Atelier




Démembrance


par Tess Grousson
Doctorante à l'Université Paris 8


Le présent texte est issu des journées doctorales organisées à l'Université de Lausanne les 4 et 5 juin 2018 par la Formation doctorale interdisciplinaire en partenariat avec l'équipe Littérature, histoire, esthétique de l'Université Paris 8 et Fabula, sous le titre «Quelle théorie pour quelle thèse?». Les jeunes chercheurs étaient invités à y présenter oralement un concept élaboré ou forgé dans le cours de leur travail, ou une notion dont les contours restaient flous mais dont le besoin se faisait pour eux sentir, ou encore la discussion critique d'une catégorie reçue, puis à produire une brève notice destinée à nourrir l'encyclopédie des notions de l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.


Dossiers Penser par notions






Démembrance


Il convient avant toute chose de préciser que la démembrance est inextricablement liée à la poésie.


Cicéron assure que l'art de la mémoire a été inventé par le poète grec Simonide de Céos[1]. Et l'on considère traditionnellement, en effet, qu'il existe une articulation fondamentale — voire une parenté — entre la poésie et la mémoire, cette dernière étant alors identifiée au souvenir. Or la mémoire se manifeste bien plutôt comme un système dynamique, fondé sur un partage nécessaire entre souvenir et oubli. En ce qui concerne le souvenir, nous savons qu'il peut être aussi bien involontaire que délibéré; mais pour ce qui est de l'oubli, on a tendance à penser, spontanément, qu'il ne peut être qu'involontaire. Il arrive pourtant que tel individu ou tel événement nous paraisse trop douloureux pour être maintenu dans notre souvenir et rappelé à notre intelligence. Et même, un passé difficile refuse parfois de demeurer dans le passé, et vient hanter notre présent. Face à cet envahissement de notre esprit par des souvenirs désagréables, la solution la plus efficace semble alors résider dans l'oubli. Mais, comme le constate Montaigne dans le deuxième livre de ses Essais, «il n'est rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance, que le désir de l'oublier»[2]; et notre volonté d'oubli nous enferme donc dans le paradoxe.


Il existe quantité d'ouvrages consacrés à l'art de la mémoire. Son jumeau mal-aimé, l'art de l'oubli, apparaît toutefois bien souvent comme la première victime de ce qu'il promet: lorsqu'ils décrivent l'ars memoriae, en effet, les anciens évoquent rarement la possibilité d'un ars oblivionis, ou seulement au détour d'une petite anecdote. Cicéron raconte ainsi que Thémistocle, dont chacun connaît la mémoire prodigieuse, réagit à l'invention de Simonide en affirmant qu'il préfèrerait découvrir «le secret d'oublier à [s]on gré»[3]. Or cet ars oblivionis existe, et nombreux sans doute sont ceux qui en font un usage régulier. Et ses manières, ses images, ses efforts, ses effets, s'ils ne sont jamais rassemblés dans des manuels ou des traités, sont tout de même disséminés, ici et là, dans l'œuvre des poètes.


La méthode d'oubli pratiquée le plus fréquemment par les écrivains, qu'ils en soient conscients ou non, correspond certainement au simple fait d'écrire, cette activité étant parfois considérée — et ce depuis l'Antiquité — comme «un obstacle pour la mémoire»[4]. D'autres écrivains ont volontiers recours à ce qui peut être appréhendé comme l'envers de la mise à l'écrit, et qui consiste donc à isoler l'objet que l'on souhaite extraire de sa mémoire afin de le reléguer au silence[5]. Et puisqu'il semble malaisé de pratiquer un oubli volontaire, d'autres écrivains encore choisissent de reporter l'exercice de l'oubli sur autrui[6]. Or ces méthodes d'oubli ne sont pas véritablement satisfaisantes, dans la mesure où elles n'offrent aucune garantie contre la résurgence incontrôlée du souvenir qu'il s'agit d'oublier. C'est pourquoi certains poètes ont mis en œuvre une technique plus agressive, qui vise non pas à écarter mais à détruire, simultanément, l'objet du mécontentement et son souvenir.


