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Introduction à la méthode postextuelle, par Franc Schuerewegen

Extrait (introduction) de l'Introduction à la méthode postextuelle. L'exemple proustien, Paris Classiques Garnier, coll. "Théorie de la littérature", 2012.

Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Classiques Garnier.

Compte rendu publié dans Acta fabula (Novembre-décembre 2012, Vol. 13, n°9): "Post-scriptum à une méthode post-textuelle" par Jean-Louis Cornille.

Lire également sur le site Vox-Poetica: Introduction à la méthode postextuelle. Entretien avec Franc Schuerewegen. Propos recueillis par Frank Wagner.





Introduction à la méthode postextuelle



J'avais aussi la passion d'achever ce que je croyais et ce que je crois encore être mon ouvrage le plus correct.
Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, XVIII, chap.6

Pourquoi riez-vous?
Maurice Renard


- Un livre sur Proust, encore un?

- Oui, lecteur, encore un livre sur Proust. Sachez pourtant que celui-ci est différent des autres, de ceux que vous avez lus. Si les néologismes ne vous font pas peur, je proposerai d'appeler postextuelle la démarche que je fais mienne dans le présent ouvrage. J'explore, si vous le voulez, une méthodologie nouvelle, encore mal connue, et choisis Proust comme cobaye.

- Vous dites: postextuelle?

- Oui, avec un seul t, pour économiser l'encre, et parce que le mot est plus joli ainsi. La lecture postextuelle, comme son nom l'indique, a perdu confiance en la notion de texte que le philologue, le structuraliste, l'adepte des microlectures (les Anglo-Saxons disent close reading), et sans doute quelques autres encore, considéraient pourtant comme l'objet même des études littéraires. Pour tous ces gens-là, le texte était une chose sûre, un chez soi, une évidence sur laquelle on pouvait s'appuyer. Il fallait certes le lire et l'interpréter, et on admettait le principe de la lecture plurielle. Mais il y avait le texte, le Texte, l'aune à laquelle on jugeait de la validité et de l'acceptabilité d'une lecture. La critique postextuelle est venue perturber cette belle certitude. En somme, ce que nous avons découvert, c'est que nous ne savons pas très bien ce qu'est véritablement un texte. Nous ne sommes même pas sûrs que les textes existent...

- Votre critique nouvelle veut enterrer le texte, et revenir à l'œuvre?

- Pas vraiment. Dans postextuel, il y a post-, préfixe dont vous me direz qu'on l'a un peu trop mis à toutes les sauces au cours des décennies précédentes. Vous avez raison. Il n'empêche que, quant au sujet qui nous intéresse, il résume assez exactement notre problème. La critique postextuelle, celle que j'appelle de mes vœux, a conscience de venir après la critique textuelle mais ne cherche pas forcément à rompre avec elle. Disons qu'elle est méfiante quant à l'accessibilité de son objet, mais qu'elle a un objet, le texte. Songez à d'autres mots en post- et aux courants qu'ils désignent. Le poststructuralisme n'est pas le contraire du structuralisme, quoi qu'on en ait dit. Il fait partie du mouvement structuraliste dont il représente une version «évoluée». De même, la pensée dite «postmoderne» est moderne. Voyez sur ce point les analyses devenues classiques d'un Lyotard. Je reprendrai volontiers à mon compte la même logique quant à la critique postextuelle qui est à sa façon une version évoluée et inquiète de la critique immanentiste, textualiste («rien que le texte», «allons au cœur du texte» etc.) qui a fait la pluie et le beau temps au siècle précédent, quand on a balancé par-dessus bord, avec les conséquences que l'on sait, le lourd appareil de l'histoire littéraire. La critique postextuelle est héritière de cette tradition. Mais elle s'en sert aussi pour inventer des voies nouvelles. Peut-être faut-il dire que sa position théorique est un travail de deuil. Nous avons perdu le Texte mais nous lisons des textes, que faisons-nous donc?


