Atelier

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Corps et intertexte: Preljocaj et la Danse révélée

par Matthieu Vernet

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Le corps mis en cène

L'Opéra de Paris reprogramme cette saison une chorégraphie d'Angelin Preljocaj, entrée au Répertoire en 2003, MC 14/22: «Ceci est mon corps».

Rares sont les œuvres dont l'esthétique confine à une portée mystique. De la contemplation du saint calice dans la Queste del Saint Graal à la révélation épiphanique du Temps retrouvé chez Proust, l'expérience esthétique seule permet de décrire — et d'atteindre — cette totalité troublante, où art et religion voisinent. S'il ne faut pas lire l'aphorisme de Proust, «la vraie vie, la vie enfin retrouvée, c'est la littérature», comme une tentation de l'esthétisme, prompte à la confusion des frontières entre monde réel et monde de la fiction, comme une fascination pour le livre-monde, mais bien comme la découverte d'un absolu et la révélation jubilatoire du secret de l'art, la chorégraphie de Preljocaj propose bien une réflexion similaire.

Explicitement présentée comme une variation autour d'un verset biblique «Pendant le repas, il prit du pain, et après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le donna [à ses disciples] et dit: “Prenez, ceci est mon corps”» (Évangile selon saint Marc, 14, 22), la pièce délaisse progressivement la dimension proprement religieuse pour s'engager vers celle d'une mystique de la danse, et se meut, pour ne plus s'en départir, en véritable art poétique de la danse, dans lequel le chorégraphe exposera sa vision du corps, du mouvement et de la danse.

Construite pour douze hommes à la plastique d'athlètes grecs, vêtus d'un pagne, la chorégraphie est hantée par une figure christique, qui la révèle tout autant qu'elle lui donne son sens. Ces douze danseurs sont en effet au service d'un messie, toujours absent, mais irradiant pourtant la scène de sa présence immanente: la danse. Histoire du corps, allégorie de la danse, MC 14/22 s'offre comme une œuvre complète, dense et réflexive.

Naissance de la danse

Tout commence par une scène de baptême, dans le coin avant gauche de la scène, au cours de laquelle un danseur, oint minutieusement d'une huile, prend mesure et connaissance de son corps: cette onction liminaire fonctionne comme un don, qui l'identifie à un «messie», signifiant «l'oint de Dieu». De cette épiphanie, naîtra le mouvement, puis la danse. Simultanément et sur l'arrière du plateau, dix corps en gestation, superposés les uns sur les autres sur des étagères translucides, paraissent figurer des mouvements fœtaux, en suspension, renvoyant tout aussi bien aux mythes des origines qu'au moment même de la naissance[i]. Fœtus déjà grands, en apesanteur dans un air amniotique, ces corps prennent peu à peu forme et substance, puis finissent par tomber les uns sur les autres — nouvelle Chute, se trouvant de facto à l'origine du spectacle, et du mouvement qu'elle induit. Cette superposition de l'onction et de la chute inaugure le parallèle et l'articulation que filera Preljocaj entre une lecture chrétienne et une lecture réflexive décrivant l'acte de danser. Par ce retour aux fondements de la danse, dans sa dimension magico-religieuse, la chorégraphie rend à la danse tout ce qu'elle a d'essentiel: elle est elle-même sa propre fin.

Ce premier tableau pose ainsi un décor immémorialretraçant un récit des origines : celui de la vie qui hante les corps, initie le mouvement et crée la danse. MC 14/22 se présente comme un hymne au corps, qui esquisse, dans une succession fluide de tableaux, un véritable art poétique de la danse, en décrivant l'essence et les fondements.

Succédant au tableau liminaire, deux couples de danseurs entrent alors en scène; leurs corps collés deux à deux rappellent ces premiers hommes mythiques que décrit Aristophane dans le Banquet de Platon. Indissociable tout autant qu'inséparable, ce couple siamois engage une série de mouvements, qui laissent toujours en contact une partie de leur corps. Sans chercher nullement à se départir l'un de l'autre, ils ondoient dans ce décor vierge totalement silencieux, cadre édénique de la naissance de l'humanité et de la venue à soi. Peu à peu, cependant les corps finissent par se séparer, comme si la danse et le mouvement ne pouvaient et ne devaient naître qu'à deux, comme si le branle du corps ne pouvait venir que d'une altérité. Cette ligature corporelle et son ondoiement rappellent également un principe physique fondamental de la transmission de l'énergie: celui du mouvement cinétique, qui se transmet par le contact. De la séparation de ces corps naît donc un mouvement qui, de proche en proche, devient rythme chorégraphique. La musique réapparaît alors, comme pour entretenir un mouvement qui ne saurait être perpétuel. Le choix, notons-le, de la musique électronique, qui fonde ses principes harmoniques sur les boîtes à rythme et la reprise séquentielle et répétitive, s'adapte parfaitement à la genèse du mouvement qui nous est présentée ici: c'est par la répétition que le rythme — et donc le mouvement — s'initie. Quatre corps sortent de ces deux couples et semblent décrire un processus exponentiel de multiplication des corps, tout comme le Christ multiplia les pains. De cet entrelacs de membres, la danse prend littéralement corps.

