Atelier



Séminaire Modernités antiques. La littérature occidentale (1910-1950) et les mythes gréco-romains.
Séance du 7 novembre 2008

De Nietzsche à Maurice Emmanuel: danse et hellénisme, Christophe Corbier (Paris IV-Sorbonne).



De Nietzsche à Maurice Emmanuel: danse et hellénisme.

En 1900, Isadora Duncan arrive à Paris, après avoir séjourné à New York et à Londres. Son projet, depuis plusieurs années déjà, est de révolutionner la danse en abandonnant les règles et la discipline du ballet classique et en s'appuyant sur l'art grec et la nature. Mais comment parvenir à la régénération du ballet et à l'invention d'une danse moderne qui s'inspire de la danse grecque antique, c'est-à-dire de l'art le plus fugace et le moins bien conservé de tous les arts antiques? Comment rénover un art presque irrémédiablement disparu?

Pour résoudre ce problème, Isadora Duncan, ainsi qu'elle le rappelle dans son autobiographie Ma Vie, emprunte deux voies: une méthode essentiellement philologique, et une méthode que l'on pourrait nommer tant bien que mal «esthétique» ou «philosophique». L'étude des monuments anciens, en particulier des vases grecques, apporte à la jeune danseuse un appoint non négligeable dans sa quête d'une danse moderne et antique à la fois; aussi raconte-t-elle qu'en 1899, pendant son séjour à Londres, elle passa de nombreuses journées au British Museum en compagnie de son frère Raymond: pendant que celui-ci croquait les bacchantes dessinées par les peintres antiques sur les flancs des vases, Isadora tentait d'en reproduire les mouvements[1]. En arrivant à Paris, elle se rend de même au Louvre, où elle danse dans les salles du musée en s'inspirant de nouveau des vases antiques. Mais, peu à peu, cette manière de procéder lui semble inutile, si bien qu'elle finit par choisir, avec son frère Raymond, une autre méthode pour retrouver la danse grecque:

En dehors de nos deux grandes sources de joie, le Louvre et la Bibliothèque nationale, j'en découvris une troisième: la charmante bibliothèque de l'Opéra. Le bibliothécaire prenait un intérêt affectueux à mes recherches et mettait à ma disposition la musique et le théâtre grecs. Je m'appliquais à lire tout ce qu'on a écrit sur l'art de la danse, des premiers Egyptiens à nos jours, et je prenais des notes de toutes mes lectures dans un cahier; mais quand j'eus fini ce travail colossal, je me rendis compte que les seuls maîtres de danse que je pouvais avoir étaient le J.-J. Rousseau de l'Emile, Walt Whitman et Nietzsche.[2]

Le séjour qu'Isadora Duncan effectue en Allemagne, quatre ans plus tard, après son voyage à Athènes à la recherche de la Grèce antique, ne fait que renforcer cette certitude: l'écrivain Karl Federn, qui lui fait découvrir des passages entiers d'Ainsi parlait Zarathoustra, lui déclare en effet: «Ce n'est que par Nietzsche, que vous arriverez à la révélation complète de l'expression par la danse que vous recherchez»[3]. Isadora rappelle aussi la véritable fascination qu'exerçait l'auteur de Zarathoustra à cette époque sur ses propres idées[4]. Ainsi, au terme de cette quête passionnée de la danse grecque, qui la mène dans les lieux les plus symboliques (les musées de Londres et de Paris, Athènes, puis Berlin, capitale «néo-grecque», et enfin Bayreuth), la danseuse américaine a éprouvé les deux façons de ressusciter l'orchestique hellénique. Aussi l'helléniste Louis Séchan lui consacrera-t-il en 1930 un chapitre entier de son livre sur la danse grecque antique[5].

Ce qui nous intéresse cependant aujourd'hui, c'est le travail opéré en amont, en 1899-1900, par Isadora Duncan: en effet, la double méthode qu'elle a choisie pour faire revivre la danse grecque antique n'était peut-être pas tout à fait aussi inédite qu'elle a pu l'affirmer dans Ma Vie. En effet, si l'influence de Nietzsche, helléniste, musicien et philosophe, peut être aisément perçue dans les danses dionysiaques d'Isadora et de ses successeurs, il n'en reste pas moins que, quelques années avant la venue de l'artiste américaine à Paris, un autre helléniste-musicien, Maurice Emmanuel, avait mis au point une méthode similaire à celle de la danseuse pour tenter de restituer l'orchestique grecque. Et tout autant que l'évocation des liens qui unissent Nietzsche, Isadora Duncan et la danse moderne, il nous paraît essentiel de revenir sur les travaux de Maurice Emmanuel, datant du début des années 1890, et dont l'influence sur les musiciens et les artistes du début du vingtième siècle fut loin d'être négligeable. Ainsi, en comparant les idées de Nietzsche et de Maurice Emmanuel sur la danse, c'est-à-dire en mettant en relation des écrits d'ordre esthétique et philosophique avec des travaux philologiques et archéologiques, nous pourrons peut-être mieux cerner les rapports entre la danse et l'hellénisme, notion vague s'il en est, au tournant du vingtième siècle.


1. Nietzsche et Emmanuel: deux parcours semblables

Avant d'aborder les œuvres de Nietzsche et d'Emmanuel, arrêtons-nous sur leurs carrières: si celle du philosophe est bien connue, en revanche le parcours intellectuel d'Emmanuel l'est beaucoup moins. Or on ne peut manquer d'être frappé par les analogies et les similarités entre les deux hommes. Une courte génération les sépare: Nietzsche naît en 1844, Emmanuel en 1862. Tous deux, s'ils ne sont pas des enfants prodiges, manifestent des prédispositions pour la musique dès leur plus jeune âge; Nietzsche, pianiste de bon niveau, est un excellent improvisateur, tandis qu'Emmanuel, sensible dès l'enfance à la musique, bénéficie dans les années 1880 des leçons d'Antoine Marmontel, le professeur de Debussy, et sera lui aussi un bon pianiste (il consacrera en outre une part de son activité à l'écriture six sonatines pour piano seul). En outre, Nietzsche et Emmanuel composent dès leur adolescence; si les œuvres musicales de Nietzsche n'ont guère séduit son entourage, les compositions d'Emmanuel, qui rencontrent une certaine incompréhension de la part de son maître Delibes, lui attirent en revanche les éloges de Franck et Massenet dès les années 1880, puis de bon nombre de musiciens français et européens au début du vingtième siècle[6]. De là, cette sensibilité particulière à l'art musical et à la danse qui apparaît dans nombre de leurs écrits.

Par ailleurs, Nietzsche et Emmanuel sont des hellénistes reconnus, formés aux méthodes de l'école historique et philologique allemande. Jeune professeur à l'Université de Bâle et parfait représentant de cette Bildung promue par Humboldt et Wolf, Nietzsche, comme en témoignent ses cours sur le théâtre, la philosophie, la rhétorique, la versification chez les Grecs et les Romains, possédait bien évidemment une connaissance étendue des textes de l'Antiquité; et s'il s'en prend par la suite à l'histoire et à la philologie, il restera toujours marqué par sa formation d'helléniste. Emmanuel, quant à lui, a été l'élève de philologues imprégnés des doctrines de la science historique allemande (Gaston Paris, Alfred Croiset, Maxime Collignon, François-Auguste Gevaert…). En outre, il lira les mêmes ouvrages que le jeune Nietzsche sur la musique antique (les livres de Böckh et de Westphal, des métriciens Christ, Rossbach et Schmidt)[7].

Autre similitude, les deux hommes rejettent le conformisme intellectuel, que ce soit l'académisme universitaire chez Nietzsche, qui rompt avec le milieu des philologues dès 1872, lors de la parution de La Naissance de la Tragédie, ou que ce soit l'académisme artistique chez Maurice Emmanuel, qui conteste l'enseignement officiel du Conservatoire et se lance dans l'étude de la danse grecque. De plus, comme Nietzsche, celui-ci éprouve bien souvent le dégoût de la philologie, sans jamais rompre avec elle néanmoins: il cherchera, dans la plus pure tradition humaniste, à l'associer à la «vie» pour faire renaître l'art grec en matière d'harmonie et de rythme.

