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Des mondes parfaits ?

Par Marc Atallah (Université de Lausanne, Maison de l'Ailleurs).


Du même auteur: Utopie et dystopie. Les deux sœurs siamoises.



Dossiers Utopie et dystopie, Politique, Genres.






Des mondes parfaits ?



Ce texte est d'abord paru sous le titre "Les mondes parfaits sont-ils si éloignés de leurs frères cauchemardesques ? Quelques (brèves) réflexions sur l'utopie", dans Les Utopies, catalogue, Genève: Cercle de la Librairie et de l'Édition de Genève, 2013, pp.3-34. Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de ses éditeurs.




Le mot «utopie», en ce début de XXIe siècle, se voit caractérisé par plusieurs sens qui s'articulent tous autour de la notion d'imaginaire, néanmoins entendue de manière réductrice: l'utopie serait une chimère sociale ou politique, une conception idéaliste – et donc irréaliste – de la société de demain, un rêve dont la particularité serait de s'opposer drastiquement à la réalité. Autrement dit, qualifier un projet d'«utopique», ce serait insister sur son impossibilité à se réaliser, sur la différence révélée entre sa perfection supposée et sa concrétisation pratique. L'utopie se dit, elle ne se vit pas. Si j'imagine, par exemple, que le développement des nanotechnologies anéantisse toutes les maladies humaines nous offrant ainsi l'immortalité physique, je peux aisément voir qualifier mon espoir d'utopique; idem si je suis convaincu qu'un retour à la nature du type «rousseauiste» conduira nécessairement à l'abolition des maux économiques, prétendument responsables de notre tout aussi prétendue «perte des valeurs» postmoderne. L'utopie semble nous indiquer la direction à suivre si l'on souhaite être heureux, mais, malgré cela, elle ne serait qu'un vœu pieux, une pure fiction.


Or, il est intéressant de constater que cette signification relativement péjorative attribuée au mot «utopie» est récente: elle date du milieu du XIXe siècle, alors que l'Utopie, titre donné par Thomas More à l'un de ses plus célèbres ouvrages, apparaît au XVIe siècle, en 1516 plus exactement. Nous sommes donc passés d'un sens limité – l'utopie se réfère aux textes écrits à partir d'un scénario identique à celui inventé par More – à un sens étendu: l'utopie est un rêve, ce qui sous-entend qu'elle serait un programme que l'on envisagerait de concrétiser. En effet, une brève réflexion sur les propriétés au fondement de l'utopie nous permettra de saisir plus précisément son utilité actuelle: elle est certes une fiction, mais une fiction qui semble être indissociable de nos habitudes intellectuelles, une fiction que nous convoquons périodiquement et qui produit une quantité incroyable de récits sociaux, politiques, écologiques, spirituels, technologiques et… littéraires.


Le constat est suffisamment surprenant pour être évoqué: nous voyons aujourd'hui fleurir tout autour de nous quantité de dystopies, c'est-à-dire les récits qui racontent les tentatives – généralement vouées à l'échec – d'un personnage vivant dans un monde essentiellement aliénant. Pour ne citer que quelques exemples littéraires: Jean-Christophe Rufin met en scène le parcours de Baïkal cherchant à fuir l'oppression de l'État mondial dans Globalia (2004), La Zone du Dehors (1999) d'Alain Damasio narre la lutte de Captp contre l'uniformisation à l'œuvre dans la société de Cerclon, et les citoyens des Monades urbaines (Robert Silverberg, 1971) se rendent compte que l'utopie idyllique au sein de laquelle ils évoluent se muent peu à peu en dystopie. De nombreux autres romans auraient pu être convoqués, dont les fameux Un bonheur insoutenable (Ira Levin, 1970), Fahrenheit 451 (Ray Bradbury, 1953), 1984 (George Orwell, 1949), Le Meilleur des mondes (Aldous Huxley, 1932) ou encore Nous autres (Eugène Zamiatine, 1920). Quant au cinéma hollywoodien – et malgré les critiques faciles faites à son égard –, il n'est pas en reste: Hunger Games (Gary Ross, 2012), In Time (Andrew Niccol, 2011), Repo Men (Miguel Sapochnik), Surrogates (Jonathan Mostow, 2009), V for Vendetta (James McTeigue, 2006) et The Island (Michael Bay, 2005) ne sont que des échantillons d'un genre particulièrement apprécié de nos salles obscures. Il s'avère que tous ces récits, dont la fictionnalité ne fait aucun doute, ne sont pas appelés des «dystopies» pour rien: ils entretiennent assurément un lien étroit, et révélateur, avec les utopies. En effet, les mondes oppressants de 1984 ou d'Hunger Games sont des mondes clos, collectivistes, rationnels et soumis à une réglementation imprescriptible, comme dans la plupart des utopies classiques (c'est-à-dire les utopies publiées entre le début du XVIe et la fin du XVIIIe siècle). Les dystopies peuvent donc être formellement identifiées au «négatif photographique» des utopies: les unes et les autres forment les deux faces opposées de la même pièce – une pièce que l'on appelle, conceptuellement, un système de signes. Et c'est à cette première propriété que je vais tout de suite me dédier: elle me permettra de préciser la relation unissant utopie et dystopie.



