Atelier




Cette page est nourrie par un ensemble de textes issus du volume L'Engagement littéraire, dirigé par Emmanuel Bouju aux Presses Universitaire de Rennes, 2005.



Dossiers : Engagement, Politique.




  • Avant-propos, par Emmanuel Bouju (ci-dessous).

  • L'Imputabilité: "L'assertion, ou les formes discursives de l'engagement", par Marielle Macé.



L'Engagement littéraire
Avant-propos


Après avoir consacré ses premiers Cahiers à la notion de « contrat » (Littératures sous contrat, «Interférences», PUR, 2002), le Groupe Phi (Groupe de recherche en poétique historique et comparée), laboratoire inter-universitaire basé à l'Université de Rennes 2 (Equipe d'accueil du CELAM), a réuni quinze de ses membres et convié autant d'autres chercheurs à réfléchir avec eux à la notion d'«engagement littéraire».

Le questionnement directeur était le suivant: en quoi (et à quelles conditions) la notion d'engagement peut-elle aider à éclairer la représentation de la littérature ? Et en retour : quelle représentation de la littérature l'usage de la notion suppose (ou implique)-t-il ? Faut-il revenir strictement à l'acception sartrienne du terme, ou en proposer de nouveaux modes d'interprétation?

Car si l'engagement désigne, dans une première approximation, le geste par lequel un sujet promet et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans l'entreprise, ce geste, entre caution et pari, semble devoir déterminer des choix d'écriture, contraindre des modes de lecture – qu'il s'agit donc d'interroger.

Un colloque a réuni l'ensemble de ces chercheurs à Rennes en octobre 2003, afin qu'ils mettent ensemble à l'épreuve la capacité de cette notion à rendre compte, non pas seulement de l'implication de l'écrivain dans le champ social, politique ou historique, mais aussi et surtout de la spécificité des phénomènes littéraires – écriture, lecture, réception, traduction. L'ouvrage proposé ici reprend et articule ces interventions, selon un ordre que je souhaite expliciter dans cet avant-propos.

L'ouvrage comporte quatre parties, elles-mêmes structurées par des mouvements internes, et articulées entre elles par des textes transitionnels. D'autres modes de regroupement des articles sont possibles, et le lecteur ne manquera pas de relever, entre divers articles matériellement éloignés les uns des autres, des effets significatifs de réponse, ou de réplique. Mais j'ai choisi, notamment avec le conseil de quelques étudiants que j'ai sollicités pour faire office de pré-lecteurs, l'ordre qui m'a paru le plus clair et efficace.

Une première série d'articles est centrée sur les «perspectives théoriques» auxquelles se rattache l'usage de la notion: l'acception sartrienne est explicitée par les deux premiers articles, qui l'inscrivent pour le premier (article d'Alexandra Makowiak) dans le cadre d'une réflexion philosophique plus générale, et pour le second (article de Benoît Denis) au regard de la «morale de la littérature» moderniste dont Bataille constitue le représentant exemplaire. Dès ce moment, la possibilité d'un usage différent de la notion se fonde sur un déplacement de la logique pragmatique de l'engagement, depuis le modèle de la socialisation et la politisation de la littérature, vers celui de l'exercice d'une responsabilité et la sollicitation d'une reconnaissance réglées sur l'échange littéraire. C'est ce que Jean-Baptiste Mathieu relève avec l'exemple de Roger Caillois, et que j'essaie pour ma part de systématiser à partir d'une formule employée par Primo Levi dans Si c'est un homme, en faisant du misi me de l'écrivain un geste d'engagement – promesse et pari – reconnaissable à la fois comme texte et comme acte. Comme le précisent de façon complémentaire les articles de Marielle Macé (sur le discours de l'essai) et d'Alexandre Gefen (sur celui de la fiction), l'idée d'un engagement proprement littéraire permet ainsi de reconnaître – dans la littérature de la seconde moitié du XXe siècle en l'occurrence – une articulation particulière entre éthique et esthétique, fondée sur l'instauration complexe et ambiguë d'une autorité textuelle ouverte certes au pari de l'imputabilité et de la réfutabilité, mais aussi assurée par ses options formelles d'exercer, discrètement et pourtant sensiblement, un pouvoir conditionnant.

Les trois parties suivantes déploient en quelque sorte les directions proposées dans cet ensemble introductif.

