Atelier

Désordre de bibliothèque

Mettre le désordre au cœur de la bibliothèque, voilà un geste qui intéresse puissamment la pensée comparatiste. Au rebours des axes du temps traditionnels, des familiarités nationales et des voisinages géographiques, la bibliothèque lui apparaît comme un espace-temps de possibles infinis, dont on peut à dessein déplacer les lignes, sauter des plus grands écarts aux écueils des frontières, définir de nouvelles courbes quant aux rayonnements et aux étoilements de la traduction, bousculer le jeu du centre, de ses périphéries et de leurs compacités. Pour peu qu'une question pour la littérature s'y énonce, l'aventure des corpus rapprochés dessine des rayonnages improbables dans la bibliothèque. Ceux-ci ne procèdent ni d'un ordre alphabétique ni d'une classification DEWEY et ne sont pas davantage nécessairement tributaires d'une historicité ou d'une ère géopolitique communes. Aventure où «comparer» signifier lire ensemble par agencements et non en opposant binairement des singularités d'auteurs. Le mouvement se fait régulièrement à trois termes, valse qui trouve dans le décalage son rythme premier et inédit. La pensée comparatiste redouble en ce joyeux fatras les dialogues impromptus dont les auteurs affectionnent de peupler leurs rêves de bibliothèque.

Ces «fables», objets de dévolutions, de rancœurs destructrices et de savantes circonvolutions entre les auteurs et les œuvres, sont autant de clés esthétiques d'une pensée de la littérature – qui se découvre toujours un peu «mémoire d'elle-même» (Tiphaine Samoyault) – mais aussi de la lecture, comme ce qui nourrit et instruit l'écriture. Qu'ils se nourrissent du désastre ou du (re)commencement, leurs imaginaires bibliothécaux ont valeur programmatique pour les lecteurs que nous sommes. Le déchiffrement comparatiste, attaché aux gestes par lesquels les écrivains bâtissent des galeries de livres et minent le temple du savoir, se fait alors en déambulant au sein de ces affabulations architecturales.

Invention d'une méthode

Aussi, désordonner la bibliothèque par le simple fait d'écrire de ou sur la littérature – en bouleverser le rangement comme en détraquer les coordonnées de ses repères orthonormés, c'est en quelque sorte reconduire la formule de Benjamin. «Déballer sa bibliothèque», c'est-à-dire y introduire le hasard d'une cueillette en déménageant livres et rangées, ordre et désordre précédents pour intriquer ces liasses de papiers dans le récit inédit, pêle-mêle, d'une lecture – la sienne, inventée et improvisée au pied levé pour son interlocuteur. C'est partir au rebours d'une étymologie pourtant prégnante: la bibliothèque n'est jamais qu'un meuble, que ce «lieu où sont rangés les livres» (Alain Rey), que cet espace concret où s'articule et s'expérimente l'abstraction d'une pensée sur le savoir (étymologiquement celui de l'écrit) – ce que déclinent diversement les adjectifs qui la qualifient. Publique pour dire l'accessibilité intégrale d'un ensemble pensé selon ses visiteurs, nationale pour servir le conservatoire, la recherche et la folle ambition du dépôt légal, privée pour la collection particulière savamment composée par l'amateur bibliophile, mentale pour le plus intime des florilèges livresques tel qu'Elias Canetti l'imaginait à propos du sinologue Kien[i]. C'est donc avant tout un geste de pensée qui se livre dans le grand Catalogue des Bibliothèques, imaginaires comme réelles.

Souhaitant présenter ici une réflexion à deux voix sur les liens entre archive, intertextualité, lecture et écriture, nous aimerions proposer le récit d'une méthode comme réponse à une question commune: qu'est-ce que la «bibliothèque» est à même de signifier pour la Littérature comparée? A savoir: si par le terme «bibliothèque», certains écrivains ne tâcheraient pas de désigner aux regards avisés d'un diligent lecteur leur propre façon de (s') appareiller en littérature et d'y faire chemin dans un geste critique au monde qui escorte et programme la lecture, en même temps qu'il met en acte une pensée des multiples échanges littéraires. À cet égard, nous retiendrons moins une thématique ou un lieu commun de la Bibliothèque, qu'une pluralité de scénographies récurrentes qui nous disent quelque chose de la Méthode, tant pour le créateur que pour son lecteur.

Mettre en lumière la méthode, c'est avant tout donner corps à une certitude: que la méthode s'enseigne parce qu'elle se tire des œuvres-mêmes, dans le même temps qu'elle nous renseigne sur leur processus d'élaboration et de compréhension. Il s'agit donc moins d'un chemin (methodos) à suivre que d'un parcours à emprunter et donc à dérouter de sa voie(x) initiale. Si, comme le dit Descartes, le «dessein n'est pas d'enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j'ai tâché de conduire la mienne», alors une proposition de cours à deux voix consiste notamment dans la monstration des efforts de jointure et d'articulation entre un travail et un autre, entre une pensée du littéraire et une autre, entre deux corpus. Notre première tâche a ainsi résidé dans la construction d'une bibliothèque commune, que nous puissions «déballer» ensemble, déranger à loisir pour mieux nous comprendre et afin de mieux mettre en jeu (au triple sens d'écart, de divertissement et d'interprétation) la spécificité de nos gestes comparatistes. Melville, Goethe, Pessoa, Musil, Montaigne, Valéry et Marker nous montreront la voie dans l'apprentissage du partage, là où livres et lectures dialoguent afin de nommer une puissance de pensée propre à la littérature.

Trois scénographies de la bibliothèque nous intéresseront plus précisément ; la progression que construit la fiction du commentaire signale que si elles ne sont pas plus exclusives les unes des autres que forcément consécutives selon l'ordre narratif, elles se lient néanmoins en faisant fond les unes sur les autres. Comment ne pas en effet «Bâtir la Babel sombre» (Acte I) ou du moins la poser comme préalable avant d'en déclarer le grand incendie et de «Brûler la Bibliothèque» (Acte II)? De ce vaste tabula rasa profane à l'appareillage vers des rives inconnues, il n'y a plus qu'un pas: ce sera notre dernier acte ou comment «(faire) fuir la Bibliothèque» par sa fantastique mise à l'eau (Acte III).



[i] E. Canetti, Auto-Da-Fé, Gallimard, «l'Imaginaire», 1968.



Anne Bourse et Julia Peslier

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Décembre 2007 à 12h30.