Des systèmes de signes réversibles…


Lire un roman utopique ou visionner un film dystopique, c'est plonger dans un système de mots ou d'images qui sont organisés entre eux pour former un tissu descriptif et narratif cohérent. Sans cette cohérence, le récit demeurerait inintelligible pour le lecteur ou le spectateur: c'est parce que l'être humain vivait dans un climat de peur suite à une guerre particulièrement destructrice qu'il a élu le Haut Chancelier Adam Sutler au pouvoir dans la BD V for Vendetta,et c'est en raison de ses bienfaits pour la vie de tous les jours que les gouverneurs de l'île de Bensalem accordent une attention minutieuse au développement scientifique et technologique dans La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon en 1627. Les utopies et les dystopies doivent donc être avant tout considérées comme des dispositifs organisés d'éléments (mots, images) entretenant une relation logique forte: lorsqu'un de ces univers met en scène le mot«immortalité» ou le syntagme«abandon de la propriété privée», tous les autres éléments du récit doivent venir renforcer ce mot ou ce syntagme. C'est pourquoi le principe fictionnel, au cœur du film In Time, ou les individus sont immortels mais possèdent un compteur temporel les obligeant (lorsque celui-ci est épuisé) à mourir, est divisé en castes, elles-mêmes réparties dans des ères géographiques isolées les unes des autres. C'est aussi pour cela que l'abolissement de la propriété privée à l'œuvre dans La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, en 1623, a des conséquences sur toutes les réglementations sociales évoquées par le texte, en particulier sur les modalités de procréation: l'intimité amoureuse pouvant nous donner le sentiment que l'autre nous «appartient», il convient de ne pas laisser à l'individu le libre choix de son partenaire mais de contrôler l'acte d'amour par les règles au fondement de la cité. Ces deux illustrations démontrent à quel point les utopies et les dystopies, avant d'être caractérisées par leur positivité ou leur négativité, sont des récits parfaitement logiques: l'interdépendance entre tous leurs éléments constitutifs justifie de les considérer comme des horloges parfaitement réglées ou des mécaniques bien huilées.


Or, il s'avère qu'une des propriétés remarquables de tous les systèmes de signes correspond à la réversibilité: un système parfaitement bénéfique peut donc aisément devenir un système absolument totalitaire. En effet, imaginons à titre d'exemple un système binaire tel qu'un feu vert et un feu rouge.Nous savons tous que le «vert» ne possède pas la signification intrinsèque de «avancez» ni le rouge celle de «arrêtez»: leur définition respective n'est déterminée qu'en fonction d'une convention consensuelle. Cet aléatoire conduit donc le système à pouvoir être renversédans un système alternatif: le feu vert signifierait alors «arrêtez» et le feu rouge «avancez». C'est ce que je voulais exposer en affirmant que la dystopie est le «négatif photographique» de l'utopie. Un exemple éclairera ce qui peut paraître un peu abstrait. La société suisse est un monde où les feux verts me conduisent à avancer. Cependant, si je trouvais cette attribution problématique pour des raisons qui me sont propres, je pourrais tout à fait inventer un monde fictionnel dans lequel c'est le feu rouge qui crée ce mouvement: je pars d'un monde réel et, par transformation des conventions sur les signes, je peux générer un monde alternatif, proche de mon système de référence mais néanmoins «opposés». Il est clair que ces deux univers – réel et fictionnel –, au-delà de leurs différences particulières, seront formellement analogues: le second est fabriqué à partir du premier et, en raison de ce lien logique fort, il est possible de transiter de l'un à l'autre. En revenant aux récits littéraires, il est aisé d'apercevoir qu'on peut faire apparaître le système dystopique en changeant le regard que l'on porte sur le système utopique – et inversement. Il existe de nombreuses façons d'opérer ce changement de regard, mais celle qui a été la plus souvent préconisée par les romanciers correspond à la modification du point de vue narratif. Au lieu de découvrir l'utopie de l'extérieur à travers un voyageur qui vient d'un pays étranger, et à qui le gouvernement utopique est expliqué) nous la découvrons de l'intérieur par un de ses habitants que nous suivons tout au long de ses pérégrinations. Historiquement, les écrivains ont d'abord choisi de percevoir le système de signes de l'extérieur – l'utopie possède cette caractéristique –, puis ont commencé à le percevoir de l'intérieur, dévoilant alors une cité sous la cité: la dystopie.


