Atelier




Pour une écocritique associée à une écologie du livre

Par Gaspard Turin (Université de Lausanne)


Dossier Écopoétique






Pour une écocritique associée à une écologie du livre



1. Introduction


C'est peut-être une évidence, mais rappelons-le: l'écopoétique décrit et interroge, via les œuvres, l'expression des rapports de l'humain à son environnement. D'une manière plus précise et plus éclairante, Claire Jaquier, définissant dans son article «Ecopoétique — un territoire critique» la démarche de Pierre Schoentjes, écrit qu'il s'agit de «cerner les caractéristiques d'une écriture des espaces naturels, en tant qu'ils sont au centre d'une expérience concrète de participation à l'oikos terrestre, auquel l'homme n'est pas extérieur[1]». Appliqué au travail de Schoentjes[2], c'est surtout la première partie de cette définition qui prévaut. Le caractère «poétique» d'une écopoétique centrée sur un corpus thématique renvoie à un cadre disciplinaire qui l'oblige à penser avant tout aux formes (narratologiques, stylistiques, sémantiques) peuplant ce corpus. Mais l'autre moitié du terme, l'oikos, dont le sens oscille entre «habitat» et «environnement», déporte la réflexion pour toucher aussi bien l'espace local que l'espace global. La détermination manifeste des représentants de l'écopoétique (auteurs comme critiques) à envisager les liens locaux entre l'homme et la nature comme indissociables d'enjeux planétaires, induit pour cette discipline la nécessité de dépasser, elle aussi, la simple topique du texte pour interroger ses conditions de production. La nécessité de se faire, en somme, écocritique, si l'on suit la distinction opérée par Daniel A. Finch-Race et Julien Weber, pour qui la relation s'établit «entre les productions culturelles et leur environnement[3]».


Compréhensive, la discipline doit s'ouvrir à des horizons qui excèdent le rapport thématique aux textes. Elle doit s'accorder avec les systèmes qui sous-tendent et conditionnent leur production et questionner ces systèmes, éprouver leur validité écologique. Nous proposons dans cette perspective d'observer l'économie du livre, dans les rapports qu'elle met en jeu entre ses différents acteurs (auteur, éditeur, distributeur, libraire et lecteur), en partant du postulat suivant: cette économie présente aujourd'hui, dans sa globalité, un modèle très éloigné de tout souci de durabilité. C'est de cette «industrie des lettres», pour reprendre la formule-titre d'Olivier Bessard-Banquy[4], qu'il sera question tout d'abord. Précisons d'emblée qu'il ne s'agira pas de mesurer l'impact écologique direct des métiers du livre sur l'environnement, leur «empreinte carbone». Bien plutôt, on envisagera l'édition comme modèle économique, désormais acquis aux principes de l'industrie de masse, en posant la question suivante: serait-il possible que l'économie actuelle du livre, réagissant à son industrialisation massive depuis les années 1970, développe alternativement, dans certains de ses recoins, une adhésion à des principes alternatifs de gouvernance qui puissent être décrits, en inversant la formule de Bessard-Banquy, comme une écologie des lettres, c'est-à-dire fonctionnant en véritable écosystème?



2. L'édition en voie de disparition

Il faut saluer le fait qu'il reste en France d'excellents libraires qui se sont formés de manière professionnelle et qui luttent au quotidien pour réussir à exercer au mieux leur métier malgré le flot de titres déversés par l'office. Ce qui compte, c'est la vitalité de la librairie.
Olivier Bessard-Banquy[5]

Parler des métiers du livre comme d'un «écosystème» est chose relativement courante lorsqu'il s'agit d'opposer économie traditionnelle de l'édition et révolution numérique. En témoigne un grand nombre de publications[6] faisant état du changement de paradigme éditorial que connaît notre époque. Le terme est employé tantôt pour exprimer un nécessaire rééquilibrage des métiers du livre dans l'exploitation du nouveau système, tantôt pour déplorer le déséquilibre menaçant le système ancien. De tels usages ne prennent pas le temps d'interroger le bien-fondé sémantique de ce mot, qui apparaît dès lors sur un mode semi-métaphorique, assez flou.


Olivier Bessard-Banquy, quant à lui, systématise ce procédé stylistique. Lorsqu'il oppose les grandes maisons d'édition françaises,prises au cours de la seconde moitié du XXe siècle d'un besoin toujours plus impérieux de faire du chiffre, aux petites, c'est selon un idiome convoquant fréquemment le lexique de la machine. Telle grande maison fonctionne «à plein régime[7]», tels «centres de profits gagnent mécaniquement toujours plus d'argent  au fur et à mesure que la production augmente[8]», «l'hyperproduction de blockbusters étouffe la création littéraire[9]», etc. L'apparition de l'émission Apostrophes en 1975, qualifiée de «machine à vendre[10]» inaugure pour Bessard-Banquy la nouvelle ère d'un secteur qui fonctionne désormais essentiellement, comme le titre de l'ouvrage l'indique, selon des principes industriels de production.