Nous pourrions encore multiplier les rapprochements entre Nietzsche et Emmanuel (lequel n'a jamais cité le philosophe allemand). Mais plutôt que d'écrire des vies parallèles, il nous suffira d'évoquer la façon dont les deux penseurs abordent la question de la danse grecque pour mesurer leur originalité respective. En effet, la comparaison des analyses de Nietzsche et des recherches d'Emmanuel en ce domaine fait apparaître un certain nombre de points communs, pour le moins surprenants et inattendus. De fait, tous deux se sont référés à l'orchestique grecque, art intrinsèquement lié à la tragédie, pour révéler une autre Grèce et pour contester les idées reçues des artistes et des philologues contemporains. C'est sans doute que la danse, cet art évanoui, dont les traces ont quasiment disparu, fait la part belle à l'interprétation et permet de conjuguer l'Antiquité réelle et l'Antiquité imaginaire.


2. Philologie et philosophie: la danse grecque chez Nietzsche

La danse est très souvent convoquée par l'auteur d'Ainsi parlait Zarathoustra et lui a très souvent offert un faisceau d'images essentielles pour définir ses conceptions esthétiques[8]. Mais si cet art constitue l'une de ces métaphores obsédantes qui hantent l'imaginaire nietzschéen, il ne se décline que très rarement en danses caractérisées. Il peut donc sembler étrange, a priori, de parler de la danse grecque et de son rôle dans la pensée de Nietzsche: en outre, celui-ci parle volontiers de la danse, mais, à l'épithète «grecque», il préfère généralement celles de «dionysiaque» et d'«apollinien». Toutefois, passé le premier moment d'hésitation, il est possible de repérer un certain nombre de textes dans lesquels il parle de la danse chez les Grecs: ces passages consacrés à la danse et à l'hellénisme sont le plus souvent disséminés dans ses ouvrages philosophiques, mais durant sa jeunesse, Nietzsche, en tant que philologue, s'est penché avec un grand intérêt sur le problème de l'orchestique grecque. Entre 1870 et 1872, alors qu'il concevait La Naissance de la tragédie, le philologue étudie ainsi la métrique et la rythmique grecques avec un soin minutieux, ce qui le conduit à méditer les rapports unissant la poésie, la musique et la danse par l'intermédiaire du rythme. Ce sont précisément ces notes philologiques, peu étudiées et souvent absconses, qui peuvent être mises en perspective avec les analyses que proposera Maurice Emmanuel dans les années 1890.


La danse grecque du point de vue philologique


Au début des années 1870, Nietzsche est amené à parler de la danse grecque en tant que philologue, dans le cadre des cours qu'il professe à l'Université de Bâle. C'est ainsi qu'en 1874, dans ses notes sur l'histoire de la littérature grecque, il retrace l'histoire de la tragédie grecque, et présente ses parties constitutives (musique, poésie, danse) en s'appuyant sur les témoignages antiques et les travaux scientifiques de son époque. Pour la danse, sa méthode reproduit celle des historiens de la littérature grecque: cette méthode consiste à privilégier les sources écrites (essentiellement Platon, en particulier dans les Lois, Xénophon, Lucien, Athénée) et à passer en revue rapidement les types de danses qui étaient en vigueur en Grèce: les hyporchèmes, les dithyrambes, les épinicies, la pyrrhique, et les danses au théâtre(la sikinnis dans le drame satyrique, la kordax dans la comédie, l'emmélie dans la tragédie). Après avoir rappelé en outre ce qu'étaient la parodos, l'exodos et les stasima, il finit par évoquer une dernière danse, les embatéria (danses militaires) des Spartiates[9].

Nietzsche aborde aussi la danse grecque vers 1870-1871 dans des écrits d'un intérêt plus grand, qui concernent d'abord le rythme: les notes intitulées «Griechische Rhythmik», de 1870-1871, ainsi que les «Rhythmische Untersuchungen» et le projet de traité «Zur Theorie der quantitirenden Rhythmik»[10]. Nietzsche s'est de toute évidence passionné pour la question du rythme dans l'Antiquité, comme en témoignent les dizaines pages dans lesquelles il expose non seulement les principes de la métrique grecque, mais où il projette de présenter une nouvelle théorie du rythme en s'opposant aux principaux spécialistes de la musique grecque antique (Böckh, Bellermann, Westphal, Christ, Schmidt): certains d'entre eux, notamment Westphal, avaient tendance à insister sur les similitudes du rythme antique et du rythme moderne[11]. Comme Nietzsche l'écrit alors, sa tâche est de montrer le «fossé» qui sépare le plaisir rythmique des Grecs et celui des Modernes[12]. Or, en se penchant sur la question du rythme dans l'art grec, il en vient à considérer les liens entre la poésie et la danse, ce qui l'amène par ailleurs à envisager pour la première fois la dimension physiologique de l'art lyrique hellénique: cette idée sera appelée ensuite à de beaux développements dans la pensée du philosophe[13]. En effet, l'accentuation poétique, chez les Anciens, repose d'abord sur une base physique: ce sont les mouvements exécutés par le danseur, qui lève et pose son pied sur le sol, qui donne à chaque mètre, puis à chaque vers sa configuration particulière.

Au cours de ses recherches, Nietzsche est aussi confronté à un problème récurrent qui occupait les métriciens allemands depuis des décennies: le problème de la mesure[14]. Se penchant à son tour sur cette question musicale et littéraire, il veut trouver l'origine de la mesure moderne, et c'est dans l'orchestique grecque, dans les mouvements effectués par le danseur grec, qu'il la découvre. Cette exploration des origines de la mesure, qui rappelle la quête des origines du genre tragique dans La Naissance de la tragédie, lui révèle l'existence de deux types de danses, obéissant aux deux principes apolliniens et dionysiaques, qui ne sont pas encore clairement définis mais bien présentes. Ainsi, la mesure émerge dès l'origine de la danse : «la mesure, à l'origine, se fondait sur l'orchestique le chanteur se contrôlait lui-même par la danse (qui n'était pas une danse tourbillonnante, mais une belle marche)»[15]. Nietzsche évoque ensuite les deux façons de battre la mesure chez les Grecs: avec le pied et la main (l'ictus), ou avec un coup audible donné par les instruments. La mesure est donc un principe d'ordre, une contrainte que les Grecs ont parfaitement connue et qu'ils ont magnifiée dans leur manière de se déplacer en dansant: dès lors, il existe pour Nietzsche un lien entre la mesure rythmique et la mesure éthique qui est illustrée par précepte exposé sur le temple de Delphes («rien de trop»); cette idée sera d'ailleurs reprise et amplifiée dans le paragraphe 84 du Gai Savoir, où le rythme sera défini comme contrainte, et la danse, comme le moyen le plus efficace, chez les Grecs du moins, pour soulager les passions les plus violentes et rétablir la mesure, restaurer l'ordre, retrouver l'harmonie:

[…] bien avant qu'il y ait des philosophes, on reconnaissait à la musique le pouvoir de décharger les affects, de purifier l'âme, d'adoucir la ferocia animi – et ce justement grâce à l'élément rythmique de la musique. Lorsqu'il arrivait que l'on perde la tension et l'harmonie adéquates de l'âme, il fallait danser, en suivant la mesure donnée par le chanteur – telle était la recette prescrite par cet art de guérir. [16]

Quant aux mesures impaires, si déconcertantes pour les auditeurs et les musiciens du dix-neuvième siècle, Nietzsche estime, dans ses notes sur la rythmique grecque, qu'elles ne sont pas synonymes de désordre, mais révèlent un ordre plus complexe que celui qui organise la musique des modernes: ces mesures impaires indiquent que les mouvements du danseur se faisaient plus complexes, comme l'écrit Nietzsche avec une certaine imprécision: «A des mesures inégales correspondent aussi, naturellement, des mouvements complexes des danseurs»[17].

Nietzsche note en outre qu'à chaque changement de mesure correspond une nouvelle mimique, une nouvelle figure, un changement dans la chorégraphie, dans les mouvements du chœur, sans préciser toutefois si c'est la danse qui induit ces changements. Ce qui est certain, à ses yeux, c'est que Dionysos, le dieu danseur, apparaît comme la divinité du renouvellement («Neuerung»[18]), de la modification rythmique, face à un Apollon jamais cité, mais qui incarnera bientôt le principe d'ordre et de stabilité: en tant que tel, «l'alogia», c'est-à-dire, en métrique, l'union irrationnelle des mètres au sein d'un vers, entraînant des ruptures brusques dans l'évolution des danseurs, est un phénomène purement dionysiaque, un signe de l'étrangeté des Grecs et de leur rythmique par rapport à la musique moderne, placée trop exclusivement sous le signe d'Apollon.