Dans la poésie amoureuse, le corps de l'amant est bien souvent représenté comme un ensemble de fragments (visage, mains...), que le poète énumère au fil de sa remémoration. Et lorsque l'être aimé est mort, ce souci d'exhaustivité peut prendre une tournure presque sadique, le poète procédant alors non plus à un remembrement, mais à une sorte de démembrement de l'autre, dont le corps décomposé — linguistiquement — semble déjà en décomposition. Il s'agit ainsi d'accompagner (ou peut-être de susciter) le travail de putréfaction du cadavre par des moyens poétiques, et de souligner la double vocation du poème qui est destiné aussi bien à composer qu'à décomposer, à faire qu'à défaire — cette action jumelée redonnant d'ailleurs une motivation à l'homophonie, déjà travaillée par Ronsard, entre le ver et le vers. C'est ainsi que dans Quelque chose noir, Roubaud s'adresse à son épouse morte pour évoquer:

«Tes lambeaux de cadavre se défaisant                                 se délitant

à l‘anéantissement»[7].

Mais le portrait désarticulé de la femme doit également encourager une autre forme de décomposition, qui affecte pour sa part non pas le corps mais la mémoire, et qui doit aboutir, idéalement, non pas — ou non pas uniquement — à la constitution de souvenirs, mais à la fabrique de l‘oubli. Le démembrement se double en ce sens d‘une dimension mémorielle, et relève par conséquent de ce que l‘on nommera désormais la démembrance[8]. Un peu comme dans le processus psychanalytique, où la vocalisation du traumatisme permet de s'en défaire, le poète se débarrasse donc définitivement d'un corps (un corps de toute façon inaccessible puisque défunt) en répertoriant, dans le plus grand détail, chacune de ses parties. Car Roubaud ne cesse de réaffirmer son refus de tout souvenir. Le corps de la morte est alors diffracté au point d'en devenir irreprésentable, cette absence rapprochant en outre le livre non pas d'un tombeau, mais d'un cénotaphe[9].


Et le corps des personnages n'est pas le seul à subir cette démembrance poétique, puisque certains poètes s'appliquent également à dilapider des corps symboliques. Dans un poème intitulé très significativement «Disjecta membra», Jouve commence ainsi par présenter son rêve d'un grand Livre mallarméen — ce rêve d'«unité» qui l'a occupé durant une bonne partie de son existence —, pour reconnaître ensuite que ce rêve a été entravé:

«À présent les choses créées, écrites d'une seule plume, se sont égarées entre ces monstres, chacun ayant saisi un morceau de moi-même pour l'abandonner ou pour l'enfouir. Tous mes enfants se trouvent ainsi dispersés. Mes biens sont mis en séquestre dans les greniers d'éditeurs.»[10]

L'unité de l'œuvre devrait donc être assurée par l'unité de plume, chaque livre ayant finalement été écrit par le même auteur. Cette unité-là est pourtant remplacée par une identité seconde qui fait de chaque ouvrage et de chaque texte un «morceau» du corps du poète, dont l'intégrité se trouve fatalement mise à mal et dont les membres sont comme éparpillés çà et là. Jouve fait partie de ces écrivains qui ne cessent de reprendre leurs ouvrages, de les fondre les uns dans les autres, de les recomposer, etc.; mais ce travail d'assemblage permanent ne peut rien contre la multiplication des publications, la pluralité des éditeurs, ou même la simple réalité du langage qui ne peut s'éprouver que dans un temps accidenté. Car l'effort obstiné de construction est comme contrarié, du même geste, par une force destructrice: chaque nouvelle phrase, chaque nouveau texte, contribue en effet à fractionner le grand appareil de l'écrit, et répond à une volonté (on pourrait aussi parler d'une pulsion) de dissoudre, de démolir et d'oublier.


Les œuvres de la démembrance s'offrent pourtant à nous dans une sorte de paradoxe, puisque leur matière désarticulée n'est jamais tout à fait anéantie. Jouve apparaît en ce sens comme un cousin d'Orphée, dont le corps est éternellement disloqué non plus sous l'action des Bacchantes mais par ses propres agissements, et dont la tête continue néanmoins de chanter: «L'œuvre est Orphée», résume ainsi Blanchot au sujet de Rilke, «mais elle est aussi la puissance adverse et qui partage Orphée»[11].


