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Du concret avant toute chose et pour cela préfère l'écrit (de l'usage idéologique des textes de théâtre), par Bertrand Marie Flourez

Texte initialement envoyé en réponse à l'appel à contributions pour un numéro de la revue Fabula-LHT - qui ne verra finalement pas le jour - consacré aux Usages idéologiques du texte de théâtre.




Du concret avant toute chose et pour cela préfère l'écrit
(de l'usage idéologique des textes de théâtre).


Exploitant la musique du vers verlainien et parlant du concret, il convient au préalable de préciser, comme on dit à la scène, “l'espace de parole“ de ce propos sur la question de l'usage idéologique du texte dramatique. Nous savons en effet, au théâtre, que la question: «d'où parle-t-on?» revient souvent à dire: «qui parle?». L'espace est donc ici celui d'un auteur, ni metteur en scène ni comédien, simplement auteur, donc partiel et partial parce contemporain, et donc engagé, non pas explicitement du point de vue idéologique mais en œuvre, en art et en vie.

Etre auteur dramatique contemporain et parler simplement en tant qu'auteur n'est pas réduire l'analyse mais l'ouvrir justement sur le rapport réel et concret avec le metteur en scène, cet autre qui peut, justement ou injustement, exploiter idéologiquement le texte. Parce qu'avant même d'utiliser idéologiquement ou non le texte, texte d'auteur mort ou vivant (nous parlons ici de l'usage idéologique dans son aspect spectacle vivant), le metteur en scène est celui qui fait tout simplement exister ou non le texte face à un public.

Il ne sera donc pas question ici, pour délimiter le propos, de l'usage idéologique que pourrait faire un auteur d'autres textes en écrivant son œuvre puisque cela relève notamment de l'intertextualité.

Il y a donc un préalable concret: monter et produire le texte d'un auteur, ce qui est, déjà, un choix. Un choix esthétique, artistique, et parfois idéologique. La question se centre donc ici sur la situation antérieure à celle de l'analyse intellectuelle de l'utilisation du texte, pour tenter d'apporter la dimension relationnelle humaine indispensable à la compréhension de cette utilisation. Il ne s'agit pas non plus de défendre un quelconque corporatisme d'auteurs vivants mais de considérer qu'il n'y a évidemment pas d'usage idéologique sans relations humaines, sociales et politiques.

S'il est certes impossible de dissocier le fond d'une forme, dans l'écriture comme dans la mise en scène (nous savons cela depuis l'origine des temps), il est surtout impossible de dissocier d'un côté le traitement idéologico-politique du texte de théâtre, la production des œuvres et leur représentation / exploitation, et, d'un autre côté, des conditions réelles d'écrire et d'être représenté.

Puisque nous partons du texte, nous savons bien que certains textes sont exploités alors que d'autres restent dans l'ombre. S'agissant des auteurs vivants, l'analyse de cet usage n'est évidemment pas similaire à celle opérée les textes du domaine public. L'auteur vivant est évidemment un frein considérable à une exploitation par autrui de ses textes qu'il pourrait dénoncer. Quand, durant l'occupation allemande, André Barsacq crée Eurydice et surtout Antigone, l'histoire ne retient pas qu'entre Anouilh et Barsacq il y ait eu une transformation idéologique du texte. Il y a eu ‘collaboration'… entre deux hommes de théâtre.

Ainsi, centré dans notre contemporanéité, l'inévitable question du rapport auteur / metteur en scène vis à vis d'un éventuel usage idéologique du texte éclaire également l'histoire globale du rapport au texte. Dans ce contexte, il apparaît aujourd'hui que la question herméneutique n'est plus au premier plan par rapport aux questions immédiatement concrètes de choix de production. En d'autres termes, un auteur, quelque soit son époque, écrit dans son engagement artistique, humain, et donc social et politique, quitte à faire scandale et être censuré (Cf.: Tartuffe…) mais n'existe que dans la mesure où il est produit. Cette production scénique par autrui ne pourrait-elle pas être aussi le premier usage idéologique?