Les exemples traités ci-dessus permettent d'y voir un peu plus clair: le monde dystopique d'In Time, s'il était vu par le biais d'un observateur extérieur, révélerait son essence utopique puisque l'immortalité règne enfin, les gens décident librement de travailler pour gagner des minutes de vie supplémentaires; la société est divisée en aires séparées pour éviter que des individus non préparés se retrouvent dans une aire qui risquerait de les pousser à l'oisiveté. A contrario, la procréation dans La Cité du Soleil suit des règles astrologiques rigides qui sont appliquées, tout aussi rigoureusement, par les officiers: «car chacun obtient exactement ce que son goût lui fait désirer. La génération est considérée sous l'angle du bien collectif, non du bien privé. Et l'on doit s'en tenir aux décisions des officiers». Cependant, que se passerait-il si l'on focalisait le récit sur un personnage de cette cité qui ne désirerait pas «s'en tenir aux décisions des officiers»? Notre individu se sentirait-il toujours heureux de vivre dans cette société postulée parfaite ou, au contraire, serait-il dans la situation délicate de celui qui remet en cause la perfection supposée du monde dans lequel il vit et qui doit donc être cadré, voire supprimé, pour éviter que cette perfection ne soit remise en cause? Les contours de la Cité parfaite semblent se brouiller, l'utopie commence à muter en dystopie. La réversibilité du système de signes conduit par voie de conséquence à une conclusion surprenante: toute utopie est par essence une dystopie, et réciproquement. Cette conclusion implique également que la perfection utopique ou l'aliénation dystopique ne sont pas dues à l'organisation du système présenté, c'est-à-dire à la nature de ce même système: elles proviennent du point de vue porté sur lui, puisqu'une fois ce point de vue transformé, la perfection se mue en aliénation ou l'aliénation en perfection. Thomas More n'avait-il d'ailleurs pas déjà perçu ce lien dynamique entre utopie et dystopie, lui qui, à la toute fin de son Utopie, affirmait de manière sibylline «il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l'espère»? Et le film dystopique Surrogates ne remotive-t-il pas ce lien dynamique quand il rappelle, lors de la séquence introductive du récit, que vivre une vie virtuelle conduit à la disparition complète de la criminalité?


L'utopie est donc une dystopie et la dystopie une utopie. Cette première leçon nous permet de modifier le rapport que nous entretenons naturellement à ces genres cinématographiques ou littéraires. Lorsque nous découvrons la société terrifiante de Repo Men, nous ne devons pas laisser les émotions suscitées par l'intrigue nous aveugler: cette société est fondamentalement une utopie dans le sens où sa structure sociopolitique est analogue à celle des utopies classiques. Il en va de même pour l'organisation parfaite de La Nouvelle Atlantide : elle recèle, elle aussi, son côté «obscur», même si Francis Bacon n'insiste pas sur cette dimension. Au demeurant, il s'avère que si utopie et dystopie sont des systèmes identiques – néanmoins perçus par des voies différentes –, c'est parce qu'ils sont construits autour d'un principe logique similaire que l'on appelle, à la suite de Pierre Versins, la «conjecture». C'est sur ce principe que s'élève la société fictionnelle, c'est lui qui, d'un côté, autoriserait les individus à être pleinement heureux et, d'un autre côté, serait responsable de leur aliénation la plus totale.