Ces analyses de l'orchestique, effectuées à partir de la philologie, révèlent donc à Nietzsche l'importance de la danse grecque, qui oscille entre les beaux mouvements et les ruptures brusques, entre l'uniformité et la variété rythmique. Elles éclairent ainsi les thèses de la Naissance de la tragédie, qui en constituent pour ainsi dire le complément philosophique et esthétique.


La danse grecque dans La Naissance de la tragédie


Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche, parce qu'il s'intéresse aux origines de la tragédie grecque, est nécessairement amené à considérer la place de la danse dans ce genre dramatique. Mais il faut reconnaître que la danse, et en particulier la danse grecque antique, y occupe une place relativement restreinte par rapport à la musique («l'art non plastique» de Dionysos) et à la poésie («l'art plastique» d'Apollon). Mais c'est précisément parce que la danse participe des deux arts et relève à la fois d'Apollon et de Dionysos, qu'elle joue un rôle essentiel dans l'interprétation que le philosophe propose de la tragédie grecque.

La première occurrence de la danse, dès le chapitre 1, fait très clairement référence au dionysisme: pour définir «l'essence du dionysiaque» chez les anciens Grecs, Nietzsche se sert d'abord d'une analogie et convoque le Moyen Age allemand:

Il y avait encore, dans le moyen âge allemand, de ces troupes sans cesse croissantes qui tournoyaient ainsi sous l'empire de la même puissance dionysiaque et qui allaient de lieu en lieu, chantant et dansant. Dans ces danseurs de la Saint-Jean et de la Saint-Guy, nous reconnaissons les chœurs bachiques des Grecs, dont la préhistoire remonte, par l'Asie Mineure, jusqu'à Babylone et aux orgies des Sacées.[19]

L'interprétation que livre Nietzsche de ces phénomènes de transe collective révèle alors la première «inversion des valeurs» que le philosophe se vantera, dans Ecce Homo, d'avoir accompli dès La Naissance de la tragédie: non seulement l'art grec est inscrit dans une généalogie qui l'ancre du côté de l'Orient, mais Nietzsche insiste sur la vie dionysiaque que révèlent ces débordements considérés comme des symptômes de maladie nerveuse:

Il y a des hommes qui par manque d'expérience ou par stupidité se détournent de tels phénomènes comme de «maladies populaires», avec des sarcasmes ou des airs de pitié, tout remplis qu'ils sont du sentiment de leur propre santé: les malheureux, ils ne soupçonnent certainement pas quel teint cadavérique et quelle allure fantomatique prend leur «santé» quand passe en grondant auprès d'eux le cortège, flamboyant de vie, des fous de Dionysos.[20]

Ces périodes de transe collective, apparues au XIVe siècle en Allemagne, et qui seront étudiées, dans les années 1880, comme des manifestations d'hystérie collective par les médecins aliénistes français de la Pitié Salpêtrière (Jean-Martin Charcot, Paul Richer)[21], sont les seules références à des danses caractérisées dans le livre Nietzsche; à l'inverse des cours de philologie professés à Bâle, La Naissance de la tragédiene contient aucune référence explicite à une quelconque danse antique. De ces danses frénétiques et historiquement situées hors de l'Antiquité gréco-romaine, le philosophe retient le caractère populaire, spontané et collectif: autant de traits du dionysisme antique selon lui.

Dans la suite du chapitre 1, après avoir mentionné les transes médiévales, Nietzsche en revient à la Grèce antique et évoque l'extase dionysiaque et le sentiment de fusion collective qui le caractérise en insistant sur l'union de la danse et de la musique chantée:

Par le chant et la danse, l'homme manifeste son appartenance à une communauté supérieure: il a désappris de marcher et de parler et, dansant, il est sur le point de s'envoler dans les airs. Ses gestes disent son ensorcellement. […] il se sent dieu, il circule lui-même extasié, soulevé, ainsi qu'il a vu dans ses rêves marcher les dieux.[22]

Dans ces lignes importantes, Nietzsche se sert d'images qui seront très souvent associées à la danse dans ses œuvres postérieures, que ce soit de façon péjorative ou laudative: légèreté, envol, marche, extase… De plus, la «marche des dieux» n'est pas sans rappeler la «belle marche» qui caractérisait le danseur grec dans les notes sur le rythme de 1870-1871. Mais il ne faut pas chercher plus de précisions sur les manifestations orchestiques de l'Antiquité: d'ailleurs, dans les chapitres suivants de La Naissance de la tragédie, Nietzsche délaisse quelque peu la danse pour définir le double principe apollinien et dionysiaque à l'œuvre dans l'art. Quand il revient à la tragédie grecque, à partir du chapitre 7, il reprend néanmoins les idées exposées dans le premier chapitre de son livre: c'est ainsi que la tragédie, selon Nietzsche, trouve son origine dans le chœur satyrique, lequel est «un sublime et gigantesque chœur de satyres chantant et dansant, ou tout au moins d'hommes tels qu'ils acceptaient d'être représentés par ces satyres»[23].

L'analyse de Nietzsche est célèbre: par sa forme concentrique, le théâtre grec suppose une participation de tous les spectateurs au chœur qui chante et danse dans l'orchestre; l'assemblée et le chœur ne forme plus qu'un et, par un effet de sympathie, tous entrent dans une transe qui aboutit à la possession; en effet, l'individu se perd dans la foule, se débarrasse de son identité pour retrouver l'Un originaire, et nul spectateur ne peut échapper à ce phénomène que Nietzsche compare à une «épidémie»[24]: le souvenir des danses de Saint-Jean ou du tarentisme affleure de nouveau ici. Toutefois, il faut bien noter que Nietzsche parle exclusivement du chœur du dithyrambe, qu'il considère comme l'origine du chœur tragique. Mais il mentionne bien dans le même chapitre 8, à côté de cette «danse dithyrambique», un autre type de danse chorale, placé sous le signe d'Apollon, et qui, sans que Nietzsche les nomme explicitement, semble principalement représenté par les épinicies pindariques. Mais ces danses ne peuvent être prises en compte pour expliquer la naissance de la tragédie attique, puisque, comme Aristote l'a évoqué dans la Poétique, c'est du dithyrambe qu'est issue la tragédie. Pour cette raison, Nietzsche, s'appuyant sur le double principe apollinien et dionysiaque, distingue catégoriquement la poésie lyrique et le dithyrambe:

Toutes les autres formes du lyrisme choral ne sont, chez les Grecs, qu'une immense amplification de l'aède apollinien. Dans le dithyrambe nous avons affaire à une communauté d'acteurs inconscients, qui sont mutuellement témoins de leurs propres métamorphoses.[25]

La thèse suivante est bien connue: ce n'est que dans la tragédie attique que l'antagonisme entre Apollon et Dionysos est véritablement résolu; les spectateurs qui connaissent la transe orchestique aspirent finalement à l'incarnation du dieu sous forme de personnage individualisé, et qui parle. Telle est l'origine de la tragédie grecque, née du chœur dionysiaque composé de danseurs-chanteurs et aboutissant à la réunion de Dionysos et d'Apollon.

Si l'on se réfère à la réception des thèses de Nietzsche du côté des danseurs au début du vingtième siècle (Isadora Duncan, Nijinsky, Martha Graham…), il est certain que ce sont les idées du philosophe concernant l'orgiasme et la danse dionysiaque qui constituent l'aspect le plus marquant de La Naissance de la tragédie. Nietzsche a d'ailleurs encouragé lui-même ces interprétations: ainsi, quand, au chapitre 21, il oppose et réunit à la fois la poésie et le mythe, domaines d'Apollon, à la danse et à la musique, apanages de Dionysos. S'il affirme que la tragédie grecque «accomplit la musique», c'est que cette forme d'art réunit le mythe apollinien et la danse dionysiaque. Parvenant à un équilibre entre des forces antagonistes sans lequel la tragédie serait dissoute, le poète-musicien-chorégraphe grec a réalisé une opération jamais renouvelée, du moins jusqu'à Wagner. En effet, grâce à la puissance protectrice du mythe, la tragédie, comme l'écrit Nietzsche, «se sent autorisée à s'agiter de tous ses membres dans la danse dithyrambique et à s'abandonner sans réserve au sentiment de liberté que procure l'orgiasme et dont, sans cette illusion si elle restait pure musique, elle n'oserait jamais se griser. Le mythe nous protège de la musique tout en étant seul à pouvoir lui donner la plus haute liberté»[26].