Avec l'apparition du rôle prédominant du metteur en scène au cours du XXe siècle et le développement économique de la production théâtrale où le théâtre public a pris une dimension très conséquente, la distorsion entre une herméneutique scrupuleuse et l'usage idéologique peut réellement apparaître puisque le metteur en scène a gagné une complète autonomie au service de son propre engagement.

Schématiquement, nous pouvons considérer que prenant le pouvoir de la production, le metteur en scène, souvent directeur de théâtre, ne se contente plus d'exploiter des textes selon ses options idéologiques mais peut imposer une ligne aux nouvelles productions qu'il choisit.

Aujourd'hui, comme par le passé d'ailleurs, l'auteur vivant, lorsqu'il n'est qu'auteur, doit trouver une concomitance artistique, et donc parfois idéologique, avec un metteur en scène, ainsi que des moyens de production pour pouvoir faire exister son œuvre. Dans ce rapport, on peut donc exclure l'usage idéologique au sens d'une exploitation textuelle mais convenir alors qu'il y a une action idéologique commune, si l'intention première est plus idéologique qu'artistique. Reste à savoir si cela est encore du théâtre?

Dans la mesure où un auteur écrit, artistiquement, une œuvre dramatique, son engagement idéologique s'inscrit naturellement dans l'œuvre. Corneille et racine voulaient nous édifier. Avec Caligula, Camus nous parle de l'homme, de la vie, de la folie, du pouvoir, etc. Donc théâtre. Dans la mesure où un metteur en scène interprète artistiquement un texte qui porte déjà une vision de l'homme, de la société et du pouvoir, il fait œuvre théâtrale.

Mais dans la mesure où, l'intention première, d'un auteur ou d'un metteur en scène, est d'abord de servir une théorie ou une cause idéologique, même artistiquement présentée, on serait d'abord dans de la communication. Ce schéma est bien entendu polémique, comme en témoigne en son temps le débat suscité par le texte d'Apollinaire: Les mamelles de Tirésias. Drame surréaliste certes, mais qu'en est-il véritablement de l'intention de promouvoir la fécondité pour défendre, par la démographie, un pays et ses valeurs ? Canular ou intention réelle? On s'accorde à penser que la poésie l'a emporté parce qu'en effet, comme toujours, rien n'est simple... Les frontières entre théâtre, propagande et communication ne sont pas toujours claires, souvent poreuses et toujours mouvantes.


De la nature du théâtre


Le théâtre, art vivant et public, reposons-le, est par nature un acte artistique - poétique - politique. La tragédie antique, souvent catharsistique, nous parle de la vie, de la mort et de l'amour ancrés dans la vie sociale et politique. Une farce, qui se moque des marchands et des bourgeois, ou encore une comédie, bourgeoise ou de mœurs, porte sa dimension politique, sans qu'il soit besoin d'établir un autre usage que celui de jouer le texte.

La question de l'usage idéologique peut bien ainsi être reformulée et refondée par le rapport à l'auteur. L'auteur inscrit, dès l'origine, une dimension politique dans son texte, même si elle est parfois très secondaire. On peut alors considérer les deux situations suivantes qui sont d'ailleurs, d'une certaine façon, chronologiques.

La première est celle où un metteur en scène, plus soucieux d'engagement politique que de théâtre, peut chercher à prouver telle ou telle thèse par un texte qui n'est, de toute façon, pas innocent. Il est ainsi, dans ce cas, plus commode d'éviter l'auteur vivant qui «veille au grain» sur son texte pour aller tordre le cou au répertoire et le faire coïncider avec les dernières motions des partis politiques. Il s'agit bien là de l'usage idéologique.

La seconde, qui va plus loin sur le plan théâtral, est l'étape où le metteur en scène finit par penser du théâtre hors texte pour tenter de retrouver un espace de création artistique propre à lui-même. Il n'a donc plus besoin d'exploiter des textes et peut retrouver sa propre dialectique [1]. Il devient alors, au même titre que l'auteur, créateur d'une œuvre dont il maîtrise l'ensemble des ingrédients, artistiques, politiques et idéologiques, et, s'affranchit d'emblée de tout débat avec les auteurs.