Par contraste, on trouve dans le livre, pour qualifier le travail des individus ou des petites maisons, des expressions à consonance naturelle, voire écologique, comme par exemple: «les éditeurs s'engagent de moins en moins sur le long terme, dans une recherche toujours plus fébrile de l'équilibre budgétaire au plus vite, au mépris du “développement durable”[11]» ou encore «les échéances de paiement également doivent être assouplies pour donner plus d'oxygène aux libraires[12]». L'usage filé de la métaphore machinique conduit logiquement à considérer toute entreprise d'édition, de distribution, de librairie dont les méthodes se distancent de celles de la grosse industrie comme fonctionnant de manière «naturelle».


Mais il ne s'agit pas que d'une métaphore, du moins à propos du premier de ces deux pôles. Bessard-Banquy montre bien que l'un des événements les plus importants de l'époque qu'il traite fut la reprise du groupe Hachette par un véritable patron d'industrie, Jean-Luc Lagardère. Sous son influence et celle d'autres grands capitalistes, l'éditeur devint un gestionnaire et l'édition une usine à best-sellers, une activité aux prises de risque de plus en plus rares. En somme, une activité de simple exploitation d'un matériau littéraire que l'on se préoccupe peu de renouveler (on pense notamment au succès des franchises). Face à cela, la figure élue par Bessard-Banquy comme la plus représentative d'un travail d'édition traditionnel est celle de Jérôme Lindon. Assez logiquement, selon la perspective rhétorique exposée ci-dessus, le travail du capitaine historique des Éditions de Minuit présente des caractéristiques qui permettent une labellisation de type «développement durable», au moins en ce qui concerne le succès de librairie que fut L'Amant.

La réussite de L'Amant signe la réussite de tout un système éditorial, c'est la preuve que la politique de rigueur, le choix de la publication limitée à quelques titres par an, le souci de défendre chaque titre mis sur le marché finissent par payer. C'est la récompense tardive mais pleine et entière du pari sur le long terme.[13]

Publication limitée et défense de celle-ci: la condition du succès d'un tel système est la recherche d'un équilibre entre l'élément entrant et l'élément sortant, d'une homéostasie, pareille à celle que l'on retrouverait a priori dans un écosystème. Et dans la défense par Bessard-Banquy du système Lindon, le lien est avéré entre la manière (inter)personnelle de procéder de ce dernier — d'une édition à visage humain, fonctionnant de proche en proche — et la notion de «vie» appliquée à la production littéraire, telle qu'on la trouvait exprimée dans la citation en épigraphe, comme dans celle-ci: «Le combat de Jérôme Lindon en faveur de la librairie traditionnelle n'est pas un combat d'arrière-garde mais une défense de la littérature vivante.[14]» Le concept d'écosystème perd ici, à nouveau, une partie de son abstraction. Cela permet, pour l'exemple Minuit, de le traduire en une valeur qui ne s'arrête pas à la stricte métaphore: la possibilité pour un système de se constituer en autopoïèse — c'est-à-dire de pourvoir à sa propre régénération. Pour Bessard-Banquy, la maison Minuit fournissait un tel exemple, qui dans cette capacité d'autonomie offrait un rôle stable et gratifiant à tous les individus qui en composaient les parties[15]. Mais un problème de taille se présente: tout durable que puisse être le développement des Éditions de Minuit, il ne semble pas l'être assez pour survivre à sa figure tutélaire.


Face aux nouveaux usages, plus en phase avec l'économie ultralibérale installée en Occident depuis la seconde moitié du XXe siècle, le modèle Lindon a beau n'être pas, selon Bessard-Banquy, un combat d'arrière-garde, faute de combattants il cesse. Et sans que tout espoir soit perdu de voir, sous la tutelle d'Irène, l'étoile bleue continuer à briller au XXIe siècle comme elle l'a fait au XXe, L'industrie des lettres ressemble tout de même, par endroits, à un tombeau pour l'irremplaçable Jérôme. L'éditeur est présenté comme un être dont le monde de l'édition française, dans son ensemble, est aujourd'hui orphelin, et dont la mort aura résonné comme un glas, annonçant la disparition d'un homme autant que d'une tradition, et laissant la maison Minuit «isolée» dans son «intransigeance éditoriale», un exemple que les grandes maisons ne peuvent, ou ne veulent pas suivre[16]. On n'est pas loin de constater que la «littérature vivante» disparaît en même temps que lui.


