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Les émotions de la lecture littéraire

par Vanessa Depallens
Doctorant à l'Université de Lausanne et à la Haute École Pédagogique de l'État de Vaud


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Les émotions de la lecture littéraire


Mise à l'écart par la modernité de par son refus de traiter de problématiques «psychologisantes» et sa centration sur l'aspect formel des œuvres, la question des émotions littéraires est à nouveau centrale dans les études littéraires depuis une trentaine d'années [1]. Aujourd'hui, l'idée d'une lecture purement rationnelle, détachée du sujet qui la produit, objective selon des procédures scientifiques est remise en question pour diverses raisons. De manière analogue, la notion d'émotion esthétique, provoquée par les qualités aspectuelles de l'œuvre — garantes de sa littérarité — et non par «la représentation de choses émouvantes, de personnages en proie à des affects, de la référence à des intérêts humains», tend à être repensée [2]. C'est notamment le cas dans le champ de la didactique de la littérature.


En effet, les diverses approches didactiques de la «lecture littéraire» [3] permettent aujourd'hui de légitimer une lecture scolaire émotionnellement marquée pour considérer à la fois les pratiques de lecture ordinaire des élèves, souvent discriminées depuis la révolution structuraliste des années 1970 [4], ainsi que leur subjectivité comme garantes d'une appropriation complexe des œuvres. Elles prennent ainsi au sérieux les émotions personnelles — souvent liées à un intérêt pour le contenu et plus particulièrement pour les personnages — ressenties à la lecture d'une œuvre. Reste à penser comment situer les émotions de la lecture littéraire également du côté du texte pour «mett[re] en relation les effets textuels qui renvoient aux modalités d'expression et les affects du lecteur qui concernent les retentissements subjectifs du texte» [5]. Comment dès lors penser la spécificité des émotions vécues dans une démarche d'interprétation des textes, en distinguant — sans les hiérarchiser — les émotions subjectives fréquemment ressenties par les élèves des émotions visées par le texte/l'auteur[6] ?


C'est en se tournant vers les sciences cognitives que nous tenterons de proposer une telle définition des émotions de la lecture littéraire. Les approches que nous convoquons permettent de distinguer les émotions réelles des émotions vécues lors de la lecture qui dépendent à la fois des situations narratives représentées (émotions fictives) et de la manière dont le texte est construit (émotions artefacts); elles valorisent la fonction épistémique de telles émotions qui peuvent contribuer à la compréhension d'un texte et/ou favoriser le développement de compétences empathiques chez le lecteur.


K. R. Scherer, psychologue dans le domaine des sciences affectives, différencie les émotions utilitaires des émotions esthétiques, en considérant la fonction adaptativedes premières [7]. Les émotions utilitaires permettent effectivement d'évaluer la pertinence d'un événement en fonction de la situation en vue d'agir de manière adéquate. Elles ont ainsi des conséquences importantes pour le bien-être, voire la survie d'un individu. Pour Scherer, les émotions esthétiques ne possèdent pas une telle fonction adaptative, mais visent une forme de «plaisir désintéressé» kantien fondé sur l'appréciation des qualités d'une œuvre. Toutefois, le psychologue insiste sur le fait que les émotions esthétiques, tout comme les émotions utilitaires, sont incarnées et agissent comme des réponses impliquant des changements d'ordre physiologique et comportemental. Cette conception de l'émotion esthétique met en avant trois caractéristiques générales des émotions de la lecture littéraire: elles sont coupées d'une tendance directe à l'action; elles sont incarnées; enfin, elles peuvent susciter le plaisir du lecteur. Cependant, les émotions de la lecture littéraire ne sont pas réductibles à des émotions esthétiquestelles que Scherer les définit. Loin de viser uniquement une forme de plaisir désinteressé, elles peuvent posséder d'autres fonctions, comme l'affirment notamment certaines recherches portant sur la compréhension ou sur la simulation mentale.