Imaginer rationnellement l'Ailleurs: la conjecture


Toutes les utopies et toutes les dystopies sont construites autour de ce que l'on appelle une conjecture sociopolitique, c'est-à-dire une hypothèse rationnelle qui extrapole des éléments relevant de la sphère sociétale (organisation économique, lois, principes politiques, etc.). Plus précisément, une telle conjecture consiste à inventer, rationnellement, une nouvelle forme de gouvernement qui, si elle est appliquée avec rigueur à l'ensemble du territoire, permettra à l'homme d'accéder au bonheur: l'Utopie de Thomas More suppose que la fin de la propriété privée et l'institution d'une communauté des biens conduiront à l'égalité et à l'harmonie; Étienne-Gabriel Morelly, quant à lui, imagine, dans son fameux Code de la Nature en 1755, une société qui se doit d'éliminer l'avarice, source de tous les autres vices, et qui, de ce fait, bannit le luxe; enfin, le bourg d'Oudun dans Le Paysan perverti de Restif de la Bretonne en 1776, est un espace éloigné des divertissements de la ville, cristallisation de toutes les perversions. Force est alors de constater que la conjecture est un procédé logique qui, placé au cœur des utopies, permet d'instaurer fictionnellement de nouveaux systèmes politiques dont la propriété la plus remarquable est de contribuer à l'épanouissement fictionnel des êtres humains: l'utopie ne renie pas sa nature imaginaire mais elle permet de mettre en lumière certaines corrélations originales telles que l'influence néfaste de la propriété privée sur les individus ou de la cupidité sur l'oisiveté. Ce qui vient d'être dit pour l'utopie pourrait également s'appliquer à la dystopie: celle-ci recourt également à la conjecture, à la différence qu'elle oriente son regard sur les conséquences négatives du gouvernement conjecturé. L'utopie est censée épanouir l'humain, la dystopie montre que la nouvelle organisation sociale ne pourrait que l'aliéner: la vie communautaire utopique instaurée dans Les Monades urbaines conduit les personnages du récit à rêver d'intimité, et l'obligation de se procurer à heures régulières du soma – la pilule du bonheur dans Le Meilleur des mondes – est la condition de possibilité de l'asservissement des citoyens du monde raconté par Aldous Huxley.


Il est temps de se pencher quelque peu sur l'une des propriétés de la conjecture: l'association de deux cours d'événements distincts (monde réel, monde fictionnel), néanmoins réunis par le narrateur. En effet, la conjecture est intrinsèquement l'extrapolation, la projection rationnelle d'éléments réels vers leurs variantes imaginaires, ce qui crée une tension entre la sphère empirique et la cité fictionnelle. Cette tension est d'ailleurs représentée dans le texte par le motif du «voyage»: le narrateur utopique part généralement du monde réel et découvre – souvent par accident – le monde fictionnel. Le narrateur dystopique voyage dans le monde fictionnel, découvre – aussi par accident – sa nature aliénante et espère en vain pouvoir y vivre des situations qui, en fait, sont similaires à celles que nous vivons dans notre monde réel. Alors que le texte de More est centré autour de la figure de Raphaël Hythlodée, narrateur et pont symbolique entre les deux livres du texte (le premier évoque les désastres et les misères de l'Angleterre du XVIe siècle, le second la manière dont l'Utopie les a réglés), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon débute par le naufrage de voyageurs européens sur une île inconnue des mers du Sud – l'île de Bensalem – et continue par le récit du capitaine du navire nous détaillant les merveilles de cette île. Il en va de même dans la dystopie, puisque Montag, le narrateur de Fahrenheit 451, s'ouvre aux émotions par l'intermédiaire de ses lectures et Copeau, figure centrale d'Un bonheur insoutenable, part à la recherche des «incurables», individus refusant d'accepter que leur vie soit contrôlée par des ordinateurs froids et inhumains. Or, que fait un écrivain quand il associe deux mondes distincts? Que fait-il quand il amène son lecteur à croire – pendant le temps de la lecture – que le monde fictionnel est un monde possiblement réel? Eh bien, il rappelle qu'utopie et dystopie sont des genres ironiques, dans le sens où la conjecture sociopolitique n'est pas à considérer comme un programme à suivre, mais comme une technique réflexive. Il est clair qu'en mettant à distance l'univers fictionnel de son pendant réel, la conjecture conduit les utopies et les dystopies à dire ou à montrer quelque chose pour dire ou montrer quelque chose d'autre. Cette ironie s'incarne parfois dans le texte, comme chez Thomas More où le jeu de mots entre u-topos («non-lieu») et eu-topos («lieu parfait») semble indiquer, par jeu de mots étymologique, que la meilleure forme de gouvernement n'est pas de ce monde – idem pour la ville-mensonge qu'est Amaurote, le fleuve sans eau qu'est Anhydre… jusqu'à ce conteur d'histoires abracadabrantes qu'est Raphaël Hythlodée. Indépendamment de cet usage, en général utilisé dans les textes les plus ambitieux littérairement, tous les récits utopiques et dystopiques recourent à une certaine forme d'ironie: l'écrivain décale en effet toujours son univers fictionnel du monde réel et, ce faisant, il fait semblant de parler d'une cité parfaite (positive dans le cas de l'utopie, négative dans celui de la dystopie) pour évoquer, par jeu de miroir, l'imperfection de sa propre forme de gouvernement ou des discours qui l'entourent quotidiennement. Le Paris projeté dans le temps par Louis-Sébastien Mercier dans L'An 2440, rêve s'il en fut jamais (1771), est bien la critique des défaillances du gouvernement français d'avant la Révolution. Et Karin Boye, dans La Kallocaïne (1940), attire l'attention sur les limites d'un système où l'existence d'un sérum de vérité – métaphore des espoirs (utopiques) animant la recherche en chimie – empêche les individus de se faire confiance mutuellement.


