Atelier

SUR LES POSSIBLES RAPPORTS DE LA POÉTIQUE ET DE L'HISTOIRE LITTÉRAIRE
CINQ PROPOSITIONS EN FORME DE RAPPELS DE CITATIONS

On feint de le croire dépassé, renvoyant à des querelles " d'un autre âge ", mais on le voit ressurgir périodiquement : en finira-t-on un jour avec le clivage de nos études entre l'histoire littéraire et la poétique ou théorie littéraire ? La Thébaïde a bien eu lieu, mais les frères ennemis sont restés irréconciliables, tombés tous deux au champ d'honneur. On sait assez qui sont aujourd'hui les modernes Créon : " l'heure est à l'érudition ; les bilans s'ajoutent aux anthologies, aux dictionnaires et aux synthèses de tous poils ; la sociologie de la littérature le dispute à l'histoire des intellectuels ou des mouvements culturels ; les biographies ne nous paraissent jamais assez grosses, les éditions assez complètes, les colloques assez nombreux " (J.-L. Jeannelle). Tout au plus doit-on compter avec quelques Antigone qui voudraient savoir seules où est leur devoir. On s'obligera ici à un autre devoir, en retrouvant la mémoire, non pas du détail de l'affaire, mais de quelques textes où s'explicite ce qui est durablement au cœur du débat : un double malentendu dont la dénonciation fut longtemps inaudible et dont on veut croire qu'il pourrait être aujourd'hui doublement entendu.

1. Le premier malentendu est le plus convenu : c'est celui qui oppose à la théorie littéraire son " formalisme " invétéré pour mieux faire valoir le prix de " l'éclairage " que l'histoire littéraire la plus humble sait offrir aux œuvres du passé. M. Charles l'a énoncé en des termes assez nets :

" Même si la somme des notes savantes d'une édition, par exemple, constitue bel et bien une interprétation massive de l'œuvre et même si, par ailleurs, le théoricien se défend d'interpréter quoi que ce soit, voici le paradoxe : le premier passera pour un philologue modeste qui ne fait que proposer un texte aux lecteurs sous le meilleur éclairage, le second pour un critique dogmatique qui remplace un texte vivant par une machine sans âme. Il y a un malentendu avec le théorique et il est là. " (Introduction à l'étude des textes, Le Seuil, coll. " Poétique ", 1995, Préambule, p. 12-13)

Ce premier malentendu ne s'entend bien que si l'on en aperçoit un autre, qui porte sur le clivage lui-même : pourquoi " l'historien " et le " théoricien " de la littérature ne reconnaîtraient-ils pas qu'ils ont, non pas tant le même objet en partage, mais bien des gestes en commun ? La ligne de démarcation ne passe pas entre histoire et théorie, mais entre discours herméneutiques — les différentes formes de " critique " littéraire —, qui cherchent à cerner la singularité d'un texte ou d'une œuvre donnés, et les pratiques qui visent à construire des objets transcendants les textes ou les œuvres individuels : la " période " ou le " genre " sont des objets de statut épistémologique comparables. Le constat n'est pas neuf, et c'est sur lui qu'on veut ici s'attarder pour indiquer l'unique chemin où l'histoire et la théorie ont toutes les chances de se rencontrer.

2. À la question " de quoi une histoire de la littérature doit-elle faire l'histoire ? ", il n'est apparemment qu'une seule réponse, formulée en son temps par R. Barthes, dans un texte publié en appendice à son Sur Racine et significativement intitulé " Histoire ou littérature " :

" Que peut-être, littéralement, une histoire de la littérature, sinon l'histoire de l'idée même de littérature ? (…) C'est donc au niveau des fonctions littéraires (production, communication, consommation) que l'histoire peut seulement se placer, et non au niveau des individus qui les ont exercées. Autrement dit, l'histoire littéraire n'est possible que si elle se fait sociologique, si elle s'intéresse aux activités et aux institutions, non aux individus. " (" Histoire ou littérature ", Annales ESC, mai-juin 1960, repris dans Sur Racine, Le Seuil, 1963 ; rééd. coll. " Points ", p. 144-145 — nos réf. ; et dans les O.C., nouvelle éd. par É. Marty, t. II, 2002, p. 177-194)

Avec cette conséquence problématique, signalée par Barthes mais trop vite négligée :

" Amputer la littérature de l'individu ! On voit l'arrachement, le paradoxe même. Mais une histoire de la littérature n'est possible qu'à ce prix ; quitte à préciser que ramenée nécessairement dans ses limites institutionnelles, l'histoire de la littérature sera de l'histoire tout court. " (Ibid.)