Mais là encore, la pseudo-question de savoir si l'on peut faire du théâtre sans texte est une question idéologique bien avant d'être artistique; question concomitante d'ailleurs d'une époque où l'ensemble des valeurs humaines et artistiques sont mises en question, non dans leur évolution mais en elles-mêmes. Cela étant, ce n'est pas parce que la question est aussi idéologique qu'elle ne se pose pas ou ne serait pas légitime. Toutefois, la question réelle derrière ce débat est en fait une question de vocabulaire. Pourquoi vouloir appeler théâtre (sans texte) ce qui pourrait s'appeler tout simplement spectacle? Comme s'il fallait absolument se payer de mots? Voilà bien un fonctionnement initialement idéologique (et de marketing?) avant d'être artistique.


Idéologie mais économie


«Il n'y a plus d'auteur», «On n'écrit plus de théâtre politique en France». Sans en faire un florilège, lorsque l'on est justement auteur dramatique concerné par le fait politique, on pourrait reprendre tout ce verbatim en provenance de metteurs en scène et de critiques pour en faire une belle comédie grinçante dans la bonne tradition de Molière (précurseur finalement des Lumières ?) pour dénoncer les fâcheux, les tartuffes, les précieuses et abuseurs de toutes sortes… On pourrait bien s'amuser certes, sauf qu'il faut aussi vivre. Et si Molière avait, finalement, les subventions (d'Etat), aujourd'hui, l'auteur (solitaire) ne les a pas, ou quasiment pas. Les interprètes en revanche, et notamment pour le théâtre public les metteurs en scène / directeurs de théâtres, savent toujours plaire au Roi - République, se rendre administrativement indispensables et récupérer, pour leur industrie, l'argent public c'est-à-dire des moyens de production. Il y a, c'est un fait mathématique et logique au regard des charges économiques, plus de subventions pour la production scénique des œuvres que pour leur écriture.

Est-ce pour autant la guerre auteur / metteur en scène / interprètes? Non. La guerre n'est pas plus sur le terrain artistique, esthétique, idéologique que sur le terrain financier, politique et social. Elle ne l'est pas moins non plus. Peut-on d'ailleurs appeler “guerre“ ce qui n'est qu'un jeu de réseaux, de famille et de marketing: il faut, sur une affiche, au moins un nom connu pour que le public se repère. Parce qu'il n'y a pas, bien entendu, que le théâtre public. Le théâtre privé, avec sa propre logique économique et ses propres réseaux, fait sa propre lecture des textes et ses propres choix. Dans le concret de la production, on est donc plutôt loin des relectures idéologiques mais tout proche des choix en partie idéologiques.


De la mutation de l'usage idéologique textuel


En fait, on peut donc considérer que l'usage idéologique est quasiment aujourd'hui intégré ‘à la source' au regard d'une certaine domination des conditions économiques de production d'une part, et du grand vide idéologique dans lequel nos sociétés semblent se diriger.

Par usage idéologique, d'hier et d'aujourd'hui, nous entendons bien ici la tentative de faire apparaître dans un texte des justifications idéologiques pour renforcer ou emporter une adhésion à des conceptions, des valeurs et des idées politiques. Il y a donc le texte pré-texte, celui qui nous vient du passé, mais il y a aussi le texte conforme, le texte qui sait qu'il faut montrer patte blanche pour réussir l'examen de passage à la scène.

Peut-on définitivement penser le théâtre et sa représentation en soi, comme si les contraintes réelles n'existaient pas? Bien entendu, les auteurs sont libres d'écrire ce qu'ils veulent. Mais le point essentiel à considérer au regard de ce qu'implique l'usage des textes est donc l'auto-orientation ou l'auto-sélection de l'auteur vivant à la source. Peut-il s'affranchir de son époque, des conditions réelles d'existence de son théâtre? sauf à se dire, comme Musset: puisque mon théâtre n'est pas dans l'air du temps, puisqu'il ne plaît pas à ceux qui ont les clés de sa représentation, puisque l'on ne veut pas de mon théâtre, j'écris du «théâtre dans un fauteuil»…


«La dialectique est morte ! Voilà la seule vraie victoire de notre siècle. Mais son cadavre n'a pas encore fini d'empuantir nos belles consciences.»[2]


