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R. WELLECK & A. WARREN : De quoi l'histoire littéraire doit-elle faire l'histoire ?

(Extrait de : R. Welleck & A. Warren, La Théorie littéraire, (1942-1956) ; trad. fr., Paris, Le Seuil, coll. «Poétique», 1971 : Chap. 19, « L'histoire littéraire», p. 355-375. La numérotation des développements est de notre fait).

(1.) Est-il vraiment possible d'écrire une histoire de la littérature, c'est-à-dire quelque chose qui soit littéraire tout en étant une histoire ? La plupart des histoires littéraires sont en fait soit des histoires sociales, soit des histoire des idées telles que la littérature les illustre, soit encore une série d'impressions et de jugements concernant des œuvres spécifiques. [Certaines] font de la littérature un simple document illustrant l'histoire nationale ou sociale. [D'autres] nous offrent une série discontinue d'essais concernant des auteurs isolés, tentent de les relier entre eux grâce à des «influences», mais toute conception de l'évolution historique leur fait défaut. La plupart des grandes histoires de la littérature sont des histoires de la civilisation ou des recueils d'essais critiques. Ce n'est pas de la littérature comme art que le premier de ces types fait l'histoire ; et le second parle bien de littérature, mais sans en faire l'histoire. […] Il est [pourtant] peu de gens pour mettre en question la possibilité d'une histoire autonome de la peinture ou de la musique. Il suffit de parcourir n'importe quel musée disposant des tableaux chronologiquement ou par «écoles» pour constater qu'il existe une histoire de la peinture tout à fait distincte à la fois d'une histoire des peintres et du jugement ou de l'appréciation porté sur des tableaux isolés. Il suffit d'assister à un concert présentant des œuvres musicales disposées chronologiquement, pour constater qu'il existe une histoire de la musique qui n'a pratiquement rien à voir avec la biographie des compositeurs, les conditions sociales de production des œuvres ou l'appréciation de morceaux de musique particuliers. C'est une tâche analogue qui s'offre à l'histoire littéraire : écrire l'histoire de la littérature en tant qu'art, en l'isolant relativement de son histoire sociale, de la biographie des écrivains et de l'appréciation d'œuvres individuelles, […] décrire l'évolution des œuvres disposées en groupes plus ou moins étendus, en fonction de l'auteur, du genre, de types stylistiques, d'une tradition linguistique, et finalement selon un schéma de la littérature universelle. […]

(2.) Certains théoriciens nient purement et simplement que la littérature ait une histoire. […] T. S. Eliot [par exemple] nie la « passéité » de l'œuvre d'art. « Toute la littérature européenne depuis Homère », écrit-il [dans « La tradition et le talent individuel », Essais choisis], « existe simultanément et constitue un ordre simultané ». On pourrait soutenir avec Schopenhauer que l'art a toujours atteint le but qu'il se fixait. En art, point n'est besoin que de découvrir « wie es eigentlich gewesen » (ce qui s'est vraiment passé, comment les choses ont été vraiment) (ce qui, selon Ranke, constitue le but de l'historiographie), puisque nous pouvons éprouver tout à fait directement ce qu'il en est. Ainsi l'histoire littéraire n'est pas une histoire au sens propre, car elle est connaissance du présent, de l'omniprésent, de l'éternellement présent. Et certes on ne peut nier qu'il y ait une réelle différence entre l'histoire politique et l'histoire de l'art. Il y a une différence entre ce qui est historique et passé, et ce qui est historique, mais d'une certaine façon encore présent. […] Une œuvre individuelle (i.e. singulière) ne reste pas inchangée au cours de l'histoire. Sans doute y a-t-il une identité de structure qui reste substantiellement la même au cours des âges. Mais cette structure est dynamique ; elle se modifie au long du procès historique par son passage même dans l'esprit des lecteurs, des critiques, des autres artistes. Ce processus d'interprétation critique et d'appréciation ne s'est jamais totalement interrompu, et il a toutes les chances de se poursuivre indéfiniment, aussi longtemps du moins que la tradition culturelle ne s'interrompt pas totalement. Décrire ce processus est l'une des tâches de l'historien de la littérature.