Conclura-t-on alors que l'histoire littéraire doit se dissoudre dans le champ de l'histoire sociale ou de l'histoire des mentalités ? Nullement, si l'on observe avec G. Genette qu'elle peut être une histoire non des fonctions mais des formes littéraires :

" Des œuvres littéraires considérées dans leur texte, et non dans leur genèse ou dans leur diffusion, on ne peut, diachroniquement, rien dire, si ce n'est qu'elles se succèdent. Or l'histoire, me semble-t-il, (…) n'est pas une science des successions mais des transformations : elle ne peut avoir pour objet que des réalités répondant à une double exigence de permanence et de variation. L'œuvre elle-même ne répond pas à cette double exigence, et c'est pourquoi sans doute elle doit en tant que telle rester l'objet de la critique. Et la critique, fondamentalement (…), ne peut pas être historique, parce qu'elle consiste toujours en un rapport direct d'interprétation, je dirais plus volontiers d'imposition du sens, entre le critique et l'œuvre, et que ce rapport est essentiellement anachronique, au sens fort (et, pour l'historien, rédhibitoire) de ce terme. Il me semble donc qu'en littérature, l'objet historique, c'est-à-dire à la fois durable et variable, ce n'est pas l'œuvre : ce sont ces éléments transcendants aux œuvres et constitutifs du jeu littéraire que l'on appellera pour aller vite les formes : par exemple, les codes rhétoriques, les techniques narratives, les structures poétiques, etc. Il existe une histoire des formes littéraires, comme de toutes les formes esthétiques, du seul fait qu'à travers les âges ces formes durent se modifient. Le malheur, ici encore, c'est que cette histoire, pour l'essentiel, reste à écrire, et il me semble que sa fondation serait une des tâches les plus urgentes aujourd'hui. " (" Poétique et histoire ", texte corrigé d'une communication à la décade de Cerisy-la-Salle sur " l'enseignement de la littérature ", juillet 1969 ; dans : Figures III, Le Seuil, coll. " Poétique ", 1972, p. 17-18)

Que l'immanence des œuvres présuppose des données transcendantes : tel est en définitive le second constat qui rend pleinement légitimes et la construction de ces données et leur historicisation — histoire et théorie se situant ici sur le même bord, communément opposées à l'activité " critique ". Le même G. Genette l'affirmait dans un précédent texte :

" Son statut d'œuvre n'épuise pas la réalité, ni même la “littérarité” du texte littéraire, et (…) le fait de l'œuvre (l'immanence) présuppose un grand nombre de données transcendantes à elle, qui relèvent de la linguistique, de la stylistique, de la sémiologie, de l'analyse des discours, de la logique narrative, de la thématique des genres et des époques. Ces données, la critique [dont la fonction reste d'entretenir le dialogue d'un texte et d'une psyché, consciente et/ou inconsciente, individuelle et/ou collective, créatrice et/ou réceptrice] est dans l'inconfortable situation de ne pouvoir, en tant que telle, ni s'en passer ni les maîtriser. Il lui faut donc bien admettre la nécessité, de plein exercice, d'une discipline assumant ces formes d'études non liées à la singularité de telle ou telle œuvre, et qui ne peut être qu'une théorie générale des formes littéraires — disons une poétique. " (" Critique et poétique ", dans : Figures III, éd. cit., p. 10-11)

M. Charles, dans l'ouvrage déjà cité (et de vingt ans postérieur à ces lignes de G. Genette), soulignait pour sa part en quoi l'histoire littéraire doit être regardée comme une activité pleinement théorique :

" On pourrait grossièrement distinguer, dans les pratiques institutionnelles (académiques, universitaires) de la critique, trois et non deux types d'activités professionnelles : la poétique, l'histoire littéraire et une série d'approches qui sont autant de discours délibérément herméneutiques (thématique, psychanalyse et bien d'autres discours d'interprétation qui ne se réfèrent pas à des modèles reconnus et nommables). (…) Les pratiques que j'ai nommées discours herméneutiques relèvent du commentaire : leur finalité est de cerner, à chaque fois, la particularité, quelle qu'elle soit d'un texte. Quant à l'histoire littéraire, elle systématise, comme la poétique, des pratiques d'écriture et, ce faisant, construit de grands objets dont les textes, les œuvres, les auteurs, les genres, les “périodes” sont autant d'éléments. Ces constructions passent par un véritable travail théorique et le but ultime de l'analyse n'est pas seulement, voire pas nécessairement, la connaissance de tel ou tel texte, mais bien l'articulation, dans de grands ensembles, de données a priori hétérogènes (un thème, une structure prosodique, un mode d'intertextualité, la situation sociale d'un auteur, une référence à un modèle littéraire…), ce qui suppose un travail d'abstraction et de conceptualisation. Quand ce travail, donc, est explicité et passé au crible [d'un examen] critique, on a bel et bien affaire à un projet théorique dans le meilleur sens du terme. " (Introduction…, éd. cit., p. 14)