Souvenir, souvenir

La critique postextuelle a ses ancêtres et ses pionniers. Parmi eux, je nommerai en tout premier lieu le chercheur allemand Wolfgang Iser qui reprend le modèle des actes de langage tel que l'a élaboré le philosophe oxonien James Langshaw Austin. La lecture, pour Iser, est un «acte» qui, très littéralement, crée son objet, de la même manière que le Speech Act, chez Austin, fait exister l'événement qu'il désigne. Quand je dis: «Je promets», je fais une promesse, de même, quand je lis un texte, je produis ce texte, qui est donc une création de mon acte de lecture. En somme, Iser cherche à étudier l'acte de lecture comme «performatif» et, donc, comme performance. Ainsi il met en place une pensée autre du texte qui est à sa façon à l'origine de ce que nous nous efforçons de théoriser aujourd'hui. Qu'est-ce qu'un texte? Iser répond: presque rien. Une structure trouée, une série de marques sur une page dont, si je suis habile, je puis à peu près faire ce que je veux[1].

Mais il n y'a pas qu'Iser. Si curieux que cela puisse paraître, car il s'agit de deux mondes qui ne communiquent pas - on n'a jamais signalé à ma connaissance comment on peut passer de l'un à l'autre -, la Rezeptionsästhetik à la façon d'Iser a plus d'un point en commun avec ce qui, en France, à la même époque, commence à se développer sous le label de «génétique textuelle». J'explique pourquoi. Je me garderai bien ici d'entrer dans une discussion sur le fond s'agissant d'un champ de recherches en plein essor et où les critiques proustiens se sont d'ailleurs brillamment illustrés. Qu'il suffise de remarquer, dans le cadre de cette introduction, que la génétique textuelle a un ennemi: c'est le texte. Il s'agit donc, pour le généticien, de réunir des arguments pour combattre l'ennemi; l'étude de la littérature in statu nascendi lui permet de trouver ces arguments, et de les formuler. Disons, pour aller vite, que, pour le généticien, la critique classique, qui est une critique des textes, présente injustement comme produit ce qui est en réalité un processus. L'une des finalités de l'enquête génétique consistera donc à expliquer comment on est parvenu à transformer un processus en produit. On nous dit alors: le texte est une fiction éditoriale. Je suis assez d'accord avec cette idée. Lisez Valéry expliquant la «genèse» du Cimetière marin. Sans Jacques Rivière, qui l'a publié, ce poème n'aurait pas vu le jour[2]. Sans Bernard Grasset, qui a voulu ce titre, et ce volume, que serait Du Côté de chez Swann? Mais si les spécialistes parlent d'énonciation éditoriale, n'oublions pas l'énonciation lectorale, c'est-à-dire n'oublions pas Iser. Ce qu'on ne lit pas n'est pas un texte. Les lecteurs écrivent les textes, donc il n'y a pas de textes d'auteur, à moins qu'on accepte – ce sera la thèse postextuelle – que la position lectorale est aussi une position d'écriture.

On se rappelle également le titre en forme de défi de Louis Hay, qui est le père de la génétique textuelle française: «Le texte n'existe pas»[3]. J'attire l'attention sur le caractère en quelque sorte narratif du titre de Louis Hay, et qui représente bien l'esprit de la critique postextuelle, qui doit être pensée comme parcours. Un objet est d'abord nommé, comme si nous l'avions en face de nous: «le texte »; or cet objet disparaît, s'évanouit, il «n'existe pas». La question est donc de savoir comment on peut lire un texte dont on a découvert qu'il n'existe pas, ou à peine.