Surtout, on observe que l'écosystème Minuit n'est considéré comme tel que parce qu'il est en voie de disparition, et que celle-ci semble annoncée par une vision écosystémique réduite à un lieu clos. En caricaturant un peu, seule son homéostasie aura permis à Minuit, à force d'intransigeance, de maintenir son cap à travers les décennies, contre vents et marées: en attendant Beckett, de 1951 (publication de Molloy) à 1969 (consécration du Nobel), on aura retenu son souffle et vécu de quelques quolibets, obligeamment fournis de temps en temps par Bernard Fixot ou Robert Laffont… Le tableau est certes exagéré, mais il ne fait pas de doute que c'est son isolement qui dessert aujourd'hui une maison dont le soupçon d'hermétisme dans sa production ne s'est pas beaucoup atténué depuis le Nouveau Roman; d'autre part c'est ce même isolement qui réduit, dans la conception que l'on peut se faire du terme appliqué à l'économie du livre, l'écosystème à un système certes sympathique, mais surrané et menacé.



3. Un organisme utopique


On voit que le terme d'écosystème appliqué aux métiers du livre présente une valeur non strictement métaphorique; une telle orientation mérite néanmoins d'être développée. Dans un premier temps, considérons l'écosystème, en suivant les premières conceptualisations de Tansley, comme la simple addition d'un biotope (environnement) et d'une biocénose (une communauté d'organismes vivants)[17]. En l'occurrence, la maison Minuit peut correspondre à cette addition. Le biotope correspond à un lieu, géographique et symbolique: l'adresse de la maison, 7 rue Bernard Palissy, à proximité du boulevard Saint-Germain. Dire que l'identité de Minuit est fortement liée à ce lieu est un euphémisme. En témoignent par exemple Jean-Philippe Toussaint[18] et plus encore Jean Echenoz, pour qui l'adresse en question et ses annexes (la rue de Rennes, le boulevard Arago, le restaurant Le Sybarite etc.) acquièrent une importance profonde, de nature organique, lorsqu'il s'agit d'évoquer la maison et son éditeur[19]. S'il y a réseau, il est d'abord géographique pour Echenoz, avant de prendre une valeur interpersonnelle, à prolongements symboliques — mais là encore, une valeur qui se fonde essentiellement sur un sociogroupe local, un entre-soi. Une logique familiale préside aux destinées de la maison, alléguée par la succession Jérôme-Irène, mais aussi par l'extension de l'espace familial aux auteurs — de la célèbre photo de famille des Nouveaux Romanciers en 1959 aux nombreux hommages de la génération suivante, lors de la mort de Jérôme Lindon en 2001. Un dernier exemple de cette polarité locale se trouve d'ailleurs cité par Echenoz dans l'hommage qu'il consacre à l'éditeur:

D'ailleurs, en règle générale, Jérôme Lindon déconseille les parutions en revue comme il déconseille les travaux en collaboration, déconseille les colloques, déconseille les commandes de cinéma ou de télévision, déconseille les voyages (il déteste spécialement les voyages), déconseille à peu près tout ce qui peut distraire de l'écriture […].[20]

De la persistance minuitarde à investir le local au détriment du global, de l'opposition indigène-allogène, on peut d'abord déduire que la biocénose se crée autour du biotope, par lui, et que l'addition de ces deux éléments résume effectivement les conditions d'existence de «l'écosystème Minuit». Mais les guillemets sont nécessaires, car la clôture induite par une telle politique éditoriale présente aussi bien l'aspect d'un organisme utopique, rejetant comme indésirables les corps qu'il considère comme étrangers. Nombreux sont en effet les auteurs de talent qui, au fil des ans, ont quitté les Éditions de Minuit alors même que, le plus souvent, ils en étaient des représentants autochtones. On ne s'attardera pas ici sur les raisons individuelles, forcément différentes, qui ont présidé aux défections des uns et des autres. Mais il faut admettre que le tableau familial idéal brossé par les Minuitards très typés que sont Toussaint et Echenoz s'accorde mal avec les départs d'auteurs, surtout lorsque ceux-ci présentent une importance unanimement reconnue par la critique dans le paysage littéraire. Antoine Volodine part pour Gallimard en 1997, Christian Oster pour l'Olivier en 2011 — et entre les deux, Patrick Deville, François Bon, Jean Rouaud, Marie NDiaye, pour ne citer qu'eux.