3. La théorie en un sens toujours précèdera l'histoire, " contrairement à un préjugé constant ", puisque c'est à elle que revient la tâche de dégager les objets historicisables en retour (G. Genette, " Poétique et histoire ", op. cit., p. 18). Cela suppose de se défaire d'un préjugé tenace, et à tous égards dommageable :

" (…) Dans l'analyse des formes elle-même, (…) règne encore un autre préjugé qui est celui (…) de l'opposition, voire de l'incompatibilité de l'étude synchronique et de l'étude diachronique, l'idée qu'on ne peut théoriser que dans une synchronie que l'on pense en fait, ou du moins que l'on pratique comme une achronie : on théorise trop souvent sur les formes littéraires comme si ces formes étaient des êtres, non pas transhistoriques (ce qui signifierait précisément historiques) mais intemporels. La seule exception est celle, on le sait, des formalistes russes, qui ont dégagé très tôt la notion de ce qu'ils nommaient l'évolution littéraire. C'est Eichenbaum qui, dans un texte de 1927 où il résume l'histoire du mouvement, écrit à propos de cette étape : “La théorie réclamait le droit de devenir histoire”. " (trad. fr. in : Théorie de la littérature, Le Seuil, 1966, p. 66). Il me semble qu'il y a là un peu plus qu'un droit : une nécessité qui naît du mouvement même et des exigences du travail théorique. " (" Poétique et histoire ", op. cit., p. 19)

Dans ce texte programmatique sur " Poétique et histoire " resté sans vrai lendemain, G. Genette formulait encore " deux remarques de pure anticipation ", en explicitant deux difficultés : l'une pour rappeler la complexité du jeu proprement historique entre variances et invariances ; l'autre pour désigner l'horizon d'une histoire littéraire bien comprise — les corrélations de la série " littéraire " avec les autres séries historiques.

" La première, c'est qu'une fois constituée sur ce terrain, l'histoire de la littérature rencontrera les problèmes de méthode qui sont actuellement ceux de l'histoire générale, c'est-à-dire ceux d'une histoire adulte, par exemple les problèmes de périodisation, les différences de rythme selon les secteurs ou les niveaux, le jeu complexe et difficile des variances et des invariances, l'établissement des corrélations, ce qui signifie nécessairement échange et va-et-vient entre le diachronique et le synchronique, puisque (…) l'évolution d'un élément du jeu littéraire consiste en la modification de sa fonction dans le système d'ensemble du jeu : (…) les formalistes ont précisément rencontré l'histoire lorsqu'ils sont passés de la notion de “procédé” à celle de fonction. Ceci, naturellement, n'est pas propre à l'histoire de la littérature, et signifie simplement que, contrairement à une opposition trop répandue, il n'y a de véritable histoire que structurale. "

Deuxième remarque : " une fois ainsi constituée, et alors seulement, l'histoire de la littérature pourra se poser sérieusement, et avec quelques chances d'y répondre, la question de ses rapports avec l'histoire générale, c'est-à-dire avec l'ensemble des autres histoires particulières. "

G. Genette se référait ici à la déclaration de Jakobson et Tynianov, qui date de 1928 (Théorie de la littérature, éd. cit. pour la trad. fr., p. 138), mais qui n'avait en 1972 et qui n'a aujourd'hui encore, " rien perdu de son actualité " :

" “L'histoire de la littérature (ou de l'art) est intimement liée aux autres séries historiques ; chacune de ces séries comporte un faisceau complexe de lois structurales qui lui est propre. Il est impossible d'établir entre la série littéraire et les autres séries une corrélation rigoureuse sans avoir préalablement étudié ces lois”. " (Ibid., p. 20).

Cela faisait alors, et cela fait encore, pas mal de grain à moudre.