Comment faire apparaître quelque chose là où il n'y a rien

La scène se passe dans une salle de cours, en Amérique du nord. Au tableau noir (blackboard), on lit une série de noms de linguistes, reliquat d'un cours de stylistique, qui est fini. Un nouveau cours commence. A ses étudiants, Stanley Fish – car c'est de lui que nous allons parler – fait croire que les noms qu'il a omis d'effacer constituent en réalité un poème religieux anglais du XVIIe siècle, poème hermétique. Ce «poème», affirme-t-il, est un texte. Les étudiants, qui croient à la fable, se mettent à interpréter le «poème» et parviennent à une lecture parfaitement cohérente. Là où il n'y avait rien, ou presque rien, soudainement il y a quelque chose...[4] Fish analyse de la sorte ce qui vient d'arriver: «Ce n'est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d'attention mais c'est le fait de prêter un certain type d'attention qui conduit à l'émergence de qualités poétiques» (p.60). Le même critique poursuit:

Si votre définition de la poésie vous dit que le langage de la poésie est complexe, vous allez sonder le langage de cette chose identifiée à un poème de manière à faire ressortir la complexité de ce que vous savez être «là». (p.61)

Il ajoute:

La compétence de lecture est généralement conçue comme une capacité à discerner ce qui est là, mais si l'exemple de mes étudiants peut être généralisé, c'est une capacité à savoir comment produire ce dont on peut dire, après coup, qu'il est là. L'interprétation n'est pas l'art d'analyser (construing) mais l'art de construire (constructing). Les interprètes ne décodent pas les poèmes: ils les font (they make them). (p.62)

Iser n'est pas loin. La lecture est un Speech Act. On ne lit pas un texte, on le fait exister. On a beaucoup glosé sur la question de savoir quelle est en définitive la position de Fish dans son livre de 1980: relativiste ou déterministe? On me dira qu'elle est relativiste. C'est possible. Fish soutient en effet qu'en ce qui le concerne tout et n'importe quoi est transformable en texte. Mais Fish croit aussi à l'autorité des «communautés interprétatives» (interpretive communities) qui sont à ses yeux des instances de régulation permettant de faire émerger, dans un contexte donné, et malgré le relativisme prôné par cet auteur, un corpus de textes stables, analysables. Fish, en fait, essaie de ménager la chèvre et le chou. Quand on reste à l'intérieur de la «communauté interprétative», tout se passe normalement: les auteurs écrivent, les lecteurs lisent. Mais quand on essaie d'avoir un regard surplombant sur elle, ce qui n'est pas facile, car nul ne vit «hors» communauté, on commence malgré tout à soupçonner l'arbitraire de ses lois, on s'inquiète. Le succès qu'ont rencontré les réflexions de Fish s'explique pour une large part, à mon sens, par ce double socle.

Fish est-il un charlatan ou un Messie? Sans doute peut-on être les deux à la fois. Pour nous, postextualistes, il est en outre celui qui a définitivement tordu le cou au «respect du texte» qui était encore, quand j'étais moi-même étudiant en lettres, l'idéologie dominante dans nos Écoles et nos Universités. J'ai souffert de cette idéologie, comme d'autres. Elle m'a frustré, et inhibé, j'ose le dire. Ici me vient un souvenir personnel. Je me rappelle un Liégeois, Dieu ait son âme, homme brillant certes, spécialiste d'«analyse textuelle», qui nous terrorisait, à Anvers, par son rigorisme inutile, et pervers. Respectez le texte, disait-il, respectez la lettre du texte. Or c'était pour attribuer au texte un sens «profond» - mon Liégeois aimait parler de «littéralité profonde» - qui n'était évidemment pas dans le texte mais venait d'ailleurs, de la Doctrine, de la Doxa, de Freud, de Marx, de qui sais-je encore. Si j'avais lu Fish…


Rouler des joints avec Kafka, et Proust

Je n'ai pas fini avec les pionniers du postextualisme. En 1992, Richard Rorty, philosophe d'obédience pragmatiste, comme l'auteur de Quand lire c'est faire, répond à Umberto Eco dans le cadre d'une enquête sur l'interprétation, et sur ses abus: la «surinterprétation». Eco propose de distinguer entre deux manières différentes de lire des textes qu'on peut, dit-il, soit «utiliser», soit «interpréter». Rorty n'a aucun mal à démontrer que la distinction proposée ne tient pas la route et qu'il faudra donc l'abandonner. Voyons la chose en détail.