Quoi qu'il en soit, la valeur écosystémique des Éditions de Minuit s'en trouve réduite. La raison théorique principale de cette incompatibilité se traduit par la faiblesse de l'addition biotope/biocénose, addition dont les biologistes reconnaissent aujourd'hui l'insuffisance lorsqu'il s'agit de décrire un écosystème[21]. Car celui-ci ne peut fonctionner que selon une logique de flux et d'échanges qui dépasse son propre cadre. Dans la mesure où la maison Minuit se constitue en un système homéostatique et autopoïétique, dans la mesure où l'intransigeance de son capitaine historique a forcé la polarisation entre vilains éditeurs industriels et éditeurs traditionnels héroïques, alors il n'est pas étonnant que les maisons d'édition traditionnelles ne puissent apparaître que comme des écosystèmes en voie de disparition. Plutôt qu'aux fonctions des composants d'un écosystème, il faudrait penser en termes d'échanges entre écosystèmes, c'est-à-dire en termes d'écocomplexes, de flux d'un système à un autre: «la compréhension de la manière dont les éléments circulent à travers les composants de l'écosystème est cruciale pour la compréhension de la régulation de la structure et du fonctionnement des écosystèmes.[22]»


Pour mieux le comprendre, je change à présent le cadre de mon enquête, de l'édition à la diffusion. Toujours dans la perspective d'une écologie appliquée à l'économie du livre, j'observerai l'exemple de la Librairie du Midi, à Oron-la-Ville, dans le canton de Vaud. Se présente sous cette enseigne, selon les termes de sa propriétaire Marie Musy, «une librairie générale d'environ 150 m2, dans une petite ville d'environ mille habitants[23]». L'emplacement excentré de la librairie pourrait laisser envisager une situation de marasme. Des commerçants forcés de diversifier leurs activités (papeterie, journaux…) pour réduire leurs pertes, face aux librairies des grandes villes — à l'image du combat mené par les petites maisons d'édition souffrant du décalage Paris-province, selon la description qu'en fait Bessard-Banquy: «Ainsi s'accroît insensiblement la fracture qui sépare la grande édition, parisienne, dotée d'une force de vente importante, de la petite édition en région dont l'unique défi est de parvenir à se faire connaître au-delà du canton.[24]» Le poids de la capitale par rapport au reste du pays semble ne laisser aucune chance aux petites structures de l'économie du livre, au début des années 1990 (la période dont il est question dans le contexte de cette citation). Aujourd'hui, la situation de la Librairie du Midi est très différente. D'abord, l'opposition centre-province n'est que très peu marquée en Suisse, aux plans de l'édition, de la librairie et de la création. Ensuite, la position relativement isolée de la Librairie du Midi lui permet de bénéficier d'un effet de singularité: il n'y a aucune autre librairie dans un rayon de quinze kilomètres, et la région ne souffre pas de dépeuplement — au contraire, le plateau romand voit sa population augmenter de manière régulière[25]. D'autre part l'isolement des zones rurales, qui semblait inexorable il y a vingt-cinq ans, a depuis rencontré une puissante compensation, grâce à internet et ses réseaux sociaux. Les possibilités logistiques de tels outils viennent alors réduire les défauts de visibilité et d'accessibilité des librairies de province.


Pour Marie Musy, les quelques heures par semaine que demandent une présence et une réactivité sur ces réseaux constituent «un investissement assez rentable[26]», d'abord de promotion du lieu, puis des ouvrages qui lui tiennent à cœur. À titre d'exemple, Confiteor de Jaume Cabré a été «vendu à 120 exemplaires, une vingtaine par le biais de Facebook — des commandes ou des clients qui sont venus l'acheter en librairie parce que j'en parlais beaucoup». Le réseau social possède également une fonction non négligeable dans la logique écosystémique qui nous occupe, puisqu'il ne connaît pas de différences entre les sphères de la profession. Il s'agit pour le libraire de construire le contact aussi bien «avec d'autres libraires, des éditeurs et des auteurs». Auteurs qui sont par la suite, et fréquemment, invités en librairie pour rencontrer les lecteurs… Une certaine forme de lien interpersonnel caractérisait déjà les métiers du livre à la Lindon, mais ces liens obéissaient à une hiérarchie culturelle tacite au sein de la profession dans son ensemble, puis à une seconde hiérarchie à l'interne, dans l'étagement des fonctions, qui rendait l'auteur peu accessible à d'autres qu'à l'éditeur.



