'histoire n'est pas écrite une fois pour toutes.

Une historie conceptuelle de la littérature doit donc être relativiste pour Auerbach, parce que la littérature elle-même est une opération conceptuelle et relative: elle parle du monde car elle est liée à l'expérience que les hommes font du monde, mais elle en parle de différentes manières, parce que ces expériences sont différentes. Leur singularité doit être l'objet de notre recherche, leur communicabilité aussi. L'histoire de la littérature ne peut pas être celle du réalisme, mais celle de la représentation de la réalité, catégorie bien plus vaste, dans laquelle une immense pluralité d'approches trouve place et se pose comme véritable objet de l'interprétation. Tous les concepts émergeant de l'histoire ont une sorte de tendance à devenir anhistoriques, théoriques, mais tous peuvent être réintroduits dans le devenir historique pour l'interroger.

La démarche d'Auerbach me semble brillamment expliquée par une page de l'un de ses maîtres, Ernst Troeltsch, où l'on trouve cette définition de la pensée constructive:

Elle n'entend pas emprunter, à l'instar des anciennes doctrines théologiques, les voies de la prédiction, ni calquer une nécessaire explication de l'Idée, à la manière de Hegel, ni davantage, inspirée par le positivisme psychologiste, reconstruire la consécution causale nécessaire de certaines situations collectives et de certains types d'esprit. En restant strictement immanente à l'expérience, elle cherche simplement, lorsque c'est possible, à donner une expression conceptuelle générale aux différentes forces rectrices de notre existence historique, et à montrer quel rapport effectif de causalité génétique lie ces différents types culturels qui se succèdent et s'interpénètrent. Cette succession et ces interpénétrations permettent d'expliquer notre propre monde auquel de toute façon, sur un mode contrastif ou déductif, nous référons toute connaissance historique, et que nous voulons saisir dans ses caractéristiques fondamentales afin de nous comprendre nous-mêmes. Toute construction plus ambitieuse et commandée par une philosophie de l'histoire ne relève plus de la science historienne, mais de la philosophie, de la métaphysique, de la morale ou de la conviction religieuse. Mais si elle s'en tient strictement à l'expérience, la pensée constructive, au sens où nous l'entendons, ressortit bien à la discipline qu'est l'histoire, et l'essai de construction qu'on va lire ne déroge en rien à cet esprit empirique de la recherche[xiv].

Confronté au dilemme de la relativité et du caractère absolu des valeurs, Troeltsch ouvre à Auerbach la voie d'une histoire qui trouve son caractère critique dans la conscience de ce dilemme. Ainsi, le fait que la littérature, phénomène aussi historique que tout autre activité humaine, tende à s'imposer comme un éternel présent ne peut être assumé de façon critique que par la relativisation du point de vue du lecteur. Au lieu d'être rejetée par l'historien, la tendance de la littérature à se présenter comme un éternel présent peut être prise en compte, à condition que le relativisme agisse dans les deux sens indiqués par Auerbach: relativité de l'objet et du sujet qui l'analyse. Le sujet historien ainsi conçu ne peut renoncer à une vision, se dispersant dans les détails scientifiquement saisis et isolés; il ne peut pas non plus survoler le devenir dont il prétend connaître a priori la dynamique. Il doit situer son travail dans l'entre-deux, là où les phénomènes s'organisent autour de structures interprétatives, là où la pensée historique construit ses propres concepts en historicisant ceux que le passé lui livre.

Les pages qui suivent sont issues d'un colloque tenu à la Sorbonne en octobre 2007, cinquante ans exactement après la mort d'Auerbach. Aux communications présentées à ce colloque nous avons ajouté deux articles de Francesco Orlando et de Carlo Ginzburg. Je forme le souhait que cet ensemble de réflexions puisse inciter à relire Auerbach sans préjugés, ou plutôt avec une certaine disponibilité à remettre en cause ses propres préjugés.


Page associée: Erich Auerbach.



[i] Erich Auerbach, «Epilegomena pour Mimésis», trad.R.Khan, Po&sie, n°97, 2001, p.122.

[ii]

Ibid.

[iii] Cinq lettres d'Auerbach à Walter Benjamin, saisies par la Gestapo dans le studio parisien de Benjamin en 1940, puis tombées aux mains de l'Armée Rouge en 1945, ont été retrouvées en 1988 à Berlin par Karlheinz Barck. Elles ont été traduites en français par Robert Kahn: «Figures d'exil. Cinq lettres d'Erich Auerbach à Walter Benjamin», Les Temps Modernes, n°575, juin 1944, p.53-62.

[iv] Lettre du 23 septembre 1935, éd. cit., p.54.

[v] Lettre du 3 janvier 1937, ibid., p.60.

[vi]

Ibid.

[vii] C'est la formule employée par Louis Althusser à propos de la conception hégélienne de la causalité, dans Lire le Capital [1965], Paris, PUF, 1996, p.402-403.

[viii] «These two tendencies – theory and literary history – have so often in Western academic thought been felt to be rigorously incompatible that it is worth reminding the reader, in conclusion, of the existence of a third position which transcends both. That position is, of course, Marxism, which, in the form of the dialectic, affirms a primacy of theory which is at one and the same time a recognition of the primacy of History itself.» Fredric Jameson, The Political Unconscious. Narrative as a Socially Symbolic Act [1981], London, Routledge, 1996, p.14.

[ix] «Not to elaborate some achieved and lifelike simulacrum of its supposed object, but rather to produce the latter's concept.», ibid., p.12.

[x] «This is indeed what the greatest modern or modernizing literary histories – such as Erich Auerbach's Mimesis – have sought to do in their critical practice, if not in their theory.», ibid.

[xi] «Epilegomena pour Mimésis», éd.cit., p.122.

[xii]

Ibid.

[xiii]

Ibid.

[xiv] Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité [1911], Paris, Gallimard, 1991, p.26-27.



Paolo Tortonese

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Septembre 2010 à 11h07.