C'est dans Lector in fabula qu'apparaît pour la première fois le couple «utilisation» vs «interprétation» des textes littéraires:

Nous devons donc faire une distinction entre l'utilisation libre d'un texte conçu comme stimulus de l'imagination et l'interprétation d'un texte ouvert. C'est sur cette frontière que se fonde, sans ambiguïté théorique, la possibilité de ce que Barthes appelle texte de jouissance.[5]

Curieusement, et symptomatiquement, malgré ce ton ferme et presque dogmatique, Eco est obligé d'apporter un bémol. Certes, la mécanique interprétative est son objet dans ce livre. Mais on aurait tort de mépriser les joies, et les bénéfices de l'utilisation des textes, pratique autrement plus «excitante»:

Naturellement, on peut avoir, outre la pratique, une esthétique de l'utilisation libre, aberrante, désirante et malicieuse des textes. Borges suggérait de lire L'Odyssée comme si elle était postérieure à L'Énéide, ou L'Imitation de Jésus-Christ comme si elle avait été écrite par Céline. Propositions splendides, excitantes et parfaitement réalisables. Tout autant créatives que d'autres, plus que jamais même, puisque de fait un nouveau texte est produit (le Don Quichotte de Ménard, par exemple, est très différent de celui de Cervantès, auquel il correspond accidentellement mot par mot) (p.76-77).

On admettra que le propos est étrange qui cherche à présenter comme aberrante d'un point de vue sémiotique et donc, scientifique, une pratique de lecture que l'on peut juger bien plus intéressante et stimulante que l'interprétation, qui est chez Eco un geste docile de soumission au texte, un esclavage, en somme. Le lecteur-«modèle» se laisse mener par le texte, il est un texte; il est sans liberté et accepte de l'être… Par rapport à cela, l'utilisation, qui a un goût de souffre, peut paraître bien plus dopante sur le plan intellectuel.

Les textes existent-ils? Pour Eco, la chose ne fait aucun doute. Oui, les textes existent et c'est pourquoi l'auteur de Lector in fabula parvient à incriminer toute une série de lectures qui, pour appartenir au champ de l'utilisation, lui paraissent erronées:

Prenez maintenant Le Procès de Kafka et lisez-le comme une histoire policière. Légalement c'est permis mais textuellement cela produit un piètre résultat. Autant se rouler des joints de marijuana avec les pages du livre, ce serait bien meilleur. (p.78)

Eco, malgré – et aussi, à cause de – son humour, est catégorique. « Autant se rouler des joints». Or je ne partage pas ce point de vue. Pourquoi Le Procès ne serait-il pas, entre autres, une merveilleuse histoire policière? Notons qu'il est aussi question dans Lector in fabula de… Proust qui «pouvait lire l'horaire des chemins de fer et retrouver dans les noms des localités du Valois les échos doux et labyrinthiques du voyage de Nerval à la recherche de Sylvie» (p.79). Eco – qui, soit dit en passant, instrumentalise Proust, tout comme un autre, mais nous n'en lui ferons pas grief ici – ajoute: «Mais il ne s'agissait pas d'interprétation de l'horaire, c'était l'une de ses utilisations légitimes, presque psychédélique». Je laisse de côté la question de savoir pourquoi quelqu'un aurait besoin d'interpréter un horaire de train, et si ce n'est pas là aussi un geste «psychédélique». Je retiens surtout que Proust est romancier et qu'Eco l'est aussi à ses heures. J'ai envie d'en déduire que, dans l'esprit du sémioticien, l'utilisation est un rapport aux textes caractérisant entre autres l'écrivain qui, en vue de l'œuvre à écrire, n'hésite pas à faire flèche de tout bois. L'écrivain ne lit pas les textes, il s'en sert comme stimulus. Le simple lecteur, obligé qu'il est de se conformer au «modèle» sémiotique, ne peut que lui envier cette liberté…

On aura deviné la question qui surgit: qu'en est-il alors du lecteur-rebelle, qui est tout le contraire du lecteur-modèle imaginé par Eco, et qui se propose quant à lui de lire un texte comme s'il était lui-même écrivain, comme s'il était en train de l'écrire? Je réponds à la question: cet autre lecteur est notre critique postextuel. Eco l'ignore superbement.