La deuxième partie se trouve ainsi axée sur la question de l'articulation entre visée politique et énonciation littéraire – question première dans l'acception sartrienne, et qui, bien que moins centrale, demeure vive dans les tentatives actuelles de redéfinition de la notion.

L'ensemble des articles proposés ménage ainsi une progression de plusieurs ordres: le pôle vingtièmiste qui constitue l'essentiel de la partie est précédé de trois articles portant sur les XVIIe et XVIIIe siècles; une série d'études de type monographique (sur Christophe Tarkos – décédé depuis la rédaction de l'article –, Duras, Semprun, Blanchot, Boulgakov, Genet) prend appui sur des réflexions touchant à des genres différents (sermons, romans, poésie) et à des regroupements d'auteurs sur des périodes et en des lieux variés (France, Espagne, Inde); l'exemple archétypique de l'engagement voltairien sert de point de départ à une réflexion commune sur l'implication politique comme «fait d'écriture» (pour reprendre le titre de l'article de Jean-Marie Goulemot) – tandis que l'article d'Eric Marty sur Jean Genet marque le point le plus avancé de cette réflexion en l'ouvrant directement au travail de la partie suivante sur la poétique de l'engagement.

C'est là ce qui frappera le plus à la lecture de cet ensemble: cette attention que manifestent les divers articles au déchiffrage d'un «malentendu» touchant au lien de la littérature avec le politique – malentendu dont Eric Marty fait, dans son remarquable mini-essai, le lieu même de l'engagement, si ambigu, de Genet. La gestuelle publique du militantisme socio-politique n'est pas l'objet de ces articles; ou plutôt elle n'est évoquée prioritairement par certains (Claude Le Bigot, Dominique Denes, Daniel Riou, Philippe Mesnard) que pour être réinscrite dans un mouvement plus profond d'engagement qui se fonde d'abord sur une construction textuelle avant que de se déployer dans l'espace de la cité: qu'il s'agisse de figurer l'opinion publique en allocutaire fantomatique (Jean-Marie Goulemot) ou de produire un discours métaphorique capable d'enseigner les enjeux théoriques du pouvoir et de définir une histoire (Huguette Krief), qu'il s'agisse d'engager volontairement «l'alittérature» du texte dans une situation géo-historique donnée (Didier Coste) ou de «resémantiser» la dimension politique de l'écriture dans l'invention d'une communauté intertextuelle (Claude Le Bigot), il y va toujours d'un parti-pris, d'un pari et d'un risque d'écriture définissables au regard d'une situation historique et politique précise.

Ainsi la littéralité systématique de Christophe Tarkos (article d'Alain Farah), le déplacement en figures littéraires des postures politiques originelles chez Philippe Blanchot (article de Philippe Mesnard) ou le morcellement générique et stylistique qui traduit chez Boulgakov son principe de résistance (article d'Anne Ducrey) sont autant de choix proprement littéraires – de «gageures» parfois (comme le souligne Dominique Denes) par lesquels se reconnaît le mouvement de l'engagement.

La troisième partie regroupe alors une série d'articles marqués par le même souci d'aller trouver dans les déterminations formelles du texte les lieux où reconnaître un processus d'engagement du littéraire: comme le souligne Judith Wulf dans son article sur Hugo, article inaugural de la partie, l'engagement «se manifeste comme geste et non comme représentation, comme procès et non comme aspect, comme coopération et non comme instruction».

Cette gestuelle de l'engagement, destinée à la reconnaissance par l'interprétation mais aussi au risque de la méconnaissance et de l'inefficace, passe ainsi par une figuration interne, dont Benoît Denis avait déjà signalé l'importance à partir du modèle sartrien, mais dont les exemples singuliers étudiés ici accentuent la fonction pragmatique et régulatrice. C'est ce que traduit, en particulier, le mouvement de refondation paradoxale de la communication littéraire évoqué par Emilie Piton-Foucault à travers la tension entre programmation paratextuelle et clôture du texte chez Zola, ou encore la «mise en scène d'un arbitrage éthique effectué par l'intrigue entre différents types de discours » dans l'exemple brechtien étudié par Sebastian Veg.