4. À la lumière de ce qui précède, on comprendrait mal la persistance du malentendu, et que les frères puissent rester ennemis, si l'on ne faisait valoir enfin, avec M. Charles encore, de quelle involution l'histoire littéraire est toujours passible : l'histoire littéraire est une activité théorique aussi longtemps qu'elle élabore des objets transcendants les œuvres ; elle cesse de l'être dès qu'elle prétend assigner à ses objets une date, en arrêtant paradoxalement le cours du devenir pour faire coïncider le " sens " de l'objet avec un moment de l'Histoire — en vertu de quoi elle est une interprétation comme une autre.

" Il reste que l'histoire littéraire ne serait pas l'histoire littéraire si les ensembles ainsi élaborés ne pouvaient être datés. Voilà une évidence, mais où la chose devient plus intéressante et plus complexe, c'est lorsqu'on commence à s'interroger sur la bonne date — comme le philologue s'interroge sur le bon texte. C'est un lieu commun de dire qu'un texte s'inscrit (aussi) dans l'histoire de ceux qui l'ont promu comme tel (exemple canonique : Lautréamont chez les surréalistes) ; c'en est un autre de souligner qu'un texte est récrit par ses lecteurs. Mais il est peut-être moins trivial d'en tirer les conséquences. L'inscription historique d'un texte est multiple : de la date de sa production à celle de sa réception, en passant par celles où il a été non seulement lu et commenté, mais tout simplement édité, le texte n'en finit plus d'être reformulé, reconfiguré, “redaté”. Quand l'histoire littéraire ne veut connaître que la date de la production, elle devient une herméneutique comme les autres, décidant que le sens, c'est l'origine. La voilà donc divisée, en quelque sorte, partagée entre un questionnement authentiquement théorique et un système d'interprétation fragile, comme tous les systèmes d'interprétation. (…) L'histoire littéraire, forme somme toute récente de la critique savante, hésite entre une perspective théorique et une perspective herméneutique. Il n'est que trop évident, en fait, que la théorie et l'histoire doivent se retrouver, mais ce ne peut pas être dans ce régime d'interprétation qui tente la seconde : la question de l'historicisation d'un texte est éminemment théorique, à condition de ne pas la résoudre dans une pratique d'interprétation. " (Op. cit., p.15).

Sur ce " lieu commun ", qui veut que l'inscription historique d'un texte soit multiple, et qui reste assez déroutant, on se reportera aux analyses proposées dans les pages Influence rétrospective de l'Atelier littéraire de Fabula. C'est peut-être en fonction de lui qu'une histoire littéraire peut se donner véritablement pour objet l'analyse de l'historicité des textes littéraires.

5. On ne plaidera donc pas pour une réconciliation de l'histoire littéraire et de la théorie mais pour l'affirmation de leur solidarité, et plus exactement pour leur constitution en pôles complémentaires — l'énergie, ici comme ailleurs, étant affaire d'une différence de potentiel. Il est à cela une autre raison, qu'on peut bien dire de principe : si aimer, c'est regarder ensemble dans la même direction, la solidarité de l'histoire et de la théorie ne sera pas durablement passionnelle ; car l'histoire littéraire ne peut apparemment regarder que vers la série des œuvres du passé, quand la théorie s'efforce légitimement d'embrasser non seulement l'ensemble des œuvres réelles mais aussi la totalité des textes possibles. En appelant à la constitution d'une " théorie générale des formes littéraires " susceptible de construire des objets historicisables, G. Genette le disait aussi, et non sans malice :

" Qu'une telle discipline doive ou non chercher à se constituer comme une “science” de la littérature, (…) c'est une question peut-être secondaire ; du moins est-il certain qu'elle seule peut y prétendre, puisque, comme chacun sait, (…) il n'est de “science” que du “général”. Mais il s'agit moins ici d'une étude des formes et des genres au sens où l'entendaient la rhétorique et la poétique de l'âge classique, toujours portées, depuis Aristote, à ériger en norme la tradition et à canoniser l'acquis, que d'une exploration des divers possibles du discours, dont les œuvres déjà écrites et les formes déjà remplies n'apparaissent que comme autant de cas particuliers au-delà desquels se profilent d'autres combinaisons prévisibles, ou déductibles. (…) Plus généralement, l'objet de la théorie serait ici non le seul réel, mais la totalité du virtuel littéraire. " (" Critique et poétique ", op. cit., p. 11).

Sur la perspective ainsi ouverte, on se reportera aux pages Textes possibles de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula. Et à la prochaine publication des actes du colloque Fabula : La Case aveugle. Théorie littéraire et textes possibles. Pré-programme du colloque.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 5 Mai 2004 à 11h20.