Dans les recherches expérimentales qu'ils conduisent en psychologie cognitive, E.W.E.M. Kneepkens et Rolf. A. Zwaan montrent que les émotions jouent un rôle dans la construction du sens d'un texte [8]. Celles-ci servent notamment à orienter automatiquement l'attention du lecteur sur des informations jugées intéressantes (fonction de sélection). Les deux psychologues mettent également en avant le fait que deux types d'émotions interviennent dans le processus de compréhension des textes: les émotions artefacts et les émotions fictives. Les émotions artefacts sont suscitées par les caractéristiques du texte au niveau de sa construction sur le plan esthétique et au niveau des procédés littéraires mis en œuvre par l'auteur. Elles relèvent de la structuration interne du texte et de l'intention de l'auteur. Ce type d'émotions a plus de chance d'être sollicité lorsque le lecteur possède une certaine expérience littéraire. Les émotions fictives, quant à elles, concernent le niveau de la représentation, c'est-à-dire les personnages et la narration. Elles dépendent de la compétence du lecteur à s'immerger dans le récit en imaginant la situation et les événements (attentes, peur, intérêt) ou en se mettant à la place des personnages (empathie).


J. Pelletier, philosophe s'inscrivant dans les approches simulationnistes de la fiction, précise une telle conception des émotions fictives en développant trois sous-catégories: les émotions ressenties avec les personnages; les émotions ressenties pour les personnages; enfin, les émotions morales, liées à un jugement sur le comportement des personnages, qui sont susceptibles d'inciter le lecteur à agir dans la réalité [9]. À l'instar de Scherer, Pelletier considère que les émotions fictives sont désimpliquées puisque le lecteur, reconnaissant qu'il est dans un cadre fictionnel, bloque ses tendances à agir. De ce fait, les émotions fictives ne sont plus en relation avec les buts du lecteur, mais se rapportent aux buts poursuivis par les personnages. Le cadre fictionnel fonctionne alors comme un cadre empathique, car en orientant les émotions du lecteur vers celles des personnages, il met en jeu des processus empathiques au service de la compréhension des états mentaux des personnages. Il facilite ainsi le dépassement du point de vue personnel du lecteur pour que celui-ci ressente non seulement une émotion avec les personnages, mais également pour ces derniers. Cependant, Pelletier affirme que certaines émotions fictives n'ont pas pour objet les actions propres d'un sujet ému, mais les actions des personnages. Il s'agit d'émotions de haut niveau, définies comme des émotions morales dans le sens où elles constituent des réponses du lecteur à l'évaluation morale des comportements et des actions des personnages. En aval de l'expérience de la fiction, les émotions morales, comme l'admiration ou l'indignation, sont susceptibles de motiver l'adoption de certains comportements dans la réalité. Pelletier suppose que l'expérience de la fiction est motivée par le fait que les émotions fictionnelles peuvent procurer un sentiment de plaisir en relation avec le désengagement du réseau personnel.


À partir des approches qui viennent d'être présentées, nous pouvons considérer les émotions de la lecture littéraire comme généralement détachées, dans le sens où elles ne génèrent pas de tendance à l'action — à l'exception des émotions morales — et comme incarnées puisqu'elles se manifestent physiologiquement. La fonction des émotions est sélective car celles-ci attirent l'attention du lecteur sur des aspects du texte qu'il juge intéressants.


Les émotions de la lecture littéraire sont constituées par des réponses relatives à des considérations sur la construction du texte (style, structure), sur l'intentionnalité auctoriale – il s'agit d'émotions artefacts – ou renvoyant à des considérations sur les personnages, c'est le cas des émotions fictives. Les émotions artefacts sont fondées sur les connaissances et compétences littéraires du lecteur: plus celui-ci est expérimenté, plus il a de chance de ressentir des émotions artefacts. De leur côté, les émotions fictives concernent soit les émotions des personnages soit les actions des personnages. Dans le premier cas, le lecteur ressent des émotions pour et avec les personnages via un cadre empathique qui lui permet de comprendre les états mentaux de ces derniers. Ces émotions dépendent donc de compétences empathiques qui permettent au lecteur de simuler l'état mental des personnages. Dans le second cas, le lecteur ressent des émotions de haut niveau qui constituent des réponses à l'évaluation morale des comportements et actions des personnages: il éprouve des émotions morales qui sont dépendantes de ses valeurs personnelles, mais aussi des jugements des personnages et d'éventuels commentaires du narrateur. Les émotions artefacts et les émotions fictives sont interdépendantes dans le sens où les émotions qu'un lecteur ressent pour une œuvre (émotions artefacts) sont également liées aux émotions qu'il ressent pour les scènes représentées dans cette même œuvre (émotions fictives).