On constate que les utopistes et les dystopistes jouent avec le langage et exploitent les potentialités offertes par la conjecture afin de conduire leurs lecteurs ou leurs spectateurs à centrer leur attention non sur la seule cité imaginaire, mais sur ce qui, dans leur propre réalité, est à considérer comme source de malheur. C'est une telle évidence qu'il est parfois difficile de saisir pour quelle raison l'Ailleurs a été perçu par certains comme notre destinée réelle. La société écologique d'Avatar de James Cameron en 2010 serait donc le but à atteindre, Le Meilleur des mondes préfigurerait les dangers inhérents aux biotechnologies alors qu'il semble n'offrir qu'un détour fictionnel nous incitant invariablement à revenir au monde à partir duquel la conjecture est tirée: le nôtre, donc. Les systèmes utopiques et dystopiques ne doivent ainsi pas être acceptés comme la description de ce qui nous attend dans l'avenir ou de ce vers quoi nous nous dirigeons imperceptiblement, mais comme des opérateurs provoquant nos décentrements, les miroirs déformés de nos insuffisances. Et c'est justement parce qu'elles refusent de couper les liens unissant l'univers fictionnel du monde réel et qu'elles légitiment, presque naturellement, un recours systématique à l'ironie, qu'il est pertinent de considérer les utopies et les dystopies comme des miroirs déformés, c'est-à-dire des «modèles» qui réfléchissent une image plus ou moins fidèle, donnant à celui qui la regarde des indications sur lui-même. Cette assimilation de l'utopie et de la dystopie à un modèle est fort utile, puisqu'elle permet de mieux cerner la fonction générale de ces textes: ils servent non pas à construire notre avenir social ou à imaginer notre destinée politique, mais à réfléchir, d'une part, à la charge utopique innervant nos gouvernements ou nos discours (technoscientifiques, écologiques, sociopolitiques, économiques, etc.) et, d'autre part, à la construction du monde de demain à partir de nos choix présents. Autrement dit, les genres utopiques et dystopiques appartiennent à une catégorie dont les membres partagent la propriété de conjecturer un Ailleurs, d'inciter leurs lecteurs ou leurs spectateurs à investir cet Ailleurs, de se laisser séduire par lui et de revenir, une fois le charme épuisé, à leur quotidien qu'ils pourront alors percevoir différemment: l'utopie aura rempli sa «mission», le modèle fictionnel aura éclairé de manière novatrice le lieu, toujours un peu opaque, à partir duquel il a été (in)formé.