(3.) Le mot «évolution» doit-(il) être compris dans [l'un des deux] sens que la biologique lui a donnés : le processus illustré par le passage de l'œuf à l'oiseau ; en second lieu, l'évolution illustrée par le passage d'un cerveau de poisson à un cerveau humain. Dans ce deuxième cas, il n'y a pas vraiment évolution d'une série de cerveaux, mais tout au plus une abstraction conceptuelle, le «cerveau», définie selon sa fonction. Les différentes phases de l'évolution sont conçues comme autant d'étapes vers un idéal élaboré à partir de «cerveau humain». Brunetière affirmait que [ces deux sens] sont applicables [à l'histoire littéraire]. Il supposait que l'on peut envisager les genres littéraires par analogie avec les expèces biologiques. Brunetière enseignait qu'inévitablement, lorsqu'ils ont atteint un certain degré de perfection, les genres littéraires se flétrissent, s'affaiblissent et finalement disparaissent. En outre, les genres se transforment en des genres supérieurs, plus différenciés, tout comme les espèces dans la théorie darwinienne de l'évolution. L'emploi du terme «évolution» dans son premier sens n'est visiblement rien d'autre qu'une métaphore fantaisiste. Brunetière dit par exemple que la tragédie française est née, a grandi, a décliné, puis est morte. Mais le tertium comparationis pour la naissance de la tragédie est simplement le fait que l'on ne connaît pas, avant Jodelle, de tragédie écrite en français. La tragédie n'est morte qu'au sens où l'on n'a écrit, après Voltaire, aucune tragédie importante qui fût conforme à l'idéal de Brunetière. Mais la possiblité demeure qu'on écrive en français, dans l'avenir, une grande tragédie. A en croire Brunetière, Phèdre se situe au début du déclin de la tragédie, à l'orée de sa vieillesse : elle nous paraît pourtant jeune et fraîche, comparée aux tragédies savantes de la Renaissance qui, dans la théorie de Brunetière, représentent la «jeunesse» de la tragédie. Quant à l'idée selon laquelle les genres se transforment en d'autres genres — c'est ainsi que pour Brunetière, l'éloquence religieuse de l'époque classique serait devenue la poésie lyrique du Romantisme — elle est encore moins acceptable. Dans l'exemple ci-dessus, il ne s'est produit aucune «transmutation» véritable. Tout au plus pourrait-on dire que l'éloquence religieuse et plus tard la poésie lyrique ont exprimé des émotions identiques ou analogues, ou peut-être qu'elles ont toutes deux répondu à des objectifs sociaux identiques ou analogues. Si donc nous devons rejeter l'analogie biologique entre l'évolution de la littérature et le cycle évolutif clos qui va de la vie à la mort, l'«évolution» au deuxième sens du terme paraît nettement plus proche de la notion authentique d'évolution historique. Il s'agit de reconnaître par là que ce qu'il faut postuler ce n'est pas une simple série de changements, mais un but inhérent à cette série. Les différentes parties de la série sont la condition nécessaire de la réalisation du but. La conception d'une évolution orientée vers un but spécifique (le cerveau humain, par exemple) transforme une série de changements en une concaténation réelle ayant un commencement et une fin. Il subsiste cependant une différence importante entre ce deuxième sens de l'évolution biologique et l'«évolution historique» proprement dite. Pour appréhender la spécificité de cette dernière, il faut parvenir d'une façon ou d'une autre à préserver le caractère individuel de l'événement historique sans pour autant réduire le procès historique à une collection d'événements successifs indépendants les uns des autres. La solution consiste à relier le procès historique à une norme. Ce n'est qu'ainsi que l'on pourra peut-être, à l'intérieur d'une série d'événements apparemment dépourvue de signification, séparer les éléments essentiels de ceux qui ne le sont pas. Ce n'est qu'ainsi que l'on pourra parler d'une évolution historique qui laisse pourtant subsister intacte l'individualité de l'élément singulier. En reliant une réalité individuelle à une valeur générale, nous ne réduisons pas l'individuel à être un spécimen d'un concept général : au contraire, nous rendons l'individuel significatif. […] Les séries évolutives seront construites par rapport à un système de valeurs ou de normes mais ces valeurs et ces normes elles-mêmes ne surgissent que de l'observation de ce processus. Sans doute y a-t-il là un cercle logique : le procès historique doit être jugé selon des valeurs, et l'échelle des valeurs découle elle-même de l'histoire. Mais il ne peut guère en être autrement ; sinon, il faudrait soit se résigner à l'idée d'un courant de changement dépourvu de sens soit appliquer au procès littéraire des normes extra-littéraires, un quelconque Absolu qui lui serait extérieur. L'évolution de la littérature est donc différente de elle de la biologie et n'a rien à voir avec l'idée d'une progression uniforme vers un modèle éternel unique. On ne peut écrire l'histoire que par référence à des systèmes de valeurs variables, et c'est de l'histoire elle-même qu'il faut tirer ces systèmes. […]