Saint Augustin, et saint Richard

On retrouve la distinction entre utilisation et interprétation dans Les Limites de l'interprétation où Eco la déclare «toujours valable»[6]. En réalité, elle lui permet d'introduire un nouveau couple terminologique, calqué sur le précédent mais ici désigné par des termes différents. Il s'agit de la distinction, également bien connue aujourd'hui, entre intentio operis et intentio lectoris. De l'intentio auctoris, il n'est pas question: l'auteur est mort et Eco n'a guère envie de le ressusciter – ce que je vais pourtant faire dans un instant, mais n'anticipons pas.

Par intentio operis, Eco entend le sens du texte quand le texte est lu correctement, l'intentio lectoris est le sens qu'apporte le lecteur qui a parfois, comme nous venons de le voir, tendance à n'en faire qu'à sa tête. Eco donne comme exemple Marie Bonaparte lisant La Lettre volée d'Edgar Poe et «utilisant» ce texte comme un simple document biographique. Le même conte a été analysé par Jacques Derrida qui, lui, toujours selon Eco, en aurait proposé une «interprétation» convaincante.

Derrida est-il un bon lecteur? Marie Bonaparte lit-elle mal? On voit ici encore que la typologie du théoricien n'est guère solide et que celui-ci est obligé de faire des pieds et des mains pour la maintenir. Par ailleurs, et comme c'est le cas aussi dans Lector in fabula, Eco ne peut s'empêcher d'avouer la fascination qu'exerce sur lui une manière de lire visant précisément à brouiller les catégories qui sont les siennes. Le texte, avec son sens «propre», n'est plus alors qu'un jouet dans les mains du lecteur. En fait, le texte disparaît. Réapparaissent alors avec variantes les réflexions de Lector in fabula:

Borges suggéra un jour que l'on pourrait et devrait lire le De imitatione Christi comme s'il avait été écrit par Céline. Splendide invitation à un jeu incitant à l'utilisation fantaisiste et fantastique des textes mais hypothèse indéfendable pour l'intentio operis. (p.40).

Le surmoi du sémioticien intervient. L'exercice imaginé ici n'est rien moins que «splendide» mais… interdit par l'intentio operis. Eco cite Saint Augustin:

Dans le De doctrina christiana, saint Augustin affirme qu'une interprétation paraissant plausible à un moment donné du texte ne sera acceptée que si elle est confirmée – ou du moins si elle n'est pas remise en question – par un autre point du texte. C'est cela que j'entends par intentio operis. (ibid.)

Autrement dit, l'intention de l'œuvre est pour Eco une cohérence que dégage l'œuvre, et qu'il faut identifier. Je me demande, moi, d'où vient cette cohérence. Qui ou qu'est-ce qui me garantit qu'elle est dans le texte, et ne vient pas d'ailleurs? En somme, rien n'a bougé depuis les années de «respect du texte» qui furent pour moi (vide supra) des années malheureuses.

Sur ces entrefaites arrive Richard Rorty. Soudainement, je me sens beaucoup mieux. Mon ciel s'éclaire. Rorty balaie d'un revers de la main la distinction introduite par le sémioticien. Eco est un métaphysicien et un essentialiste, Rorty n'est pas d'accord:

Il s'agit, naturellement, d'une distinction que nous autres, en tant que pragmatistes, n'éprouvons pas le désir de faire. Dans une conception comme la nôtre, la seule chose qu'un individu puisse jamais faire d'une chose consiste à l'utiliser. Interpréter quelque chose, connaître quelque chose, en pénétrer l'essence, et ainsi de suite, sont autant de manières variées de décrire un processus de mise en fonctionnement.[7]

Rorty ajoute:

Je ne vois pas comment on pourrait préserver la métaphore de la cohérence interne d'un texte. Il me faut penser qu'un texte n'a jamais que la cohérence qu'il lui est donné d'acquérir lors du dernier tour de la roue herméneutique, de même qu'un morceau d'argile a pour toute cohérence celle qu'il lui a été donné d'acquérir en passant par le tour du potier. (p.89)

La conclusion coule de source:

Aussi préférerais-je dire que la cohérence du texte n'est pas une chose qu'il possède avant même d'avoir été décrit, pas plus que les points ne possèdent de cohérence avant que nous ne les ayons reliés. Sa cohérence est liée au simple fait que quelqu'un a trouvé quelque chose d'intéressant à dire à propos d'un ensemble de marques et de bruits – une manière de décrire ces marques et ces bruits qui les place en relation avec les autres choses dont nous parlons avec intérêt. (ibid.)