On voit bien dans ces lignes que Nietzsche tend à confondre musique et danse et à les unir en tant que double manifestation dionysiaque: elles sont les compléments de la poésie apollinienne. Toutefois cette analyse de la tragédie grecque n'est pas dénuée d'ambiguïté, du moins aux yeux du philologue ou de toute personne s'intéressant à la danse grecque en elle-même. Comme nous l'avons déjà constaté, dès qu'il est question de danse grecque, ce sont des analogies modernes qui sont convoquées: après les danses de Saint-Jean et de Saint-Guy, c'est maintenant le troisième Acte de Tristan et Isolde qui sert d'exemple à Nietzsche, ce troisième acte dont il analysait rythmiquement la scène 2 au même moment dans ses recherches sur la rythmique et la métrique grecques[27]. Quand il s'agit de la danse antique, Nietzsche tombe parfaitement sous le coup des sarcasmes de Wilamowitz et montre qu'il est vraiment un adepte de la «philologie de l'avenir»!

Si la transe violente du dithyrambe dionysiaque, dont l'équivalent moderne est à chercher dans les effets provoqués par la musique de Tristan, est l'aspect le plus développé et le plus remarqué dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche insiste néanmoins sur une autre beauté orchestique à certains moments de son analyse. Par exemple, il note que, dans la tragédie, la danse n'est pas une manifestation exclusivement dionysiaque, mais que, tout autant que le dialogue, elle participe du principe apollinien; c'est ce qu'il suggère dans une remarque incidente au début du chapitre 9:

Dans la part apollinienne de la tragédie grecque, dans le dialogue, tout ce qui affleure à la surface paraît simple, transparent et beau. En ce sens, le dialogue est à l'image de l'Hellène, dont la nature se révèle dans la danse, parce que, dans la danse, la force la plus considérable reste à l'état potentiel et se trahit simplement dans la souplesse et la richesse des mouvements. C'est ainsi que par sa précision et sa limpidité apolliniennes, le langage des héros de Sophocle provoque en nous une telle surprise que nous avons tout aussitôt l'illusion de voir jusqu'au fond le plus intime de leur être – non sans quelque étonnement, il est vrai, d'y accéder aussi vite.[28]

Ce n'est pas sans raison que Nietzsche convoque Sophocle, le poète tragique qui a dansé après la bataille de Salamine et dont les œuvres représentent traditionnellement le point d'équilibre entre l'art dionysiaque d'Eschyle et l'art socratique d'Euripide: de même que Sophocle incarne la juste mesure, de même la danse est un art de l'équilibre et de la mesure, à tous les sens du terme. La danse est dès lors considérée comme l'art qui se fonde sur la notion d'eurythmie, laquelle est liée à Apollon; mais, dans son lien avec la musique, l'instinct, le corps, elle laisse également apparaître une profondeur dionysiaque propre à l'homme grec. Aussi, des trois arts formant le spectacle tragique, la danse semble-t-elle bien être celui qui occupe une place centrale, intermédiaire, appartenant à la sphère dionysiaque aussi bien qu'à la sphère apollinienne. Plus que la poésie et la musique peut-être, il s'agit d'un art double illustrant parfaitement ce qu'était l'âme hellénique et tout à fait représentatif de la tragédie: tout autant que la laideur dionysiaque se manifestant dans la dissonance musicale et dans le «tourbillon» orgiaque, la beauté plastique du dialogue et des mouvements orchestiques, qui transfigurent la nature, est constitutive de la tragédie, laquelle atteint son apogée avec Sophocle. C'est ce que semble indiquer Nietzsche dans un fragment posthume contemporain de La Naissance de la tragédie:

Dans la tragédie sophocléenne, le langage a par rapport aux personnages en quelque sorte un caractère apollinien. Les «figures» sont ainsi traduites. En elles-mêmes elles sont des abîmes, comme par ex. Œdipe. En ce sens, une tragédie de Sophocle est dans une certaine mesure une reproduction de l'être grec. Tout ce qui vient à la surface semble simple, transparent et beau. Elles dansent toujours bien – comme dans la danse la plus grande force est seulement potentielle, mais se trahit dans la souplesse et la richesse du mouvement – ainsi l'être grec est extérieurement une belle danse. En ce sens elles sont un triomphe de la nature qui a atteint ici à la beauté.[29]

Quant à savoir de quelle danse en particulier il s'agit, la question est vaine, puisque le projet de Nietzsche n'est ni archéologique ni philologique: comme il analyse dans le chapitre 9 le dialogue et le statut des personnages, la danse dont il parle ici n'est certainement pas la danse satyrique ni la danse dithyrambique, dont il vient de parler à la fin du chapitre précédent. Il s'agirait plutôt des gestes harmonieux exécutés par les acteurs; dans ces conditions, il n'est plus question de danse à proprement parler, mais plutôt d'eurythmie, de «beaux mouvements», d'un «schönes Gehen», pour reprendre l'expression de Nietzsche dans ses notes philologiques.

Il y a donc une ambivalence fondamentale dans la présentation que le philosophe-philologue donne de la danse dans la tragédie. A la différence de la danse dithyrambique, réservée à l'origine au chœur des satyres, la danse de la tragédie n'est pas un art exclusivement dionysiaque, mais l'orchestique, imprégnée des principes apollinien et dionysiaque, apparaît comme un art du contrôle et de la mesure. Ainsi, de même qu'il existe deux rythmiques (une «Affekt-Rhythmik» dionysiaque et une «Zeit-Rhythmik» apollinienne[30]), il existe, à côté de la danse extatique, violente et tourbillonnante propre au culte de Dionysos, une autre forme de danse, en relation avec l'eurythmie et l'harmonie des gestes, et qui se traduit non seulement dans les mouvements de la lyrique chorale, mais aussi dans le moindre geste effectué par l'individu, l'acteur, le citoyen grec, voire le choreute lui-même.

Nietzsche se souviendrait-il de sa lecture de Platon ici? Bien que la comparaison avec le disciple de Socrate puisse paraître surprenante à propos de La Naissance de la tragédie, il est certain que Nietzsche connaissait certains passages des Lois consacrés à la danse, notamment les considérations du livre II sur le rythme[31]; il a pu se souvenir aussi du livre VII des Lois. En effet, dans ces deux livres, constatant que la jeunesse est intempérante car elle saute et gambade sans retenue, Platon estimait que, pour apprendre aux citoyens à maîtriser leurs gestes, à juguler le désordre des mouvements et se mouvoir de façon eurythmique, l'étude de la danse et de la gymnastique, placée sous le patronage d'Apollon, des Muses et de Dionysos, était nécessaire; il préconisait en particulier la danse gymnique, dont les bienfaits étaient d'ordre esthétique (beauté des mouvements) et hygiénique (bonne santé du corps). Avec cette danse gymnique, l'eurythmie devait s'étendre ainsi à tous les mouvements du corps, au théâtre et dans la vie quotidienne.

Certes, Nietzsche s'attache à prendre ses distances avec les discours de l'Athénien dans les Lois, en insistant sur la vie dionysiaque, tout aussi importante que la mesure apollinienne: l'éloge des danses extatiques du Moyen Age apparaît ainsi comme une réponse indirecte et à peine voilée à Platon. Toutefois, à l'autre bout de La Naissance de la tragédie, le dernier chapitre peut aussi rappeler à certains égards l'idée platonicienne d'une danse capable de protéger l'homme des débordements dionysiaques: invitant son lecteur à se reporter intuitivement dans l'Antiquité grecque, Nietzsche dresse un tableau de la Grèce antique dont certains aspects restent dignes des visions traditionnelles développées par les spiritualistes, Taine ou Renan à la même époque, mais auquel il ajoute une interprétation psychologique nouvelle:

[Le lecteur], déambulant sous de vastes portiques ioniens en face d'un horizon coupé de lignes nobles et pures, côtoyant les marbres où se reflète la figure humaine transfigurée, entouré d'hommes à la démarche solennelle ou se mouvant avec légèreté, et qui ponctuent leurs harmonieuses paroles de gestes rythmés – comment, devant cet intarissable débordement de beauté, ne s'écrierait-il pas, levant les bras vers Apollon: «Bienheureux peuple des Hellènes! Combien Dionysos doit être grand parmi vous, si le dieu de Délos croit nécessaire d'utiliser de tels charmes pour guérir votre folie dithyrambique!»[32]

Finalement, dans ces lignes, Nietzsche, qui réunit une nouvelle fois paroles et gestes, n'est peut-être pas si éloigné des Lois de Platon, en ce que, à la manière du penseur grec, il considère que l'eurythmie, qui s'exprime par la «démarche solennelle» (liée à l'emmélie) ou par la légèreté, est le fruit de l'éducation. Cependant, à la différence de Platon, qui veut maîtriser et refouler la part dionysiaque présente en chaque homme, Nietzsche pense que cette «éducation hellénique à la beauté» permet précisément à l'homme grec d'affronter le dionysisme, le désordre, la laideur, de la faire apparaître au grand jour, sans danger, et d'en jouir pleinement : «Que ne pourrais-tu supporter à présent! A quels degrés du délire dionysiaque pourrais-tu te faire initier!», écrit-il dans une variante de ce passage final[33].