Dans cette perspective, la démembrance est inséparable de son revers, la remembrance. Ces deux termes, empruntés au moyen français, ont un noyau commun, mais sont employés respectivement dans un contexte plutôt agricole ou mémoriel.[12] Et ce sont ces deux grands champs sémantiques distincts que j'associe dans chacun de ces mots, auxquels j'attribue donc un sens simultanément physique et mnésique[13]. Et il convient pour terminer de préciser que ce travail concomitant de décomposition des corps et de libre amnésie, que je désigne donc par le terme de démembrance — la remembrance correspondant alors au double effort de recomposition et de réminiscence —, s'inscrit dans l'esthétique plus générale de la poésie (mais aussi de la littérature, de l'art, de la pensée...) moderne, l'abandon progressif du vers compté et des formes fixes, le délitement du partage des genres, ainsi que les découvertes psychanalytiques et neurologiques favorisant ensemble le retour, conscient ou non, à des pratiques relevant d'un art général de la mémoire, et autorisant de surcroît l'exercice et l'invention de nouvelles méthodes, violentes et radicales, d'oubli volontaire.



Tess Grousson, automne 2018



[1] Cicéron, De l'orateur [De oratore], livre ii, texte établi et traduit par Edmond Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p.153-154 (lxxxvi, 351-353).

[2] Michel de Montaigne, Les Essais, édition établie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 2007, p. 521 (II, xii).

[3] Cicéron, De l'orateur, op. cit., p. 132 (lxxiv, 299).

[4] Quintilien, Institution oratoire [De institutione oratoria], t. vi (livres x et xi), texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 209 (livre xi, 2, 9). Et plus près de nous: Jacques Roubaud, ‘Le grand incendie de Londres'. Récit, avec incises et bifurcations, 1985-1987, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1989, p. 260-262.

[5] Breton achève ainsi son roman Nadja, on s'en souvient, par des considérations portant sur la beauté. Le roman est terminé; la femme devient donc superflue, et sa voix, son prénom, son pronom disparaissent.

[6] C'est ce que fait Rilke, par exemple, à la toute fin de son «Requiem pour une amie», lorsqu'il demande à la défunte: «[...] aide-moi. / Ne reviens pas. Si tu le supportes, sois / morte parmi les morts. [...]» (Rainer Maria Rilke, Requiem [Requiem (1931)], traduit par Jacques Legrand, in Rainer Maria Rilke, Œuvres poétiques et théâtrales, édition publiée sous la direction de Gerald Stieg, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1997, p. 494). Ne reviens pas, c'est-à-dire: Ne reviens pas à ma mémoire.

[7] Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, 1986, p. 61.

[8] Andrea Frisch identifie chez Ronsard un phénomène analogue, sans pour autant le nommer (Andrea Frisch, «Les Discours de Pierre de Ronsard: une poétique de l'oubli?», Revue Tangence, n° 87, été 2008, p. 47-61).

[9] Jacques Roubaud, Quelque chose noir, op. cit., p. 21, p. 37 ou p. 85.

[10] Pierre Jean Jouve, Moires (1962), in Pierre Jean Jouve, Œuvre i, texte établi et présenté par Jean Starobinski, Paris, Mercure de France, 1987, p. 1042.

[11] Maurice Blanchot, L'Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, coll. «Folio Essais», 2012, p. 301.

[12] Harald Weinrich indique néanmoins, dans son grand ouvrage consacré à l'oubli, que le verbe desmembrer, entendu dans un sens mémoriel, appartient encore — ou du moins, appartenait encore en 1997 — à certains dialectes du sud de la France. Et s'il ne parle pas de démembrance, Weinrich évoque tout de même la pratique de la damnatio memoriae, qui consistait à oublier un personnage public après sa mort, en détruisant les statues le représentant, en effaçant son nom des inscriptions, etc. (Harald Weinrich, Léthé. Art et critique de l'oubli [Lethe. Kunst und Kritik des Vergessens (1997)], traduit par Diane Meur, Paris, Fayard, 1999, p. 14 et p. 58, sq.).

[13] Il est vrai que Michaël Ferrier avait déjà envisagé une telle remembrance en 2010, dans Sympathie pour le Fantôme (Michaël Ferrier, Sympathie pour le Fantôme, Paris, Gallimard, coll. «L'Infini», 2010, p. 44-45).



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Dernière mise à jour de cette page le 16 Janvier 2019 à 23h06.