Là encore, l'idée est polémique puisqu'elle laisse penser que les textes joués ne le seraient pas uniquement grâce à leur talent, en valeur absolue, mais parce qu'ils passent aussi le crible artistico-idéologique de la production. La chose n'est évidemment pas aussi simple ni aussi mécanique mais un exemple de cela, débordant de l'analyse du texte pur, serait bien sûr l'affaire Peter Handke de 2007[3]. L'usage idéologique, de l'auteur infréquentable cette fois, devient alors censure idéologique. Ce genre de situation est certes vieille comme le monde et le pouvoir, mais pour une société démocratique, qui se pense libre, ouverte et tolérante, il n'est pas inintéressant d'ausculter ses contradictions.

Le cas de P. Handke est particulier sans doute, mais pour un auteur au talent déjà reconnu ne subissant somme toute qu'un revers, combien de textes restent dans les tiroirs des comités de lecture, leurs auteurs avec, sans même que ces derniers soient pour autant étiquetés publiquement “infréquentables“ ou “non conformes“? Le dessus de l'iceberg en dit toujours long sur son dessous.

Ainsi, avant d'être un sujet d'ordre intellectuel, l'exploitation idéologique du texte de théâtre est d'abord un sujet de relations sociales. Pour comprendre la réalité théâtrale, force est de prendre en compte ces données concrètes, complètement extérieures au texte, qui sont le vécu et les enjeux immédiats des auteurs, des compagnies, des metteurs en scène, des directeurs de théâtres, publics et privés, et finalement des subventionneurs. Le public n'est pas encore convié à la première représentation que cette autre pièce s'est déjà jouée à son insu.

L'usage idéologique du texte est bien une partie visible et signifiante de l'écriture vivante. Encore une fois, l'auteur est libre d'écrire mais il peut se poser la question: que dois-je écrire pour être joué? Il s'agit bien ici du “que“, non pas du “comment“. N'en déduisons pas pour autant une autocensure généralisée des auteurs dramatiques contemporains mais retenons que le processus de production contient bien entendu un filtre idéologique. Vérité ancienne, certes, mais à rapprocher, dans une démocratie, avec l'usage cette fois de l'argent public.


De quelques conséquences diverses de l'usage idéologique…


Des questions ou des réponses?

Il faut aussi bien entendu mentionner quelques formules ou postures que l'idée même d'utilisation idéologique du texte de théâtre dénonce de fait. «Au théâtre, on ne donne pas de réponse, on ne fait que poser des questions!» Ce slogan fait ici long feu même s'il faut se garder de tomber dans l'excès inverse ou dans la caricature. Bien entendu le théâtre interroge la vie, l'homme, l'amour, la beauté, la violence, nos relations aux autres et au monde; le théâtre questionne le sens apparent des choses et nous renvoie à nos propres interrogations. Le théâtre n'est pas une science, une doctrine, ni même une philosophie. Le théâtre est un art et donc une pratique. Et son écriture est exactement cela: un art et donc une pratique, comme l'art et la pratique de la mise en scène, comme ceux de l'interprétation.

Donc en effet, le théâtre n'est pas là pour donner des réponses toutes faites à on ne sait quelles questions. Mais, ne l'ignorons pas, il y a un propos et donc une proposition. A qui voudrait-on faire croire que le théâtre de B. Brecht ne serait pas engagé et ne donnerait aucune proposition idéologico-politique? A quoi servirait une farce si ce n'est pour dénoncer, moquer ou venger? La comédie questionne mais aussi: «castigat ridendo mores». Corriger, ou simplement dénoncer, c'est déjà donner une forme de réponse. C'est parce qu'il y a une orientation initiale qu'il peut y avoir exploitation, même dénaturante.


Les profits de l'usage ou l'usage du profit?

Il ne faudrait pas en effet occulter la question de l'utilité et de la finalité des exploitations idéologiques textuelles. Est-ce gratuit, un plaisir intellectuel, pour légitimer une position idéologique et en accréditer la véracité, pour se donner bonne conscience, pour obéir à un parti? Ou encore, pour penser avec P. Bourdieu, s'agirait-il, par une référence à des valeurs culturelles reconnues, de tenter d'asseoir une domination idéologico-intellectuelle? Le théâtre ne serait alors qu'un outil (de plus) dans une lutte, sinon de classes, du moins de rivalités idéologiques et sociales?