Ce n'est donc pas sans raison que l'analyse des origines de la tragédie s'achève par un tel tableau: pour Nietzsche, l'eurythmie (la grâce et l'harmonie des gestes), tout comme la danse dithyrambique, apparaît comme une part essentielle de l'hellénisme. Si la seconde manifeste le déchaînement des passions refoulées et l'aspiration à un retour à la vraie nature, la première apprend au Grec à contrôler son corps et lui impose des chaînes nécessaires pour éviter que ses affects, ses pulsions, ses émotions ne le détruisent complètement. En ce sens, l'orchestique grecque participe du principe dionysiaque et du principe apollinien, et c'est ce qui expliquera probablement l'importance des références à la danse et leur ambivalence dans les ouvrages ultérieurs de Nietzsche. Pour le Grec, la danse, art physiologique par excellence, est un trait d'union entre la poésie et la musique, entre Apollon et Dionysos, entre l'ordre et le désordre, non seulement dans la tragédie grecque, mais dans la vie de tous les jours. L'eurythmie apollinienne, tout comme le délire dithyrambique, est l'expression de la santé du corps et de la force. Parce que le Grec se contrôle et aboutit à la maîtrise de soi, sans que ce contrôle produise de pathologie particulière ni de névrose, il peut jouir de sa tendance à la souffrance et de son besoin de laideur: en ce sens, la nature de l'Hellène se révèle bien dans la danse, cet art tout à la fois apollinien et dionysiaque.


3. Histoire de l'art et esthétique: la danse grecque chez Maurice Emmanuel

En 1895, Maurice Emmanuel publie l'Essai sur l'orchestique grecque, ouvrage au retentissement européen dans les milieux scientifiques et artistiques. Les analyses du musicien helléniste sont une véritable révélation pour les savants, mais aussi pour un certain nombre de musiciens, d'écrivains, de peintres… A cette date, les intellectuels français commencent à découvrir les livres de Nietzsche, et Isadora Duncan n'est pas encore arrivée à Paris. Toutefois, Emmanuel ne l'a pas attendu pour présenter des mouvements inspirés des images grecs et romaines: le jour de sa soutenance, en Sorbonne, le 4 mars 1896, c'est une danseuse qui interprète des pas antiques devant le jury et le public. L'effet était assuré.

Ainsi est née une double approche de l'orchestique grecque, expérimentée ensuite par Isadora Duncan: celle de Nietzsche et celle de Maurice Emmanuel. Bien entendu, il faut d'abord insister sur une première différence qui existe entre les travaux de deux hellénistes: Nietzsche rejette l'approche philologique pour analyser les origines de la tragédie grecque, tandis que Maurice Emmanuel souhaite reconstituer les pas et les temps de la danse grecque antique, l'un des trois arts constitutifs de l'orchestique. Son projet est d'apporter un complément à la somme de François-Auguste Gevaert, Histoire et Théorie de la musique de l'Antiquité, parue entre 1875 et 1881. Or il ne s'agit pas seulement pour Gevaert et son disciple Emmanuel d'analyser un art disparu, mais de proposer de nouvelles voies d'exploration à l'art contemporain. Pour parvenir à ce but dans le cas de la danse grecque, Emmanuel s'intéresse donc non pas à la tradition textuelle, mais aux images et au ballet classique: son ouvrage est un traité d'iconographie, l'un des premiers du genre en France à la fin du dix-neuvième siècle, tout autant qu'un témoignage sur l'enseignement de la danse à la Belle Epoque.

En effet, si les catalogues et les répertoires de l'art figuré de l'Antiquité étaient assez répandus, l'originalité d'Emmanuel est d'avoir exploité les recueils existants d'une manière transversale et thématique, et de comparer les monuments figurés aux leçons qu'il a reçues du maître de ballet de l'Opéra de Paris, Joseph Hansen. L'ensemble des images concernant l'orchestique grecque doit aboutir à la reconstitution la plus fidèle possible de la danse antique. Il est bien entendu très difficile de résumer en quelques paragraphes l'ensemble des analyses contenues dans la thèse de Maurice Emmanuel. Nous nous arrêterons donc sur quelques exemples significatifs, à partir desquels ses idées peuvent être mises en perspective avec celles de Nietzsche. A priori, rien ne semble plus éloigné de ce travail que les métaphores orchestiques utilisées par Nietzsche, ni l'étude psychologique de l'homme grec à laquelle se livre le philosophe. Mais si Maurice Emmanuel ne cite jamais Nietzsche, il a pu au moins prendre connaissance de ces deux notions dans le livre de Gevaert, qui, dès 1875, cite La Naissance de la tragédie[34]. De plus, les cours d'Edmond Pottier, qu'il a pieusement conservés, lui ont révélé l'importance des cultes orgiastiques, notamment à l'époque hellénistique; lui-même relèvera sur les vases et les bas-reliefs un nombre incalculable de scènes dionysiaques. Enfin, la lecture attentive des Lois de Platon lui avait sans aucun doute possible montré le voisinage des deux divinités.

Pour tenter de proposer un aperçu significatif de la manière dont Emmanuel traite ce point essentiel qu'est le dionysisme, nous nous appuierons sur une image particulièrement intéressante, la figure 427, et sur le commentaire qu'il en fait dans le paragraphe 311 de son livre[35]. Cette analyse, qui renvoie à d'autres passages de la thèse, permet de comprendre à la fois la méthode d'Emmanuel et les problèmes qu'elle soulève. Ce paragraphe 311 et la figure qui l'accompagne peuvent ainsi être mis en parallèle avec les thèses de La Naissance de la tragédie, et c'est d'ailleurs ce que fera l'historien de l'art Aby Warburg, lecteur de Nietzsche et de Maurice Emmanuel dès la fin du dix-neuvième siècle[36]. Comme le montre aussi le témoignage d'Isadora Duncan, la philosophie et l'archéologie vont se rejoindre pour aboutir à une renaissance de l'orchestique grecque.


Les danses cambrées


L'image analysée par Emmanuel est tirée de l'encyclopédie dirigée par August Baumeister, Denkmäler des klassischen Alterthums (1884-1888): Emmanuel l'a copiée sur une des planches illustrant l'article «Ménades»[37]. Elle représente une bacchante et un satyre dansant, soit deux personnages antiques longuement évoqués dans La Naissance de la tragédie. Cette image prend place dans une série de paragraphes consacrée aux danses qu'Emmanuel nomme «danses cambrées» (§ 308-313)[38]. Ces paragraphes sont donc dédiés à un type de danse qui est de la plus haute importance pour les hellénistes et les artistes de la fin du siècle: Emmanuel infirme-t-il les thèses de Nietzsche ou les monuments vont-ils renforcer les idées du philosophe, naguère disqualifiées par Wilamowitz? Le musicien français dispose en tout cas de références semblables à celles qu'utilise Nietzsche, ainsi que le montrent ces paragraphes: psychologie, philologie, musique, texte, archéologie. Mais il ajoute également une technique ignorée de Nietzsche (et pour cause, puisqu'elle a été développée dans les années 1880 et 1890): la chronophotographie, inventée par Jules Marey au début des années 1880. Les cinq paragraphes consacrés aux danses cambrées illustrent alors parfaitement le travail de Maurice Emmanuel.