4. De l'écosystème à l'écocomplexe


En termes de catalogue, la particularité de la Librairie du Midi est d'être à la fois généraliste et spécialisée dans ce qu'on pourrait qualifier, au sens large, d'écopoétique[27]. En témoignent notamment les interventions personnelles de Marie Musy sur les réseaux sociaux, où la promotion de tel ou tel livre s'établit sur un mode strictement réduit aux affinités électives d'une libraire qui se présente avant tout comme une lectrice.Mais les affinités se traduisent aussi bien chez la libraire, qui entretient notamment un lien solide avec l'éditeur spécialisé Gallmeister. La maison est appréciée de Marie Musy, en premier lieu parce qu'elle fédère des auteurs associés au «nature writing» américain et rencontre ainsi ses convictions. Mais ce n'est pas la seule raison:

Je respecte beaucoup Gallmeister, parce qu'il publie peu, mais bien (environ 30 livres par année) et surtout ne publie que des livres dans la promotion desquels il s'investit entièrement. C'est une de ses spécificités. Il n'est pas question, avec Gallmeister, contrairement à de trop nombreux autres, d'envahir le marché et les librairies, en publiant beaucoup, histoire de prendre un maximum de place. Gallmeister accompagne chacune de ses parutions avec soin, temps et amour, n'hésitant pas à faire venir ses auteurs (uniquement américains) en Europe et à les accompagner pendant leurs tournées. C'est simplement le meilleur éditeur francophone de littérature américaine.

On constate ici que la politique de publication de Gallmeister, telle que perçue par Marie Musy, rejoint celle des Éditions de Minuit. En d'autres termes, la charte éditoriale de Gallmeister peut, elle aussi, être rapprochée d'un principe écosystémique fondamental, privilégiant l'équilibre entre ses subdivisions, et, partant, d'une forme d'homéostasie. Mais la grande différence réside ici dans l'écocomplexe constitué par les deux entités, librairie et maison d'édition. Gallmeister se présente, respectant en cela le schéma bipartite observé globalement par Bessard-Banquy entre grandes et petites maisons, comme une alternative à un système agressif et disproportionné. L'alternative Gallmeister (face à un grand groupe comme Hachette), rejoint l'alternative Librairie du Midi (face, mettons, à «l'agitateur» Fnac). Les deux acteurs participent d'un même dialogue, même s'ils doivent lutter pour se faire entendre, pris dans le bourdonnement incessant d'un marché qui occupe le terrain en pratiquant une politique du déferlement. La multiplication des titres publiés, menant à une pléthore impossible à assimiler, est un phénomène bien connu; on oublie parfois qu'il s'accompagne d'un fort taux de redondance dans le contenu même des ouvrages[28]. Le succès surprise d'un livre inattendu existe toujours (Giulia Enders et son Charme discret de l'intestin, récemment), mais la promotion des best-sellers se fait aujourd'hui de plus en plus sous forme de programmation d'un succès annoncé, selon les modalités des franchises. En témoigne la masse énorme des exemplaires commandés par les grandes enseignes: par exemple, à la rentrée de septembre 2015 et à Lausanne, ont été déposés à la librairie Payot 10'000 exemplaires et 8'000 à la Fnac du Livre des Baltimore de Joël Dicker, rien que «pour la mise en place dans les rayons[29]». On s'imagine bien à quel point un tel raz-de-marée occulte le reste de la production romanesque — surtout dans la mesure où la bataille de la visibilité, en librairie comme ailleurs, se joue entre éditeurs et distributeurs pratiquant massivement la même stratégie d'étouffement par têtes de gondoles interposées.


Face au constant vacarme promotionnel qui assaille le client des grandes enseignes, la Librairie du Midi ne pratique pas pour autant une politique de village gaulois. On y vend aussi bien les best-sellers en question — après tout, il s'agit là aussi d'appliquer un principe d'écologie, celui du compromis[30]: l'effet d'appel d'un produit très médiatisé, à haut potentiel de visibilité, profite à d'autres produits plus discrets, et souvent plus authentiques, pour autant que les seconds ne soient pas étouffés par les premiers. C'est à ce prix que le travail de la libraire reste viable, conjuguant santé financière et indépendance relatives. Mais à ce stade intervient la pratique particulière du conseil littéraire de Marie Musy, lequel passe aussi bien par la parole que par le silence. «Un best-seller annoncé n'a pas besoin d'être conseillé. Il se vend tout seul car le système de promotion qui l'entoure est fait pour cela.» Ne pas parler du best-seller programmé participe de la même logique promotionnelle qui consiste à parler des livres que l'on a aimés. Selon une alternance simple entre silence et parole[31], à la parole de louange correspond parfois un silence à valeur de blâme sur un autre objet ostensiblement tu.