Dans le cadre de l'enseignement de la littérature, la prise en compte des émotions fictives et des émotions artefacts dans un processus de lecture littéraire pourrait ainsi, d'une part, favoriser l'appropriation de l'œuvre par les élèves en considérant pleinement leurs réactions personnelles et d'autre part, permettre le développement d'une réflexion sur l'œuvre en tant que construction intentionnelle visant certains effets potentiellement actualisables par les lecteurs.


Emotions de la lecture littéraire

-détachées (excepté les émotions morales)

-incarnées

-fonction de sélection (informations intéressantes) et de plaisir

Emotions fictives

-concernent les personnages et les situations fictives: émotions pour et avec les personnages + émotions morales comme évaluation des actions des personnages (contenu)

-liées à des compétences empathiques et à des valeurs personnelles

Emotions artefacts

-concernent le fonctionnement de l'œuvre (analyse interne)

-concernent l'intention de l'auteur (analyse externe)

-liées à des connaissances/compétences/ valeurs littéraires



Vanessa Depallens, automne 2018



NOTES


[1] Bernard, M., Gefen, A. & Talon-Hugon, C. (2016), «Introduction», in M. Bernard, A. Gefen & C. Talon-Hugon (Eds.), Arts et émotions – Dictionnaire (p. 9). Paris: Armand Colin.

[2] Talon-Hugon, C. (2016). Emotions esthétiques. In M. Bernard, A. Gefen & C. Talon-Hugon (Eds.), Arts et émotions - Dictionnaire (p. 157). Paris: Armand Colin.

[3] Cf. Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970). La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement. Paris: Minuitainsi que Baudelot, C., Cartier, M. & Detrez, C. (1999). Et pourtant ils lisent ... Paris : Seuil.

[4] Comme le titre de notre texte le suggère, la notion heuristique de lecture littéraire, protéiforme et emblématique du champ de la didactique de la littérature, sert de cadre de référence à notre réflexion. Voir les publications de J-L. Dufays sur la lecture littéraire (Dufays, J.-L., Gemenne, L. & Ledur, D. (1996). Pour une lecture littéraire. Histoire, théories, pistes pour la classe. Bruxelles : De Boeck & Larcier; Dufays, J.-L. (2002). Les lectures littéraires : évolution et enjeux d'un concept. Tréma, (19), sur https://journals.openedition.org/trema/1579) ainsi que les ouvrages collectifs abordant la question du sujet lecteur(Rouxel, A., Langlade, G., Massol, J.-F & Louichon, B. (2005). Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature. Presses Universitaires de Rennes; les deux volumes dirigés par Mazauric, C., Fourtanier, M.-J. & Langlade, G. (2011).Textes du lecteur et Textes du lecteur en formation. Peter Lang).

[5] Langlade, G. & Fourtanier, M.-J. (2007). «La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire». In E. Falardeau, C. Fischer, C. Simard, & N. Sorin (Eds.), La didactique du français. Les voies actuelles de la recherche (p. 115). Québec : Les Presses de l'Université Laval.

[6] Nous tenons à préciser que la définition d'émotion de la lecture littéraire proposée dans cette notice servira de base à l'analyse de productions d'élèves et sera donc amenée à être modifiée, adaptée au fil de l'analyse de nos données. Notre recherche exploratoire vise principalement à mieux comprendre quelles fonctions les émotions ressenties par des élèves de 14 ans – lors de la lecture de textes narratifs à forte tension narrative – pourraient jouer dans un processus de lecture littéraire (interprétation, évaluation, motivation).

[7] Scherer, K. R. (2005). «Trends and developments: research on emotions». Social Science Information, 44 (4), 706-707.

[8] Blanc, N. (2006). «Emotions et compréhension de textes». In N.Blanc (Ed.), Emotion et cognition. Quand l'émotion parle à la cognition (pp. 123-190). Paris : In Press Editions.

[9] Pelletier, J. (2016). «Quand l'émotion rencontre la fiction». In F. Lavocat (Ed.), Interprétation littéraire et sciences cognitives (pp. 123-155). Paris : Hermann.





Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2018 à 10h15.