Questionner notre monde et ses discours…


Depuis un peu plus d'une dizaine d'années, on redécouvre, grâce à certains théoriciens, que la fiction doit être considérée comme un laboratoire, c'est-à-dire un «lieu imaginaire» permettant de tester symboliquement les comportements humains dans diverses situations. Il est évident que les utopies et les dystopies sont par essence de tels (non-)lieux: elles présentent des univers fermés, construits autour de règles sociopolitiques strictes qui auront des répercussions inévitables sur le bonheur – ou le malheur – des humains qui évoluent en son sein.


Or, une petite différence, essentielle pour comprendre à quel genre de laboratoire nous avons affaire, se fait jour: l'utopie décrit en effet des types de gouvernement alors que la dystopie narre l'influence de tels gouvernements sur les individus. Autrement dit, les récits utopiques dessinent une image et la dystopie injecte des humains dans cette image afin de montrer que cette dernière, si elle était appliquée concrètement au monde dans lequel nous vivons, conduirait les humains à l'aliénation. En ce sens, il est aisé de saisir que l'utopie est un laboratoire épistémologique, puisqu'elle teste, au sein de la fiction, de nouveaux principes sociaux et politiques(les utopistes classiques cherchent à former des univers dépourvus de propriété privée, par exemple) et qu'elle le fait pour mettre en lumière – l'Ailleurs a la vertu d'être une loupe grossissante – les principes qui dirigent actuellement notre société.Cette mise en lumière, finalement, amène le lecteur à critiquer ces derniers principes, à en voir les limitations et les conséquences: L'Utopie de Thomas More bannit la propriété privée, instaure une société collectiviste dans laquelle la pauvreté et l'oisiveté ont disparu et, par miroir déformé interposé, indique que ces deux derniers maux proviennent logiquement de la propriété privée. L'utopie, on le voit, est un miroir au premier degré, puisqu'elle est un discours qui s'arrache de la réalité pour mettre en scène une réalité alternative: ce modèle fictionnel a donc pour vocation de prouver que le bonheur humain est une variable corrélée à la forme sociopolitique en vigueur et que, même si l'objectif est inatteignable, il est nécessaire de ne pas laisser s'installer une forme sociopolitique incapable de panser les souffrances individuelles. Dans La Nouvelle Atlantide par exemple, Francis Bacon invente un corps social gouverné par des savants et indique, par effet de miroir, la nécessité, pour une société désireuse d'être harmonieuse, d'être dirigée par la raison scientifique.


Quant à la dystopie, même si elle est d'une nature similaire à l'utopie, elle est avant tout un laboratoire anthropologique: elle ne vient pas tester de nouvelles formes de gouvernement, mais les conséquences d'un gouvernement utopique sur les individus. Plus précisément, les dystopies sont toujours des récits qui s'appuient sur des États mondiaux, des États collectivistes, des États dirigés par de gigantesques corporations (etc.) – des sociétés totalitaires, donc. Or, qu'est-ce que l'utopie si ce n'est la caricature du totalitarisme? Les romanciers dystopiques se sont donc donnés pour mission de représenter, fictionnellement, non pas les bienfaits «conceptuels» de principes totalitaires mais leurs influences sur la vie humaine: Winston Smith, le personnage principal de 1984, découvre à quel point le parti autocratique de Big Brother cherche à anéantir la mémoire individuelle, source de toute identité, et Case, le hacker du Neuromancien de William Gibson en 1984, essaie d'éprouver sa liberté dans une matrice apparemment infaillible. Les dystopies – et un pan important de la science-fiction contemporaine – sont par conséquent des miroirs qui mettent à distance les discours utopiques eux-mêmes: le XXe siècle rêve au meilleur des mondes (qu'il soit formé par de nouvelles politiques ou des inventions technoscientifiques) et les écrivains inspectent comment ce meilleur des mondes va bouleverser la vie des individus. Miroirs distanciés au second degré (puisque ce sont des discours fictionnels mettant en scène des discours utopiques), la dystopie et la science-fiction démontrent que la charge utopique contenue dans les vœux pieux nous entourant, risque bien de conduire à l'aliénation d'une humanité réduite au rang de machines, d'esclaves ou de rouages inconsistants.