Commençons par la dénomination: contrairement à ce qu'a fait Nietzsche dans ses cours de philologie, Emmanuel ne reprend pas la liste des danses antiques, tout comme il ne cherche pas à accoler systématiquement un nom de danse à une image précise. Au contraire, il crée sa propre terminologie à partir des figures recensées, et les noms qu'il choisit sont le plus souvent inspirés par le vocabulaire technique de la danse classique. Ainsi, les «danses cambrées» voisinent avec les «danses avec le corps penché en avant», les «danses accroupies ou agenouillées», les «danses avec le manteau», les «danses avec les mains jointes», etc. C'est de cette manière que Maurice Emmanuel rompt avec une tradition philologique qui s'appuie exclusivement sur les textes: il l'a lui-même expliqué au début de son ouvrage.

Ensuite, dans les § 308-313, il met à profit l'ensemble des savoirs et des techniques dont il dispose. Au § 308, l'archéologie lui apporte des précisions sur le développement des cultes orgiastiques et leurs danses: à propos des danses cambrées, Emmanuel a pu remarquer une évolution historique puisque les cours du céramologue Edmond Pottier à l'Ecole du Louvre lui ont révélé que ces danses se sont considérablement développées après l'époque classique et qu'au fil des siècles, les cambrures se sont accentuées; de plus, Emmanuel a constaté qu'à l'origine, «ces Positions excessives n'étaient pas l'apanage exclusif des Bacchants»: mais, «à partir du IIIe siècle, on ne les voit plus attribués qu'aux suivants de Dionysos»[39]. C'est ce qu'il répétera plus loin, lorsque, analysant le cortège dionysiaque, il rappellera que le culte de Dionysos, une «religion nouvelle» produite par le «transformisme religieux», se généralise à l'époque hellénistique seulement, et «se substitue dans le monde grec à la tradition du Ve siècle»[40].

A la différence de Nietzsche, Emmanuel voit donc dans l'extension des cultes dionysiaques le résultat d'une évolution historique, qui se produit après l'époque classique: ce sont les monuments figurés qui lui interdisent de faire du dionysisme un phénomène général et décisif dans les représentations de l'orchestique antérieures au IIIe siècle avant J. C. Aussi cela explique-t-il que l'image analysée au § 311 ne date pas de la haute époque, ni de l'époque classique: Emmanuel parle d'un «bas-relief hellénistique», c'est-à-dire remontant à une période qui est considérée depuis Winckelmann jusqu'à Nietzsche, et encore au-delà (par exemple par Georges Perrot dans son Histoire de l'art antique, parue au tournant du siècle) comme l'époque du déclin de l'art grec. Ce bas-relief en marbre, comme l'indique l'Encyclopédie de Baumeister, est conservé à Rome, dans les collections de la Villa Albani.

Le commentaire de la figure 427 est précédé de deux étapes: l'étude d'une image antique de danseuse cambrée (fig. 420), et une reconstitution chronophotographique (fig. 421-426). Bien qu'il nous semble difficile de mettre ces images en relation, il n'y a là nul anachronisme dans l'esprit d'Emmanuel: puisque le corps humain n'a pas essentiellement changé depuis l'Antiquité, puisque son anatomie est restée identique depuis 2500 ans, il est possible de retrouver, à partir des gestes et des mouvements dessinés ou sculptés par les artistes grecs, la réalité de l'orchestique. Mettant en regard la figure 420 et la série chronophotographique 421-426, il pense donc pouvoir restituer les mouvements des danses cambrées, d'après un principe physiologique énoncé au début du paragraphe:

Si la cambrure est très forte, ou si elle est accompagnée de mouvements de jambes très rapides ou très amples, elle devient nécessairement intermittente: le danseur est obligé de se redresser pour se mouvoir.[41]

Ainsi il estime obtenir une «reconstitution plausible»[42] des pas effectuées par la danseuse antique. Dans cette série, il est pourtant une idée combattue par Isadora Duncan au nom des Grecs: la danseuse, pense l'helléniste, se déplace sur les demi-pointes; dans d'autres paragraphes, il a d'ailleurs clairement affirmé que les Grecs se servaient des pointes, comme les danseurs contemporains[43]. Cette acculturation de la danse grecque a pu paraître hasardeuse et contredisait l'effort des rénovateurs de la danse: c'est que Maurice Emmanuel s'est d'abord référé à l'enseignement des maîtres de ballet de l'Opéra de Paris.

Fort de ses documents chronophotographiques, Emmanuel s'intéresse enfin à la figure 427, image qui représente un «exemple frappant» de la «crise bachique», et n'hésite pas à déclarer que la Bacchante, ayant atteint «la limite extrême de la cambrure», «s'avance à très petits pas sur la demi Pointe»[44]. Pour étayer cette thèse, il utilise une technique qu'il a lui-même mise au point: il trace une ligne figurant le sol, sous les pieds des danseurs et des danseuses. Il s'agit là d'une méthode périlleuse, qui repose sur la confiance totale que l'helléniste accordait aux artistes grecs; certes, on peut reconnaître qu'en ce qui concerne ce bas-relief, il était possible d'être un peu mieux assuré de la ligne du sol. Dans ces conditions, il apparaît à Emmanuel que la ménade se déplace sur les demi-pointes, ce qu'il est difficile de soutenir avec une certitude complète.

S'ensuit une double interprétation de cette figure: une interprétation psychologique, et une interprétation technique. Renvoyant au paragraphe 156 de son livre, il propose de voir d'abord dans cette danseuse une «hystérique». Or, dans ce paragraphe 156, il avait déjà étudié cette danseuse, signe qu'elle avait attiré son attention; mais elle était cette fois isolée, sans le satyre. Emmanuel en avait fait le commentaire suivant:

La danseuse dont la Cambrure est si forte et qui se contourne étrangement, est une de ces Bacchantes dont le délire orgiastique faisait des folles ou des malades. Le Dr Meige n'hésite pas à reconnaître dans cette représentation, et dans d'autres, analogues, un état de crise pathologique, et une déformation due à un état nerveux spécial.[45]

Dans son analyse de l'orchestique grecque, Emmanuel n'a sans doute jamais été aussi proche de Nietzsche qu'en ces lignes: comme le philosophe, il découvre la proximité entre le délire dionysiaque et l'hystérie. Mais, au lieu d'en faire une manifestation de vie et de puissance, comme dans La Naissance de la tragédie, Emmanuel se range du côté des psychiatres de la Pitié Salpêtrière, dont Henry Meige, qui avait consacré en 1894, dans La Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, un article aux possédées dans l'art et s'était penché sur des représentations d'enthousiasme dionysiaque[46]. Mais il semble bien que d'une certaine façon, les images paraissent confirmer les vues nietzschéennes sur le dionysisme: Emmanuel découvre dans les monuments figurés l'inquiétante étrangeté des Grecs. Il ne pouvait alors faire l'économie d'une étude de Dionysos et de son cortège. Aussi consacre-t-il une longue série de paragraphes au thiase dionysiaque et aux danses en l'honneur de Dionysos[47]. Là encore, son étude est ambivalente: bien qu'Emmanuel veuille privilégie un autre Dionysos que celui de Nietzsche, c'est-à-dire un Dionysos attique et platonicien plutôt que thébain, les images et les commentaires qu'il fait des représentations antiques tendent à renforcer quelque peu les thèses de Nietzsche en faveur de la puissance du dionysisme chez les anciens Grecs.