Considérons aujourd'hui: quels usages, quel théâtre pour quels combats ? La théorie de la lutte des classes est vraisemblablement derrière nous, le libéralisme politique (qui a été, jadis, un des moteurs de la démocratie en Europe) a cédé la place au libéralisme économique, et la mondialisation est idéologiquement insaisissable puisqu'elle est d'abord une pratique diffuse: l'affaire de millions d'entreprises qui ne cessent de se recomposer en fonction de leur rentabilité. Que reste-t-il pouvant faire l'objet d'exploitations de textes dramatiques,en dehors de ce que les auteurs vivants, de tout temps, souhaitent montrer et dénoncer d'eux-mêmes ? Sans doute plus grand chose, sauf des combats résiduels de valeurs et de morale.

Nous voyons des combats certes vitaux: l'énergie, la pollution, l'eau et l'alimentation, donc la santé, mais à part des incantations, des supplications… peut-on faire parler de vieux textes pour soutenir et justifier les ONG et les lobbies?

Sur le plan des valeurs, des religions, donc de l'éthique et de la morale en revanche, malgré un ciel que l'on croirait quasi vide, des coups d'éclats contemporains se manifestent ça et là mais restent événementiels. On peut certainement trouver des textes pour leur faire dire qu'une religion doit apporter l'amour et non l'intolérance ou des bombes. On doit même pouvoir en trouver pour aider les pro-euthanasies, et d'autres pour aider les anti-euthanasies. Mais, répétons-nous, est-ce comme cela que l'on fait du théâtre?

Le plus important et le plus concret pour les auteurs contemporains, est de considérer que la liberté d'écrire n'est pas celle d'être produit, et ce, quelle que soit l'orientation de l'auteur. La question de l'usage idéologique des textes (ou leur sélection désormais pseudo-idéologique) est devenu un processus quasi continu, à la fois du fait de l'économie des choix de production et parce que l'hypermédiatisation de notre monde donne une résonance extrêmement forte à ce qui pourrait réellement déranger. Qui peut se risquer d'aller à contre courant lorsque les courants sont eux-mêmes solubles dans l'économie et remplacés par des prés carrés? La dialectique est bien morte, même si ses oripeaux habillent aujourd'hui le marketing.


Continuer le théâtre…


Comprenons-nous, le théâtre, comme tous les arts, ne vit pas en dictature. Le foisonnement est grand. Tous les jours, des auteurs et des compagnies naissent et meurent. Des artistes sont incompris, d'autres connaissent de véritables succès. La réussite (quelque soit le sens que chacun peut mettre dans ce terme) d'un auteur dramatique ne dépend pas exclusivement de quelque comploteurs… l'histoire nous dit que cela serait bien trop simple. Mais les chemins et les parcours, dans un art par définition public, croisent tôt ou tard des obstacles qui ne relèvent pas de l'art lui-même. L'usage idéologique du texte dramatique et sa descendance dans la production scénique sont de ceux là et doivent permettre de revoir l'analyse des textes et des productions à travers des rapports humains concrets.

Il faut mentionner d'ailleurs que l'usage idéologique des textes littéraires en général et dramatiques en particulier n'est pas le seul usage pratiqué. L'usage ou plutôt l'interprétation psychanalytique a elle aussi connu des heures de gloire. Il ne s'agit certes pas, dans ce cas là, d'un projet d'affirmation politique mais d'auscultation des œuvres pour y déceler tel ou tel phénomène, tel ou tel syndrome décrit par l'auteur, même à son insu, face auquel un lecteur / spectateur peut s'identifier. « La critique psychanalytique, c'est avant tout la mise en évidence dans l'œuvre des ressorts que l'on peut rattacher à l'inconscient. Inconscient de l'auteur ? Sans doute, mais surtout inconscient du lecteur, spectateur, auditeur. »[4]

Ainsi, quelque soient les ressorts inconscients qui nous habitent, il reste qu'écrire du théâtre est un engagement en soi, engagement premier et d'une autre nature que celui que nous mettons dans nos contenus. Il ne se calcule pas idéologiquement mais se vit.

