Atelier

Il n'est pas aisé de donner une définition du champ ; comme l'écrit Bernard Lahire, « si la tâche est facilitée par Pierre Bourdieu lui-même qui est revenu déjà à plusieurs reprises sur un concept occupant désormais [1999] une place centrale dans sa sociologie, elle est aussi rendue difficile par les minuscules et quasi imperceptibles inflexions qu'il subit à l'occasion de chaque utilisation particulière » (Bernard Lahire (éd), Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (1999), « La Découverte / Poche », 2001, p. 24). A l'origine, on a donc une métaphore inspirée de la physique dont on peut retenir une chose : les univers sociaux sont susceptibles d'une description en termes de « champ », au sens où, à la façon dont l'électron soumis à un champ de forces électromagnétiques exerce lui-même une force qui participe au champ et, dans une certaine mesure, le modifie, l'agent qui occupe une position dans le champ est à la fois agi et agissant ; jouet de forces qui le dépassent, il participe malgré tout au constant rééquilibrage des luttes dont il est partie prenante et à la constante redéfinition de leurs enjeux -ceci pour écarter d'emblée les objection parfois faites à Bourdieu de mécanisme ou d'hyper-déterminisme. Retenons trois axes majeurs de définition du champ :

-inclusion et réfraction Un champ est un microcosme inclus dans l'espace social global ; ce qui le définit par rapport à cet espace est sa (toujours relative) autonomie, c'est-à-dire le fait qu'il s'est historiquement constitué autour d'une loi qui lui est propre et le rend relativement indépendant des logiques externes -et tout particulièrement des logiques économiques. On comprend ici pourquoi le champ littéraire était pour Bourdieu un objet de prédilection puisqu'en se constituant sur la base d'une loi qui nie (ou dénie) l'économie - à savoir que l'œuvre d'art est, au sens strict, inappréciable, qu'elle n'a pas de valeur commerciale -, il illustre mieux que tout autre cette autonomie des champs. Cela dit, il n'est pas de champ - même le champ littéraire constitué précisément par sa revendication d'autonomie - qui soit objectivement indépendant de ce qui se joue à l'extérieur ; les conflits qui s'y déroulent ont une logique interne, mais le résultat des luttes (économiques, sociales, politiques) externes au champ pèsent fortement sur l'issue des rapports de force internes ; par exemple, les « hérétiques » du champ littéraire pourront trouver un appui dans l'émergence de nouvelles clientèles, liée à certaines transformations du système scolaire. L'autonomie du champ se mesure plutôt à sa capacité de « réfraction » des déterminations externes ; l'œuvre littéraire n'est jamais le « reflet » d'un rapport de force socio-économique extérieur au champ, mais elle en conservera la trace. Si l'on inverse la perspective en se plaçant au point de vue des œuvres plutôt que des agents, le champ littéraire est précisément cette « médiation spécifique » entre les logiques externes et la production littéraire.

-positions, lutte et capital spécifique Un champ se constitue ainsi sur la base d'une loi qui, du même coup, introduit un type de capital spécifique. Le champ est donc un espace structuré de positions, un réseau de relations objectives entre des agents ou des institutions qui s'interdéfinissent par la distribution inégale de ce capital spécifique, soit, dans le cas précis du champ littéraire, les salons, les maisons d'édition, les revues, les écoles, etc. L'inégale répartition de ce capital est au principe des luttes qui animent le champ (et qui, par ailleurs, contribuent toujours à son autonomie -de là le fait que le champ est toujours inséparablement le lieu et le produit des luttes entre les agents partageant la même activité). La seule relation qui soit, en définitive, structurante, est le rapport de domination. Les formes prises par les luttes au sein du champ littéraire - en tout cas depuis que s'est affirmée son autonomie - sont invariantes et en nombre limité, au premier rang desquelles on peut noter l'opposition entre orthodoxie et hétérodoxie (i.e. toute tentative de subversion qui oblige les dominants à affirmer l'orthodoxie et imposer la doxa). Les luttes ont pour objet l'appropriation d'un capital spécifique mais peuvent aussi avoir pour objet la redéfinition de ce capital ; en ce cas, elles peuvent modifier profondément la configuration du champ en redistribuant radicalement le capital selon les nouvelles normes imposées.

- habitus, illusio et prises de position A chaque champ, correspond tendanciellement un habitus - c'est-à-dire un système de dispositions incorporées qui fait que l'on a plus ou moins intégré les règles implicites du champ et que l'on en joue plus ou moins « naturellement » le jeu -. Au fondement de l'habitus, il y a d'abord la conviction - inconsciente et jamais interrogée - que le jeu mérite d'être joué, que le capital spécifique est désirable. C'est ce que Bourdieu appelle l'illusio, et c'est le signe le plus patent de « la complicité ontologique entre les structures mentales et les structures objectives de l'espace social » . Les prises de position au sein du champ sont déterminées à la fois par ces dispositions incorporées et par l'espace des possibles au sein du champ. A chaque moment de l'histoire en effet, l'état du rapport de forces dans le champ détermine les prises de position effectives et aussi potentielles ; pour le dire abruptement, l'hendécasyllabe n'était pas pensable avant 1860 ; il a fallu une conjonction de facteurs extérieurs, la somme des luttes antérieures portant sur l'alexandrin et la rencontre avec un habitus et un sens du jeu singuliers pour que Marceline Desbordes-Valmore s'en empare, sans en exploiter sans doute, sur le moment, toutes les virtualités métriques.


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Vincent Debaene

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Février 2010 à 15h11.