Les utopies et les dystopies, en raison de leur nature spéculaire, ne doivent jamais être considérées comme des programmes mais toujours comme des discours. Et ceux-ci ne disent pas ce qui doit être: ils sont des modèles qui rendent intelligibles les défaillances de notre quotidien (utopies) ou les risques aliénants contenus dans nos espoirs d'amélioration (dystopie). Par exemple, Pierre Bordage, dans Nouvelle Vie™ (2004), n'invente pas son univers pour fustiger les recherches en biotechnologies, mais pour suggérer que ces dernières recèlent un potentiel aliénant dont il faut tenir compte; et Louis-Sébastien Mercier projette bel et bien son personnage en L'An 2440 pour remettre en cause les privilèges héréditaires, et non pour imaginer ce qui nous attend dans un avenir proche. Les utopies, les dystopies et, dans une certaine mesure, la science-fiction (les discours des sciences et des technologies possèdent une charge utopique indéniable) ne sont donc pas des genres qui construisent un rêve – un Ailleurs fantasmé – pour anticiper sa venue: ils se donnent au contraire pour objectif de générer une image déformée des rêves, bien réels cette fois-ci, qui sont convoqués ça et là pour nous dire que si nous faisons les bons choix économiques, sociaux, politiques ou technoscientifiques, le monde de demain nous épanouira, nous rendra finalement heureux, éloignera de nous les maux qui, jusqu'à aujourd'hui, gangrènent notre existence quotidienne. Autrement dit, utopies, dystopies et récits science-fictionnels sont les garde-fous réflexifs d'une Modernité qui se rêve en oubliant de se vivre.


* * *


L'utopie et la dystopie sont des sœurs jumelles: la première pointe les défaillances du réel, la seconde, celles des rêves nous incitant à changer ce même réel. Outils critiques s'il en est, ces genres ne doivent jamais être considérés autrement que comme des fictions – au risque de se méprendre sur ce qu'elles nous disent depuis leurs non-lieux. A contrario, nous n'avons jamais eu autant besoin de ces fictions distanciées, de ces fictions de la réflexion: le monde d'aujourd'hui se mire en effet inlassablement dans une image sublimée et magnifiée de lui-même, multiplie les utopies (politiques, sociales, écologiques et technoscientifiques), se désire autre et s'imagine épanoui… Mais, tristement, il oublie de se penser. S'il n'y avait en définitive qu'une leçon à tirer de l'utopie, ce devrait être celle-ci: l'utopie ne devrait jamais être convoquée sans que, dans un même mouvement, nous évoquions son potentiel d'aliénation, puisque l'utopie est toujours une dystopie. Et nous le voyons tout autour de nous, voire chez nous: l'utopie de la communication, pour ne citer qu'un exemple, clame haut et fort que l'existence humaine se doit d'être toujours à la recherche de nouveaux échanges et, pour réaliser ces derniers, elle met à notre disposition des moyens technologiques hautement performants (Internet, téléphone portable, etc.). Or, qu'observons-nous? Eh bien que cette utopie, en fait, nous isole dans nos appartements – elle nous pousse certes à communiquer, mais via un intermédiaire numérique ou virtuel, c'est-à-dire via des dispositifs de consommation. Grâce aux récits fictionnels, il nous est possible d'apprendre à décrypter ce phénomène: l'utopie de la communication s'apparente davantage à une dystopie libérale de la solitude qu'à un monde en perpétuelle discussion. Nous pensons en effet communiquer, alors que nous nous perdons dans un solipsisme narcissique nous incitant à toujours consommer davantage. Alors, et pour éviter de nous faire happer par les discours chimériques qui nous assaillent en permanence, lisons des utopies, lisons des dystopies, lisons des romans de science-fiction: tous ces récits nous apprennent à décoder notre quotidien, à l'interroger, à déceler ses rêves, à court-circuiter ses déviances, à arrêter quelques instants le mouvement frénétique qui nous force à avancer. Car, et contrairement à ce que l'on entend trop souvent, ces récits n'anticipent aucunement l'avenir, mais nous rappellent, par le concours de l'imaginaire, que ce sont nos choix présents qui construisent le monde de demain. Puissent ces choix ne pas être… utopiques.





Marc Atallah, (Université de Lausanne, Maison de l'Ailleurs)
Mars 2016


Du même auteur: Utopie et dystopie. Les deux sœurs siamoises.



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