Je trouve cela fabuleux, je jubile: «Il se peut que nous décrivions un ensemble donné de marques comme des mots appartenant à l'anglais, comme très difficile à lire, comme ceux d'un manuscrit de Joyce, comme valant un million de dollars, comme une première version d'Ulysse, et ainsi de suite». Rorty ose prendre une position radicale, et il convainc. Qu'est-ce que l'Ulysse de Joyce? Très peu de choses. Un certain type d'attention que je donne à des marques imprimées sur une page. L'acte critique est une performance, et qui correspond à un besoin: construire autrement des textes trop connus.

Je retrouve ici les questions de mes dix-huit ans, et que j'aurai voulu poser à mon grand homme liégeois (mais je ne l'ai pas fait, sans doute étais-je intimidé). Je caricature à peine. L'enseignant: Que se passe-t-il dans ce texte? L'étudiant: Le personnage entre dans un château. L'enseignant: Oui, mais quelle partie du château? Lisez le texte, respectez la lettre du texte! L'étudiant: Il entre dans une tour. L'enseignant: Ah! une tour! étonnant symbole! Justement la psychanalyse dit que, etc. Je n'ai aucun scrupule à affirmer que j'ai cessé de croire en la pertinence de ces exercices trop faciles, même si d'aucuns nous en ont laissé des exemples brillants. Il est temps de changer notre fusil d'épaule. Grâce à des gens comme Iser, Rorty, Fish, grâce à celui que je n'ai pas encore nommé, mais il aura le beau rôle dans le chapitre suivant, et nous ne cesserons de croiser ses pas tout au long de ce livre – je veux parler de Michel Charles, le premier théoricien postextualiste français –, une autre manière de lire et de comprendre les textes est devenue possible. Embrassons-la, elle est notre avenir.


Bref mémorandum pour l'apprenti critique postextuel

A. Vous avez le droit, en lisant un livre ou un texte, de vous référer aux intentions de l'auteur. L'auteur n'est pas mort, il est vivant; donc, s'il parle, il faut l'écouter. En revanche, vous éviterez d'avoir recours à l'intentio operis, au sens d'Eco. C'est qu'il n'existe pas une telle chose: l'intention de l'œuvre. Le texte que vous expliquez est votre création. Seules peuvent donc être prises en compte vos propres intentions de sujet lisant, et celles de l'auteur. Passera à la trappe aussi le sens «inconscient», qui est un autre mirage. La lecture postextuelle est une affaire d'auteurs, et de lecteurs lucides. Il est un cas de figure que la critique textuelle a beaucoup exploré, et qui est même pour elle une sorte de topos: celui où le texte «veut dire» autre chose que ce qu'a voulu dire son auteur. La critique postextuelle ne nie pas que ce type de conflit peut avoir lieu. Mais il ne s'agit pas pour elle d'un conflit entre intentio auctoris et intentio operis. Le conflit en question est une construction réalisée dans le cadre de l'acte de lecture (Der Akt des Lesens, au sens isérien). Il relève donc tout entièrement, si les termes d'Umberto Eco ont encore une pertinence ici – ce qui n'est pas sûr –, de l'intentio lectoris.