En effet, parce qu'il analyse les peintures et les sculptures classiques mais aussi archaïques et hellénistiques, Emmanuel entrevoit à son tour cette «exigence de laideur» qui, selon Nietzsche, est au fond de l'âme grecque et constitue l'un des traits essentiels du phénomène dionysiaque. Le musicien l'a constaté lui aussi au cours de son étude:

Retournons à nos vases peints et à nos figurines de terre cuite: ils ménagent des surprises, – des déceptions, – à ceux qui, sur la foi des poètes et des philosophes, en verraient dans la danse grecque antique qu'un art «divin, irréprochable». Nous aurons beau corriger par la pensée les gaucheries du dessin, les erreurs de la perspective, tenir compte des exagérations qui tendent au grotesque, les monuments figurés nous livreront le plus souvent des mouvements bizarres, contournés, pleins de violence. […] Et qu'on ne croie pas que ces mouvements outrés fussent permis aux seuls Bacchants et justifiés par l'enthousiasme rituel qui les enflammait. […] Les fervents de Dionysos n'ont donc pas le monopole de ces violences orchestiques, et nous devons conclure que les danseurs grecs n'étaient pas toujours fidèles à l'eurythmie […].[48]


Ordre et désordre orchestique


Peu à peu, au cours de ses recherches, Emmanuel découvre ainsi l'un des principes essentiels de la danse grecque, mais aussi de l'art hellénique tout entier: l'union de l'ordre et du désordre, ce que Nietzsche a pu traduire, – avec quelle profondeur –, en principe dionysiaque et principe apollinien. C'est ce qui lui révèle en particulier la figure 427, qui mêle mouvements excessifs propre au délire dionysiaque et chorégraphie parfaitement organisée. Avant de présenter une théorie assez développée de l'art grec aux paragraphes 395 et 396 de son livre, l'helléniste français esquisse donc, dès le paragraphe 311,une première interprétation de la danse dionysiaque. C'est ici que nous pouvons observer les tentatives effectuées par Maurice Emmanuel pour élucider les mystères de la danse dionysiaque et pour en expliquer le déroulement, dans le but d'éclairer les danses antiques les plus spectaculaires et les plus inhabituelles. En appliquant sa méthode, il peut en effet décrire le pas de la ménade et du satyre dans son intégralitéet mettre en relation étroite les deux personnages du bas-relief. Emmanuel croit livrer aux danseurs et aux chorégraphes une clé pour reproduire les mouvements bachiques:

Ce renversement du corps est partie intégrante d'un Pas composé de Cambrures alternant avec des flexions en avant. Le torse oscille de part et d'autre du plan vertical de l'aplomb (298), par antinomies: après s'être cambré (fig. 186), il se penche en avant (fig. 185), obéissant ainsi à l'affinité qui existe entre deux mouvement antinomiques (280-298).[49]

Selon la théorie d'Emmanuel, le peintre qui a représenté les deux danseurs a saisi sur le vase deux moments caractéristiques d'une danse dionysiaque. N'isolant plus les deux figures, l'helléniste les inscrit dans le temps, de sorte que, comme une série chronophotographique, le vase montre ainsi deux mouvements antinomiques (c'est-à-dire exactement opposés: corps cambré et corps penché en avant, par exemple), lesquels font partie d'un même pas:

La danseuse passe donc de la Position A à la Position B, qui est celle de son compagnon, et celui-ci passera de la Position B à la Position A. Ainsi, par les deux personnages juxtaposés sont exprimés les deux moments essentiels, extrêmes d'un même Pas, que les danseurs exécutent à contre-temps.[50]

Si Maurice Emmanuel insiste très clairement sur cette dernière expression, c'est qu'il veut attirer l'attention du lecteur sur la différence profonde qui sépare la danse grecque antique du ballet classique. En effet, une lecture un peu trop rapide de son livre a pu faire croire à certains (comme le critique du journal Comoedia dans les années 1920, André Levinson, farouche adversaire d'Isadora Duncan) qu'Emmanuel voulait appliquer les principes du ballet classique à la danse grecque. Certes, celui-ci est quelque peu responsable de cette confusion, dont l'origine remonte sans doute à sa visite du Louvre vers 1886-1887 en compagnie de Louis Mérante, le maître de ballet de l'Opéra de Paris qui fut entre autres le créateur du ballet Sylvia ou la Nymphe des Bois de Léo Delibes en 1877, et qui pensait retrouver sur les vases les pas de la danse classique[51].

Mais Emmanuel prend bien soin, en maints passages de sa thèse, de souligner ce qui sépare la danse antique du ballet: si les pas sont tous à peu près identiques, il n'en reste pas moins vrai que l'orchestique grecque obéit à d'autres règles que la danse de la fin du XIXe siècle. Emmanuel rappelle notamment à la fin de son ouvrage que la danse grecque est d'abord fondée sur la mimique et que le danseur grec, contrairement au danseur moderne, «parle avec tout son corps et s'adresse à des spectateurs qui attendent de lui autre chose qu'un plaisir des yeux»[52]. De même, à plusieurs reprises, il vante l'expressivité supérieure de la danse antique, et surtout rappelle le mot-clé de l'art grec: la «dissymétrie décorative».

C'est là que Maurice Emmanuel rejoint à sa manière Nietzsche et sa lutte en faveur d'une Grèce différente, étrangère au classicisme, éprise tout à la fois d'ordre et de désordre. Nulle part ailleurs que dans le paragraphe 395 Emmanuel n'a été plus proche du philosophe allemand. A propos des danses dionysiaques, il en vient à expliquer la différence fondamentale entre les deux arts, moderne et antique: tandis que les danses modernes reposent sur la simultanéité des mouvements, les danses grecs privilégient les mouvements «à contre-temps», les ensembles dissymétriques et apparemment arythmiques. Mais un glissement important est opéré dans ce paragraphe: pour Emmanuel, ce qui est vrai des danses de Ménades l'est pour tout l'art grec; en d'autres terme, c'est «une tendance générale de l'esprit hellénique»[53]:

Si l'on excepte l'architecture, où la symétrie est étroitement liée à la stabilité, les arts purement grecs, pendant l'âge classique, répugnent à la juxtaposition des mêmes formules; lorsque la symétrie s'impose, les artistes font tous les efforts pour l'atténuer. Faut-il citer un exemple admirable de cette conciliation des nécessités et du goût? La décoration du Parthénon tout entière nous le fournit, dans les frontons, dans les métopes et dans la frise.

Il est probable que la danse en masse, et particulièrement la danse des Bacchants, s'inspiraient des mêmes principes que les arts du dessin. Le peintre de vases, le sculpteur en bas-reliefs, qui la prenaient pour texte, se conformaient en même temps à la technique de leur art et aux habitudes orchestiques: ce désordre apparent était la règle commune.[54]

Ces lignes sont véritablement essentielles car elles impliquent une conception non classique de l'art grec, à tel point qu'Emmanuel y remet en cause la notion du classicisme en prenant comme exemple les œuvres consacrées de Phidias. Or l'helléniste était aussi à lcette époque un artiste en conflit ouvert avec Delibes et qui cherchait à prendre ses distances avec l'académisme; c'est alors qu'il découvre d'autres principes esthétiques dans la danse grecque, laquelle se confond ici, il faut bien le noter, avec la danse dionysiaque. L'art grec repose en effet sur une base fondamentale: la réunion de l'ordre et du désordre, de la symétrie et de la dissymétrie, d'Apollon et de Dionysos. C'est pour cette raison que l'orchestique grecque apparaît à Emmanuel comme un art supérieur. La conclusion de sa thèse ne laisse d'ailleurs aucun doute possible sur son point de vue: le danseur grec «ne peut pas lutter avec notre danseur qui met quinze ou vingt ans à s'instruire dans son art. Mais si l'orchestique grecque dans sa technique – dans son mouvement – est inférieure à la nôtre, il ne serait pas impossible de montrer qu'elle prend sa revanche sur un autre terrain»[55].

Cet autre terrain, c'est l'expressivité exceptionnelle de l'orchestique grecque, laquelle repose en outre sur une conception du rythme totalement différente de celle des Modernes. Là encore, Emmanuel rejoint Nietzsche, du moins le jeune Nietzsche qui s'intéressait de près à la métrique grecque et aux mesures irrationnelles: une série d'entrechats analysées par le chronophotographe révèle à l'helléniste le goût prononcé de ses contemporains pour la simultanéité et l'isochronisme, alors qu'il lui est apparu comme une vérité indiscutable, à travers l'étude des monuments figurés, que les Grecs évitent le plus souvent possible l'isochronisme[56]. Une étude plus poussée du rythme antique lui montrera en particulier l'importance des mesures impaires dans la poésie grecque, ce qui ne pouvait pas être sans conséquence pour la danse[57].