Car qu'est-ce que l'engagement idéologique ou politique si ce n'est l'introduction d'un intellectualisme dans l'artistique? L'art, comme le beau, est sans doute «toujours bizarre» selon l'expression de Baudelaire, mais il n'est jamais une simple production intellectuelle. En revanche, l'engagement d'écrire, de l'acte d'écrire, ne saurait se plier à des logiques de conquêtes ou de maintient de pouvoirs.

On peut toujours dire que l'engagement politique ou social est un humanisme, une position humaniste mais cette dernière est par définition une manifestation consciente et volontaire de l'esprit, intellectuelle, donc exploitable et contestable. S'il s'agit en revanche d'exprimer un ressenti, de révéler des formes sensibles, d'explorer par les mots la nature humaine et ainsi d'en proposer des sens, ou encore d'une formalisation poétique de notre rapport au monde, on est et l'on reste dans l'artistique.

La question n'est donc pas de savoir si l'artiste doit ou non avoir une position politique marquée, et encore moins s'il doit être jugé sur ce critère. Il a bien entendu des opinions, comme tout un chacun, et il peut tout à fait user de sa notoriété pour agir de façon influente dans la vie publique, intellectuelle et artistique. La question est simplement de savoir quelle place concrète prend l'engagement politique ou, du moins, l'engagement extra artistique dans la création artistique. On peut monter Le Bourgeois gentilhomme version lutte des classes. Rien ne l'interdit, de la même façon que rien n'interdit alors de poser encore la question: est-ce bien de l'art, est-ce bien du théâtre, puisqu'il s'agit toujours de la question de savoir si un art prétexte est encore de l'art?

Mettons-nous un instant à la place de Molière, auteur vivant. Que vit-il? Que voit-il? Quelle est son ambition, son but? Il amuse un Prince qui n'est pas vraiment fâché que son auteur égratigne son époque. Et si le véritable metteur en scène de Molière n'était autre que Louis XIV lui-même? Alors oui, Louis XIV a fait un usage idéologique de Molière, pour la plus grande gloire du théâtre.


Bertrand Marie Flourez





[1] N'est-on pas finalement dans l'histoire commune, celle de l'économie par exemple, qui après s'être distanciée de la production réelle a généré une finance offshore?

[2] Bertrand Marie Flourez, Lorenzo ou la Liberté d'Hélène, Acte 4, scène 2, Ed. Crater, Paris, 1996.

[3] Source RFI, article publié le 08/05/2006, http://www.rfi.fr/actufr/articles/077/article_43565.asp

«L'œuvre, dès lors qu'elle a été conçue par un auteur aux engagements idéologiques contestables, doit-elle être interdite de publication ou de représentation? Aujourd'hui, le dramaturge Autrichien, Peter Handke, se retrouve au cœur de la polémique, et ses œuvres interdites de séjour à la Comédie française, parce que le dramaturge a assisté aux obsèques de l'ancien président serbe, Slobodan Milosevic - mort le 11 mars dans sa prison du Tribunal pénal international (TPI) de La Haye qui le jugeait pour crimes de guerre. Dans un premier temps, Peter Handke a été soutenu par une quarantaine d'intellectuels européens dans une pétition intitulée: «Ne censurez pas l'œuvre de Peter Handke!». A l'initiative d'Olivier Py, auteur et metteur en scène, une contre-pétition sera rendue publique mardi en faveur de Marcel Bozonnet, l'administrateur de l'illustre théâtre, qui a pris la décision de déprogrammer la pièce Voyage au pays sonore ou l'art de la question, prévue initialement au Vieux-Colombier du 17 janvier au 24 février 2007.»

[4] Green, 2004 : 14, cité par Dominique Rouge, "Les lectures psychanalytiques des œuvres littéraires", Synergies Pologne n° 8 - 2011 pp. 13-20.



Bertrand Marie Flourez

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Août 2012 à 23h31.