Cette régulation de l'échange permet également de penser différemment le rapport de certains auteurs au procès de l'engagement et à la sortie paradoxale hors du territoire esthétique qu'il engendre: les articles de Sylvie Servoise et de Nathalie Piégay-Gros, centrés l'un comme l'autre sur la question du montage mais attachés à l'examiner à travers deux auteurs a priori très éloignés l'un de l'autre – Elio Vittorini et Claude Simon – manifestent la liaison étroite qui existe, dans le texte même, entre la pratique et la critique de l'engagement, et rappellent la façon dont Benoît Denis évoquait en clôture de Littérature et engagement la question actuelle, justement, d'un «manque à l'engagement» de l'écriture.

C'est ainsi à l'un des paradoxes centraux de l'engagement que (re)conduit cette mise en perspective nouvelle des lieux textuels qu'il mobilise: il est lié à une parole qui se donne pour inaugurale et exerce une fonction performative, mais il fait reposer son pouvoir d'à-venir sur le pari d'une écriture à la fois contraignante et incertaine. Attachés à manifester cette ouverture paradoxale du texte au lecteur, les articles de Georges Tyras et de Frédérique Leichter-Flack rapportent la question du témoignage sur l'histoire aux choix poétiques très particuliers que recouvrent l'exemple du roman espagnol à narration posthume et de la fiction de la Révolution d'Andreï Platonov. La posture initiale de l'implication politique se retrouve ainsi placée au cœur même de l'échange instauré par le texte avec l'expérience de lecture: la «coopération», ou la connivence sollicitée par le geste même de l'engagement littéraire n'efface pas la question d'une représentation du réel et de l'histoire, ni même d'une intervention dans l'ordre du politique et de l'universalisme éthique, mais font de cette question un problème poétique qui se pose et agit aux divers lieux de déploiement du texte.

Voilà pourquoi la dernière partie de l'ouvrage se déplace inévitablement vers les modalités secondes de l'échange littéraire: lecture, réception, traduction, adaptation. La question des lectures possibles et effectives de L'Emile (article de Julia Douthwaite), des modalités qui font de l'acte de réception un acte de ré-engagement littéraire (articles de Vittorio Frigerio, François Guiyoba et Danielle Risterucci-Roudnicky), de la traduction et de l'adaptation cinématographique comme poétiques d'engagement à part entière (articles de Françoise Lartillot et Jean Cléder) sont autant d'occasions de considérer la puissance modélisatrice de la notion et sa capacité à définir les divers temps dynamiques de l'échange littéraire.

Il s'agit avec l'engagement, comme le formule élégamment Jean Cléder, de «rouvrir la carrière des possibilités interdites, de redéployer les événements que l'Histoire et le texte n'ont pas choisi d'enfermer mais de transporter.» L'article de Dominique Vaugeois consacré à la poétique du discours sur l'art, montre de la même façon, et comme en clausule de l'ouvrage (dont il rappelle à lui seul plusieurs temps), que la figuration dans le texte d'une parole engagée à dire le vrai et le beau, et à s'assurer par là-même de sa rigueur éthique, trouve vraiment son sens dans l'exposition publique et l'inscription au sein d'une communauté sociale.

Je ne sais pas si l'ensemble que constituent ces textes, dans leur diversité et parfois leur divergence, suffit tout à fait à réinventer ou remotiver l'usage d'une notion qui était devenue, avec le temps, un peu désuète. Mais il me semble tout compte fait que les lignes de force qu'il imprime à cet usage, en héritant du modèle sartrien et en tentant d'en renouveler, par écart et débordement, la portée critique, parvient à en montrer la fertilité constante: en réglant conjointement les dimensions éthique et esthétique de l'expérience littéraire sur une exigence de fidélité et sur la conscience d'un risque, la notion d'«engagement» permet de penser un peu mieux les paradoxes qu'ont mis au jour, depuis Qu'est-ce que la littérature?, quelques décennies d'inquiétude théorique.

Le court texte proposé par Philippe Forest en épilogue – et comme en réponse à la partie introductive – constitue à cet égard, depuis une perspective personnelle d'écriture touchant à une implication profonde en direction d'une sorte de réalisme aporétique, l'une des démonstrations les plus éclatantes qu'il est possible, aujourd'hui même, et pour l'avenir, de penser en termes d'engagement cela qui nous lie intimement, tous et chacun, à la littérature.



Emmanuel Bouju

Lire également:

  • L'Imputabilité: "L'assertion, ou les formes discursives de l'engagement", par Marielle Macé.



Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 9 Juin 2014 à 12h37.