Le livre à visage humain est un livre qui se conduit, de sa fabrication à sa lecture, selon le même principe d'alternance simple. Selon ce principe, un auteur ne devrait pas pouvoir écrire beaucoup plus d'un livre à la fois (ou alors c'est qu'il emploie des nègres et ne relit pas ses propres ouvrages), un éditeur publier plus de livres qu'il n'en peut défendre (ou alors c'est qu'il ne les édite pas), un libraire conseiller plus de livres qu'il n'en peut vendre (ou alors son travail n'est pas de les conseiller mais de les vendre) et au lecteur de lire tout ce qui se publie (ou alors c'est qu'il est soit journaliste en été, soit juré en automne, et dans les deux cas ses capacités sont bien entendu inaccessibles au commun des mortels). Un livre qui se vend tout seul est d'ailleurs souvent un livre qui s'est écrit tout seul et qui se lira tout seul. Il n'est plus vraiment nécessaire, dès lors, de faire intervenir beaucoup d'humains à un quelconque stade de sa publication.



5. Pour une écocritique ouverte à l'économie du livre


Le constat n'est guère nouveau: le travail de tout libraire indépendant est indissociable d'une dimension de politique culturelle, dans le choix du catalogue, le développement promotionnel, l'exploitation des réseaux. Ce qui l'est par contre, c'est que l'on observe une telle politique appliquée aux métiers du livre, et fondée sur un principe écosystémique de ces métiers. Dès lors, ce n'est peut-être pas un hasard si les convictions de Marie Musy présentent un décalage par rapport à la librairie indépendante conventionnelle des grands centres urbains, dépendant d'une clientèle estudiantine, souvent même rattachée logistiquement aux institutions universitaires, et dont le catalogue manifeste un caractère politiquement orienté à (l'extrême) gauche. N'assiste-t-on pas, ici, à l'émergence d'une politique de promotion et de défense du livre qui, en termes de catalogue, présente une profonde cohérence avec les conditions actuelles de production des éditeurs indépendants? L'exemple de la Librairie du Midi est peut-être isolé, mais son catalogue écopoétique fait sens, dans un cadre où les conditions même de production du livre exigent de ceux qui ne cherchent pas principalement à faire du profit qu'ils respectent une écologie des métiers du livre. La cohérence est indiscutable, par laquelle les acteurs d'une écologie du livre en viennent à fonder leur travail sur un catalogue à vocation en grande partie écologique. On pourrait dès lors suggérer que la littérature écopoétique serait logiquement la plus à même de fédérer auteurs, éditeurs, libraires et lecteurs dans une perspective d'indépendance particulière, dont l'orientation écologique tomberait sous le sens.


On aura compris que la logique qui se profile, sur la base de ces observations, est également une logique écocomplexe, c'est-à-dire une logique qui se doit de dépasser le simple intérêt thématique de la littérature pour la nature et l'environnement. L'écocritique doit s'ouvrir à une économie du livre.


Avant d'y revenir, il faut encore interroger un autre aspect du problème, une incohérence, dont la responsabilité échoit à ce qu'on pourrait appeler «consensus d'époque». L'époque est, en effet, au consensus (qui n'a rien à voir avec le compromis), lorsqu'il s'agit de défendre une cause à résonance écologique. Il n'est guère de voix discordantes (Schoentjes qualifie d'ailleurs d'anachroniques les éco-sceptiques Iegor Gran et Jean-Christophe Rufin[32]) pour oser exprimer un bémol quant à nos convictions collectives en matière de protection de la nature. Et s'il s'agissait de nommer quelques auteurs chez qui l'on peut déceler les traces plus ou moins marquées d'une conscience écologique participant de ce consensus, on pourrait citer des personnalités littéraires aussi disparates que, en vrac, Fred Vargas, Véronique Ovaldé, Patrick Deville, Pascal Quignard, Thierry Beinstingel ou Maylis de Kerangal. Aucun de ces noms pourtant n'aurait sa place dans un essai d'écopoétique fondé sur la centralité thématique du souci de préservation de l'environnement; il n'y a pas ici de corpus.


Les trois auteurs que je vais citer à présent ne font pas non plus corpus. Mais ils témoignent au moins d'une chose: il existe une littérature du best-seller qui adopte des principes écologiques dans le contenu du propos qu'elle véhicule, alors même que le statut de ses auteurs les désigne comme participant d'une pratique éditoriale agressive, marketée, sur-distribuée et privilégiant le gain à court terme.