P.S. Si un auteur s'explique sur ses intentions, il le fait, le plus souvent, dans un texte. Se poseront donc, pour la lecture de ce texte, qui est un métatexte, les mêmes problèmes que soulève aussi la lecture de l'œuvre littéraire. Le critique postextuel prend acte de cette difficulté qui ne l'embarrasse pas. Il répond, avec Richard Rorty, qu'à ses yeux il n'existe pas de distinction «entre le fait de découvrir un objet et le fait de le produire»[8]. L'intentio auctoris est donc une autre construction lectorale. En somme, il suffit de le savoir, et de l'assumer. Le modèle postextuel, par ailleurs, ne distingue pas entre texte et œuvre mais assume en revanche que le métatexte produit le texte et, donc, l'œuvre. Je reviendrai sur ce point dans la conclusion.

B. Vous avez le droit, en lisant un livre ou un texte, de ne pas tenir compte des enseignements de l'histoire littéraire (époque, date appartenance à tel ou tel courant, etc.). Le plus souvent d'ailleurs, ceux-ci ne sont utiles que dans la mesure où la lecture que vous proposez permet de les contredire ou, le cas échéant, de les corriger. Borges, comme le rappelle Eco, a donné de magnifiques exemples de ce type de lecture à contre-courant. De nos jours, elles sont le terrain de jeu d'un Pierre Bayard. Nous verrons pourtant que Pierre Bayard, quel que soit son talent, n'est pas encore pour nous un critique postextuel. En attendant le chapitre de notre livre où cette question sera définitivement réglée, soulignons déjà que, pour le critique postextuel, rien n'est plus porteur, c'est-à-dire producteur, sur le plan de la connaissance littéraire, que le mode de lecture qu'Eco, dans Les Limites de l'interprétation, appelle «fantaisiste et fantastique». Ulysse de Joyce est «une série de mots appartenant à la langue anglaise». Le Procès de Kafka est un polar génial. L'Imitation de Jésus-Christ est un livre «qu'on ne lit que d'une seule main». Proust, pour sa part, était militant dadaïste, Joris-Karl Huysmans, grand consommateur de «madeleines», Nietzsche, quant à lui, lisait Proust en cachette (vide infra).

C. Vous avez le droit à la science. Puisqu'elle ne croit pas à la cohérence du texte, qui est un mythe, alors qu'elle accepte et exige la cohérence de la lecture, on pense à tort que la critique postextuelle est sans rigueur, en somme: que, pour elle, tout marche. Rien n'est moins vrai. On verra dans les pages qui suivent que le postextualiste est à sa façon un lecteur exigeant, ayant ses normes et critères. D'ailleurs, en matière d'exigences de rigueur et de cohérence, nous avons tout à gagner à déplacer notre attention du texte, qui n'est jamais le même pour tous, aux propos qu'il peut engendrer, et qui doivent bien faire l'objet, s'ils prétendent à quelque valeur, d'un consensus. Sans doute est-ce cela que Stanley Fish dans son vocabulaire à lui cherche à désigner sous le terme de «communauté interprétative»: la liberté du lecteur est totale et sans bornes, vu le peu d'existence de nos textes. Mais il s'agit aussi de communiquer cette liberté à autrui, et de s'en expliquer, et d'en discuter. Il n'ira pas loin, celui qui, sur ce plan-là, se permettra de manier du charabia!

D. Vous ferez en sorte, en lisant, de ne pas vous comporter comme ce personnage dont parle Nietzsche, qui cache derrière un buisson un objet - Nietzsche l'appelle la «vérité»; à Liège on disait: «le sens profond» - qu'il feint par la suite d'y découvrir[9]. Ce comportement est typique de l'herméneute, qui est toujours un textualiste. Sans texte, en effet, il ne peut y avoir de sens à décrypter. Or le texte ne «contient» pas son sens, car il n'y a pas de texte, en tout cas: pour le critique postextuel, il n'y a d'autre texte que celui que l'acte de lecture fait surgir. On pourrait déduire d'une telle position que le postextualisme est une anti-herméneutique, c'est inexact. Le postextualisme est pour nous une post-herméneutique: il se pose la question de savoir quel peut bien être le bon usage des textes dès lors que l'on a choisi de ne pas les interpréter. Voir, ici encore, notre bilan final.