La danse grecque permet ainsi au philologue et au philosophe de se rejoindre, en dépit des apparences: les voies sont certes différentes, mais il est remarquable au total que les analyses d'Emmanuel paraissent apporter une confirmation, volontaire ou non, aux idées de Nietzsche. En effet, comme Nietzsche, Emmanuel non seulement a tendance à proclamer son admiration pour la danse antique et l'art grec en général, mais il est surtout conduit insensiblement à faire de Dionysos la figure centrale de cet art: le parangon de l'art hellénique, c'est la danse des Bacchants, danse remarquable à tous égards parce qu'elle unit les mouvements les plus désordonnés et les plus violents en un ensemble harmonieux. C'est ce qui explique sans doute que, dans les œuvres d'Isadora Duncan, de Hugo von Hofmannsthal, de Paul Valéry, de Vaslav Nijinsky, d'Emile Jaques-Dalcroze et de bien d'autres artistes encore, les analyses de l'helléniste français et les visions du philosophe allemand se conjugueront: depuis le Faune de Debussy chorégraphié par Nijinsky jusqu'aux vastes ensembles régis selon les règles de la plastique animée d'Emile Jaques-Dalcroze, depuis la violente danse rituelle à la fin de l'Elektra d'Hofmannsthal jusqu'à L'Ame et la Danse de Paul Valéry, il est possible de trouver la double filiation de Nietzsche et de Maurice Emmanuel dans l'invention d'une danse antique et moderne à la fois au début du vingtième siècle.


Christophe Corbier (Université Paris IV-Sorbonne).


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[1] «[…] nous passions le plus clair de notre temps au British Museum, où Raymond faisait des croquis de tous les vases et de tous les bas-reliefs grecs. Pour moi, j'essayais de les exprimer sur la musique qui me paraissait le mieux en harmonie avec le rythme des pieds, le port dionysiaque de la tête et le geste du thyrse. Nous passions ainsi plusieurs heures par jour dans la bibliothèque du British Museum, et nous déjeunions à la buvette d'un petit pain et d'un café au lait.» (Isadora Duncan, Ma Vie [trad. Jean Allary, 1927], Paris, Folio-Gallimard, 1998, p.65).

[2] Isadora Duncan, Ma Vie, op. cit., p. 98-99.

[3] Isadora Duncan, Ma Vie, op. cit., p. 176.

[4] Isadora Duncan, Ma Vie, op. cit., p. 177.

[5] Louis Séchan, La Danse grecque antique, Paris, De Boccard, 1930, p. 321-353.

[6] Georges Liébert a évoqué, dans son livre Nietzsche et la musique (Paris, PUF, 1995), les éléments d'ordre biographique que nous avons mentionnés. Quant à Maurice Emmanuel, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à la biographie que nous avons publiée (Maurice Emmanuel, Paris, Bleu nuit éditeur, 2007).

[7] Dans les notes de Nietzsche sur le rythme chez les Grecs, apparaissent ainsi les mêmes noms que dans le Traité de la musique grecque d'Emmanuel, publié dans l'Encyclopédie de Lavignac en 1913: cf. Friedrich Nietzsche, «Griechische Rhythmik» (1870-1871), dans Vorlesungsaufzeichnungen (SS 1870-SS 1871), Bearbeitet von Fritz Bornmann und Mario Carpitella, Nietzsche Werke, II, 3, Berlin-New York, De Gruyter, 1993, p. 99-201 (voir notamment les pages 126-131); Maurice Emmanuel, «Traité de la musique grecque», dans Lavignac, Albert et La Laurencie, Lionel (de), Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire, Paris, Delagrave, 1913, p. 377 sqq.

[8] Cf. Eric Dufour, L'esthétique musicale de Nietzsche, Presses du Septentrion, 2005, p. 245-246; Mathieu Kessler, L'esthétique de Nietzsche, Paris, PUF, 1998, p. 195-202.

[9] «Geschichte der griechischen Litteratur», Nietzsches Werke, II, 5, Berlin-New York, De Gruyter, 1993, p. 24-26.

[10]Nietzsches Werke, II, 3, op. cit., p. 99-338.

[11] Cf. August Rossbach & Rudolph Westphal, Metrik der Griechen im Vereine mit den übrigen musischen Künsten, I, Leipzig, Teubner, 1867-1868, p. 487-499; Rudolph Westphal, Die Musik des griechischen Alterthumes, Leipzig, Verlag Von Veit, 1883, p. 265 sqq.

[12] „Meine Aufgabe ist vielmehr, die Kluft des Hellenischen in ihren rhythmischen Genüssen vor uns klar zu machen“, „Zur Theorie der quantitirenden Rhythmik“, Nietzsches Werke, II, 3, op. cit., p. 268.

[13] Cf. Pierre Sauvanet, «Nietzsche, philosophe-musicien de l'éternel retour», Archives de philosophie, 2001, tome 64-2, p. 346-351.

[14] Cf. Clémence Heinrich-Couturier, Aux origines de la poésie allemande, Paris, CNRS Editions, 2004, p. 137-181.

[15] «Der Takt ursprünglich in der Orchestik lag: der Sänger regelte sich selbst durch den Tanz (der kein Wirbeltanz war, sondern ein schönes Gehen) » (trad. personnelle), „Zur Theorie der quantitirenden Rhythmik“, Nietzsches Werke, II, 3, op. cit., p. 270.

[16] «Origine de la poésie», § 84, Le Gai Savoir, trad. Patrick Wotling, Paris, Garnier-Flammarion, 2000, p. 132-133.

[17] «Bei ungleichem Takte entsprechen natürlich auch mehrfache „kinèseis“ der Tanzenden» (Nietzsches Werke, II, 3, op. cit., p. 270).

[18] „Rhythmische Untersuchungen“, Nietzsches Werke, II, 3, op. cit., p. 322-323.

[19]La Naissance de la tragédie (trad. Philippe Lacoue-Labarthe), Paris, Folio-Essais, 1986, p. 30.

[20]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 31.

[21] Paul Richer, Etudes cliniques sur la grande hystérie ou hystéro-épilepsie, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1881, p. 617-620; Paul Richer et Jean-Martin Charcot, Les Démoniaques dans l'art, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1887. Sur les études de Richer et Charcot, voir Georges Didi-Huberman, Invention de l'hystérie, Paris, Macula, 1982.

[22]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 31.

[23]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 58.

[24]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 60.

[25]Ibid.

[26]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 123.

[27] „Griechische Rhythmik“, Nietzsches Werke, II, 3, op. cit., p. 201.

[28]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 63.

[29] Fragment posthume 7 [94], dans La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 197-198.

[30] Angèle Kremer-Marietti, «Rhétorique et Rythmique chez Nietzsche», dans Pierre Sauvanet et Jean-Jacques Wunenburger, Rythmes et philosophie, Paris, Kimé, 1996, p. 186-187.

[31] Voir les Fragments posthumes 5 [14] et 5 [15], dans La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 146-147.

[32]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 142.

[33]La Naissance de la tragédie, op. cit., p. 362.

[34] François-Auguste Gevaert, Histoire et Théorie de la musique de l'Antiquité, I, Gand, Arnoot et Braekmann, 1875, p. 36.

[35] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 311, Paris, Hachette, 1896, fac-similé Slatkine Reprints, 1987, p. 199.

[36] Georges Didi-Huberman, L'image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Editions de Minuit, 2001, p. 259-265.

[37] Cf. August Baumeister (éd.), Denkmäler des klassischen Altertums, München und Leipzig, Oldenbourg, 1887, II, p. 848, Planche XVIII, fig. 931.

[38] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 308, op. cit., p. 196.

[39] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 308, op. cit., p. 196.

[40] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 399, op. cit., p. 298.

[41] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 310, op. cit., p.196.

[42]Ibid.

[43] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 236-242, op. cit., p. 148-150.

[44] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 311, op. cit., p.198.

[45] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 156, op. cit., p.101-102.

[46] Henry Meige, «Les possédées des dieux dans l'art antique», Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, VII, 1894, p. 35-64.

[47] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 388-405, op. cit., p. 292-303.

[48] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 421, op. cit., p. 326-327.

[49] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 311, op. cit., p. 199.

[50]Ibid.

[51] Nous avons rappelé cette anecdote dans la biographie du musicien (Maurice Emmanuel, op. cit., p. 56).

[52] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 419, op. cit., p. 324.

[53] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 395, op. cit., p. 296.

[54]Ibid.

[55] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 425, op. cit., p. 329.

[56] Maurice Emmanuel, La Danse grecque antique, § 248-252, op. cit., p. 154-156.

[57] Cette étude rythmique, Emmanuel la réalisera dans L'Histoire de la langue musicale (1911) et dans le Traité de la musique grecque, qu'il publiera dans l'Encyclopédie du Conservatoire de Lavignac et La Laurencie en 1913.



Christophe Corbier

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Avril 2009 à 22h16.