En gros, leur idée c'était de détruire les forêts et de les remplacer par des voitures. Ce n'était pas un projet conscient et réfléchi; c'était bien pire. Ils ne savaient pas du tout où ils allaient, mais ils y allaient en sifflotant — après eux le déluge (ou plutôt, les pluies acides). Pour la première fois dans l'histoire de la planète Terre, les humains de tous les pays avaient le même but: gagner suffisament d'argent pour pouvoir ressembler à une publicité.[33]

Elle adorait son métier. Elle n'ignorait pas que ses amis de Greenpeace tiquaient parfois sur la captivité des animaux, pourtant il fallait reconnaître que l'Ocean World n'était pas insensible à l'environnement. Ilena venait d'ailleurs d'obtenir de sa direction qu'elle finance un vaste programme de protection des lamantins.[34]

Certains entendent un jour l'appel de Dieu; moi, c'est celui de la montagne. Je fais le même rêve chaque nuit. Je me vois escaladant les cimes enneigées dans un silence absolu, c'est extatique.[35]

Les romans d'où proviennent ces extraits sont-ils des manifestes écologiques? Sont-ils des chefs-d'œuvre d'observation patiente et renseignée de la nature sauvage? On peut en douter, je suppose que non (mais je ne les ai pas tous lus en entier). Cela serait étonnant, justement parce que pour conserver son mode consensuel, indiscutable, il vaut mieux que la question écologique reste indiscutée, qu'elle ne soit présente que comme bruit de fond, l'écho d'une époque de laquelle on veut être.


Le constat essentiel à faire à propos de ces trois extraits est qu'une écopoétique appliquée ne devrait pas se contenter de rechercher du contenu (ici des traces de conscience écologique, des informations bienvenues sur telle étrange espèce animale inconnue de nous, ou une simple expression de la beauté naturelle signifiante). Elle devrait aussi, outre celle de la représentation, se poser la question de la fabrication, de la diffusion et de la vente des ouvrages qui les contiennent.


La démarche de Schoentjes, dans Ce qui a lieu, et celle que je ne fais ici, en somme, que proposer, sont les mêmes: observer le problème écopoétique sous l'angle de sa plus forte matérialité, sous l'égide du «concret[36]». Mais dans le monde matériel, la nature n'est pas uniquement représentée par le paysage, le végétal ou l'animal. Chercher à accéder au monde ne doit pas nous faire oublier que nous sommes déjà au monde. Nonobstant nos éventuelles qualités de critiques ou de théoriciens, en tant que maillons de la chaîne des métiers du livre évoquée dans ces lignes, nous sommes avant tout des lecteurs. Et si le lecteur se distingue, aujourd'hui plus qu'hier, par son souci de participer à la préservation des écosystèmes, formulons le souhait que ce ne soit pas uniquement en lisant des textes au contenu manifestement synchrone avec ses convictions. Encore faut-il que celles-ci se manifestent dans le cadre plus vaste de la confection de ces textes et de la santé écologique des filières qu'ils empruntent, sur le chemin qui les conduit de leur écriture à leur publication.


Parce que l'écopoétique regroupe des individus chez qui se rencontrent intérêt pour la littérature et inquiétude quant à l'avenir des espaces naturels de la planète, une approche matérielle de l'écopoétique doit comprendre une critique écocomplexe appliquée aux différentes logiques commerciales qui régissent la production littéraire. Surtout dans la mesure où les schémas contre lesquels se construit une écocritique consciente de la marchandisation du livre sont des schémas mondialisés, relevant d'un modèle économique imposé partout, s'étendant à tout type de produit. Et que, dès lors, le mode d'exploitation de la nature par l'homme ne rencontre plus de différences entre les secteurs exploités.



Gaspard Turin
Université de Lausanne, septembre 2016



N.B.: La Librairie du Midi organise, du 15 au 17 septembre 2016, le premier festival de littérature américaine en Suisse, «L'Amérique à Oron». Les écrivains invités comptent dans leurs rangs Joseph Boyden, Tom Cooper, Pete Fromm, Peter Heller, Dan O'Brien et David James Poissant. http://www.lameriqueaoron.ch/le-festival-1/



Pages associées: Politique, Écopoétique.


[1] C. Jaquier, «Écopoétique, un territoire critique», in Atelier Fabula, 2015, en ligne:  http://www.fabula.org/atelier.php?Ecopoetique_un_territoire_critique, consulté le 26.07.2016.

[2] P. Schoentjes, Ce qui a lieu. Essai d'écopoétique, Éditions Wildproject, 2015.

[3] D. A. Finch-Race et J. Weber, «The Ecocritical Stakes of French Poetry from the Industrial Era» in Journal of the Society of Dix-neuviémistes, vol. 19, n°3, 2015, p. 159.