E. Vous avez le droit de citer Albert Thibaudet: «La critique ordinaire suppose l'œuvre faite». Thibaudet ajoute que c'est une erreur: «Il faudrait supposer l'œuvre non encore faite, l'œuvre à faire, entrer dans le courant créateur qui est antérieur à elle, qui la dépose et qui la dépasse»[10]. Vous devez être ce critique-là: il vise le futur de l'œuvre, non son passé.

F. Vous avez le droit de faire un grand pied de nez aux néo-positivistes de votre entourage. Ils croient à l'incompatibilité des sciences et des arts, ils ont tort.

G. Vous avez le droit de citer Roland Barthes dans La Préparation du roman: «Attention: le grand écrivain n'est pas quelqu'un à qui on se compare, mais à qui l'on peut, l'on veut, plus ou moins partiellement, s'identifier»[11].

H. Vous avez le droit de vous exprimer proprement. Pour vous, il n'est pas de lecture littéraire, toute lecture est une écriture. La distinction que nous introduisons entre auteurs et lecteurs, ou entre écriture «première» et «secondaire» est, à tout prendre en compte, une ineptie. Mais il est vrai qu'il existe au moins une bonne raison pour la maintenir: c'est qu'elle permet de faire la chasse aux prétentieux, ceux qui vous disent, par exemple: «Je suis universitaire et romancier». Les romans écrits par les universitaires sont rarement de bons romans, sans doute parce qu'ils sont trop souvent le signe d'une mauvaise conscience: «Je ne suis que critique; or, je voudrais être romancier». L'idéal consistera probablement à écrire des textes critiques que l'on puisse lire comme un roman. Je reviendrai également à la question.

[…]


Franc Schuerewegen




[1] Voir notamment «Le modèle des actes linguistiques» dans L'Acte de lecture. Théorie de l'effet esthétique, trad. de l'allemand par Evelyn Szyncer, Bruxelles, Mardaga, 1985 (Der Akt des Lesens, Berlin, Wilhelm Fink Verlag, 1976). On a beaucoup écrit sur Iser et son livre. Je me permets de renvoyer à «Théories de la réception» dans Méthodes du texte. Introduction aux études littéraires, sous la direction de Maurice Delcroix et de Fernand Hallyn, Paris-Gembloux, Duculot, 1987, p.323 et suiv.

[2] «Il n'eut de cesse qu'il n'obtînt de le lire; et l'ayant lu, qu'il ne le ravît. Rien n'est plus décisif que l'esprit d'un Directeur de Revue», «Au sujet du “Cimetière marin”», Mémoires du poète, Variété, Œuvres, éd. établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1957, p.1500.

[3] «Le texte n'existe pas. Réflexions sur la critique génétique», Poétique, n°62, 1985.

[4] «Comment reconnaître un poème quand on en voit un» («How To Recognize a Poem When You See One»), repris dans Quand lire c'est faire. L'autorité des communautés interprétatives, trad. de l'anglais par Étienne Dobenesque, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, p.60 (Is There a Text in this Class? The Authority of Interpretive Communauties, Harvard University Press, 1980). Dans la suite, je donne les références à la pagination concernant le livre de Fish dans le corps du texte. On lira sur la fable fishienne les commentaires de Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature?, Paris, Armand Colin, 2010, p.73 et suiv.

[5] Umberto Eco, Lector in fabula ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. de l'italien par Myriam Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p.76.

[6] Les Limites de l'interprétation, trad. de l'italien par Myriam Bouzaher, Paris, Grasset, coll. «Biblio essais», 1992, p.39.

[7] «Le parcours du pragmatiste» dans Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation, textes édités par Stefan Coloni, trad. de l'anglais par Jean-Pierre Cometti, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.85.

[8] Ibid., p.89.

[9] Dans «Vérité et mensonge au sens extra-moral» (1873). Je reviens à Nietzsche au chapitre VIII.

[10] Physiologie de la critique, Paris, Nizet, 1930, p.231.

[11] La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Paris, Seuil/Imec, 2003, p.25. Je reviens à Barthes à quelques reprises, notamment au chapitre XII.



Franc Schuerewegen

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Février 2013 à 19h44.