(4.) Les problèmes sont tout à fait analogues dans le cas de l'histoire d'une période ou d'un mouvement. La discussion du problème de l'évolution a dû montrer que nous refusions deux positions extrêmes : la conception métaphysique, qui fait de la période une entité dont ne peut connaître la nature qu'intuitivement ; et la conception nominaliste radicale, qui fait de la période une simple étiquette de langage collée sur n'importe quelle section temporelle pour les besoins de la description. Cette deuxième conception voit dans la période quelque chose que l'on a plaqué arbitrairement sur un matériau qui, en réalité, est un flux incessant et sans direction, en sorte que nous restons avec d'un côté un chaos d'événement concrets, et de l'autre des étiquettes purement subjectives. Cette position, souvent involontaire, est implicite dans les livres qui respectent religieusement les limites des siècles ou qui imposent à un sujet des dates précises (1700-1750 par exemple), que rien de justifient sinon la nécessité pratique d'avoir une limite, quelle qu'elle soit. […] En fait, la plupart des histoires littéraires divisent leurs périodes selon les changements politiques. La littérature est alors conçue comme totalement déterminée par les révolutions politiques d'un pays, et c'est aux historiens politiques ou sociaux qu'est laissé le soin de déterminer les périodes, leurs décisions étant généralement entérinées sans débat. Quand bien même nous aurions une série de périodes divisant avec précision l'histoire culturelle des hommes (en politique, en philosophie, dans les autres arts, etc.), l'histoire littéraire ne saurait accepter purement et simplement un schéma élaboré à partir de matérieux divers et d'objectifs divers. La littérature ne peut être conçue comme un simple reflet passif, ni une simple copie, du développement politique, social, ou même intellectuel de l'humanité. On ne peut donc établir des périodes littéraires qu'à partir de critères purement littéraires. Une période est donc une section temporelle dominée par un système de normes, de critères et de conventions littéraires dont on peut retrouver et décrire l'apparition, l'expansion, la diversification, l'intégration et la disparition. Ce système de normes, nous devons l'extraire de l'histoire ; nous devons l'y découvrir en réalité. Le «romantisme», par exemple, n'est pas une qualité unitaire qui se répand comme une maladie contagieuse, pas plus qu'il n'est bien entendu, une simple étiquette de langage. C'est une catégorie historique ou, si l'on préfère le terme kantien, une «idée régulatrice» (ou plutôt un système d'idées régulatrices) à l'aide desquelles nous interprétons le procès historique. Mais c'est dans ce procès lui-même que nous avons trouvé ce système d'idées. […] Une période n'est donc pas un type psychologique détachable de son contexte, ni une classe, mais une section temporelle définie par un système de normes inséré dans la procès historique et indissociable de lui. Tous les efforts vainement déployés à tenter de définir le «romantisme» montrent bien qu'une période n'est pas un concept semblable à celui de classe en logique. Si c'était le cas, on pourrait y englober toutes les œuvres individuelles. Or, une œuvre individuelle n'est pas un spécimen au sein d'une classe, mais un élément qui, uni à toutes les œuvres, aide à composer le concept définissant la période en question. Elle modifie donc elle-même le concept de l'ensemble. Distinguer différents «romantismes» aux définitions variées est sans doute valable pour indiquer la complexité du schéma auquel chacun de ces romantismes renvoie ; mais sur le plan théorique, c'est une erreur. Il faut bien voir qu'une période n'est pas un type idéal, ni un modèle abstrait, ni une série de concepts logiques, mais une section temporelle dominée par un système de normes qu'aucune œuvre n'accomplit jamais dans son intégralité. Écrire l'histoire d'une période, c'est retracer le passage d'un système de normes à un autre. Si donc une période est une section temporelle à laquelle on peut attribuer une certaine unité, il est clair que cette unité n'est que relative. Elle signifie simplement que c'est au cours de cette période qu'un certain système de valeurs s'est réalisé le plus complètement. Si l'unité d'une période donnée était absolue, les périodes s'aligneraient côte à côte comme des blocs de pierre, sans continuité d'évolution. Il y a donc nécessairement survivance du système de normes précédent et annonce du système suivant.

(5.) Comment discerner le déclin d'une convention ancienne et l'essor d'une nouvelle ? Pourquoi ce changement de convention s'est-il produit à ce moment précis ? Il s'agit d'un problème historique insoluble en termes généraux. Certains, pour le résoudre, avancent l'hypothèse que l'évolution littéraire a atteint un stade d'épuisement qui exige l'apparition d'un code nouveau. Mais cette théorie n'explique pas pourquoi l'évolution doit prendre telle direction plutôt que telle autre. On pourrait peut-être rendre compte de la complexité du processus en en rendant responsable les interférences extérieures, la pression du milieu social. Toute modification d'une convention littéraire serait due à l'essor d'une nouvelle classe, ou à tout le moins d'un groupe de gens créant un art qui leur est propre. […] Une autre explication repose sur l'apparition d'une nouvelle génération. [Mais] si un groupe de gens nés autour de 1800 ont influencé l'évolution littéraire de manière plus profonde qu'un autre groupe de gens nés autour de 1815, il y a nécessairement là des causes qui ne sont pas purement biologiques.ins faits sociaux ou historiques semblent réaliser une certaine unité de «génération» : le fait par exemple que seuls des gens appartenant à une classe d'âge donnée aient pu vivre la Révolution française ou les deux guerres mondiales à un âge où les souvenirs marquent. Mais il s'agit là simplement de cas où une influence sociale se révèle très puissante. […] Au total, les mouvements de génération ou de classes sociales ne suffisent pas à eux seuls à expliquer les changements littéraires. C'est un processus complexe qui varie d'une situation à l'autre ; il est en partie interne, dû à l'épuisement et au désir de changement, mais en partie aussi externe, dû à des modifications sociales intellectuelles et culturelles.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Avril 2006 à 21h00.