[4] O. Bessard-Banquy, L'industrie des lettres, Paris, Pocket, 2012 [2009].

[5] O. Bessard-Banquy, L'industrie des lettres, Pocket, 2012, p. 535.

[6] Par exemple: F. Benhamou, Les dérèglements de l'exception culturelle, Seuil, 2006, p. 189; L. Soccavo, Gutenberg 2.0: le futur du livre, M21, 2008, p. 134; ou encore R. Robinson, présidente du lobby américain de défense des auteurs The Authors Guild, à propos de la pression qu'exerce Amazon sur le commerce du livre: «A call to investigate Amazon», 2015, en ligne: https://www.authorsguild.org/industry-advocacy/a-call-to-investigate-amazon/, consulté le 26.07.2016.

[7] O. Bessard-Banquy, op. cit., p. 444.

[8] Ibid., p. 493.

[9] Ibid, p. 535.

[10] Ibid, p. 44.

[11] Ibid, p. 144-145.

[12] Ibid, p. 536.

[13] Ibid, p. 155.

[14] Ibid, p. 230.

[15] Voir à ce propos Warwick Fox, Toward a Transpersonal Ecology. Developing New Foundations for Environmentalism, Shambhala, 1990, p. 176-179.

[16] O. Bessard-Banquy, op. cit., p. 276.

[17] R. Tansley, «The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms» in Ecology, vol. 16, n°3, 1935, p. 299 et suiv.

[18] «Je n'ai pas beaucoup d'autres souvenirs de notre conversation ce jour-là, mais je revois encore très bien les lieux, le bureau de Jérôme Lindon au troisième étage de la rue Bernard-Palissy […]». J.-P. Toussaint, «Le jour où j'ai rencontré Jérôme Lindon», 2001, repris dans La Salle de bains, Minuit «Double», 2005 [1985], p. 138.

[19] J. Echenoz, Jérôme Lindon, Paris, Minuit, 2001, par exemple p. 59.

[20] Ibid., p. 38.

[21] C. Faurie et al., Ecologie. Approche scientifique et pratique, Lavoisier, 2012, p. 3-10.

[22] R. Ricklefs et G. L. Miller, Ecologie, De Boeck, 2005, p. 180.

[23] Voir, pour une présentation générale, ce reportage diffusé par la RTS, en ligne: http://www.rts.ch/play/tv/photos-de-famille/video/visite-de-la-librairie-du-midi-a-oron-la-ville?id=81059, consulté le 26.07.2016.

[24] L'Industrie des lettres, op. cit., p. 325.

[25] Source: statistiques de l'État de Vaud, en ligne: http://www.scris.vd.ch/Default.aspx?DomID=36, consulté le 26.07.2016.

[26] (et citations suivantes): entretien avec Marie Musy, 2015-2016.

[27] Marie Musy: « Je promeus surtout beaucoup de littérature dite «nature writing», c'est-à-dire des romans qui se passent dans les grands espaces (américains la plupart du temps) et dans lesquels la nature joue un rôle primordial.»

[28] Marie Musy: «Les éditeurs publient les mêmes livres en même temps. En librairie on se retrouve avec 400 livres (tous les mêmes à peu de choses près) sur le même sujet, en quelques mois. Le seul but est de squatter la place et en piquer aux concurrents.» Voir également Bessard-Banquy, op. cit., p. 312-313.

[29] Le Temps, 25 septembre 2015, en ligne: http://www.letemps.ch/culture/2015/09/26/livre-baltimore-beau-vrai, consulté le 26.07.2016.

[30] R. Ricklefs et G. L. Miller, op. cit., p. 51: «Le compromis domine les adaptation des organismes vivants.»

[31] M. Le Guern: «il n'y a de rhétorique du silence que dans la relation du silence avec la parole», «Sur le silence» in Littérature n° 149, 2008, p. 38.

[32] P. Schoentjes, op. cit., p. 275.

[33] F. Beigbeder, 5.90€ (anciennement 99 francs, alternativement 14.99€), Grasset & Fasquelle «Le livre de poche», 2000, p. 31.

[34] «Mammifères marins au corps massif terminé par une nageoire arrondie.» La note est d'origine. In G. Musso, Seras-tu là? XO éditions, 2006, p. 50.

[35] M. Lévy, Un sentiment plus fort que la peur, Robert Laffont «Pocket», 2013, p. 19.

[36] Le terme apparaît fréquemment dans Ce qui a lieu — par exemple aux p. 18, 45, 76, 97, 204…



Gaspard Turin

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Septembre 2016 à 16h57.