Les deux couples initiaux parviennent à se séparer pour entretenir le mouvement et la danse. Par là, Preljocaj rencontre une fois encore le Banquet: comme le dit Socrate, l'art, de la même manière que l'amour, appelle une procréation — de l'esprit et non plus des corps. Confondant spiritualité et matérialité, ce deuxième tableau naît de cette superposition des lectures, mêlant littéral et métaphorique, faisant du corps un esprit, et réciproquement. Relecture de la Création, il fait naître le corps de l'autre, comme le mouvement se transmet par conduction, ou comme ève est issue de la côte d'Adam. Le principe engage une définition de l'art chorégraphique aussi simple rigoureuse: on ne danse pas seul.

Deuxième acte de naissance sur scène: après le baptême et la gestation fœtale, survient cette naissance à la danse. Loin d'une définition par la plastique d'un Valery, pour qui le plaisir de danser «dégage autour de soi le plaisir de voir danser»[ii], la danse pour Preljocaj naîtrait du contact et du mouvement.

Le charnel et le sacré

L'imaginaire chrétien ne quitte pourtant jamais la scène. Le troisième tableau en est une illustration. De la scénographie qui place six tables côte à côte pour n'en former qu'une seule, rappelant la fresque murale de Léonard à Milan, aux nombreux échos que la chorégraphie entretient de manière évidente avec la peinture chrétienne baroque et renaissante (Christ en croix, Christ déposé, Noces de Cana, dernier repas, mise au tombeau…), MC 14/22 retrace l'histoire d'un art, à travers l'histoire des arts. Les douze hommes engagent, en duo, de violentes luttes qui, outre la dimension plastique de leur musculature mise à l'épreuve, signalent leur virilité, qui ne se distingue pas toujours clairement de l'animalité. Comme l'écrit Agnès Freschel à propos des danseurs du Ballet Preljocaj, «précision, vitesse, ampleur, mémoire, endurance, souplesse et force, [ils] sont mis à l'épreuve à chaque instant», et de préciser: «danser reste un dépassement du corps trivial»[iii]. La parole «Ceci est mon corps» s'entend donc aussi au sens proprement littéral, comme la désignation du corps dans ma matérialité. L'homme est avant tout un corps, qui lui donne existence et puissance. Si le corps permet de se mouvoir, il permet également de soumettre. Ces étreintes se terminent toutes par un soudain arrêt du mouvement; les corps immobiles, figés dans une lumière verte, prennent alors des poses, tel un instantané. La peinture chrétienne s'incarne alors, entre la coloration et le dessin de ces corps, que l'éclairage clair-obscur fait apparaître: le corps chrétien nous apparaît dans toute sa matérialité, oscillant entre les plaisirs de la chère (tableau d'agapes comme dans les

Noces de Cana de Véronèse) et le corps mutilé (tableau de Christ déposé). Cette lumière électrique, produite par des néons suspendus (à des cintres) à 3-4 mètres de la scène, connote aussi une salle chirurgicale, qui passe les corps à dissection. Lecture équivoque donc d'un corps dans sa matérialité, qui oscille entre le charnel et le sacré.

Le sous-titre «Ceci est mon corps» convoque justement tout à la fois ce que l'on entend comme l'énoncé central de la civilisation occidentale — qui sacralise le corps tout autant qu'elle le mutile — et la pomme de discorde entre catholiques et réformés (et par conséquent la source des guerres de religion au XVIe siècle puis la révocation de l'Édit de Nantes). Cette parole «originelle» si souvent glosée s'accompagne inévitablement d'un feuilleté de réénonciations, d'un tourbillon de références culturelles, dans lequel le temps ne passe pas. Preljocaj souligne ainsi la prégnance de cet énoncé, qui transcende les époques, et qui nous parle encore — différemment. Le corps, considéré donc comme objet de culte, concentre cette double dimension, physique et spirituelle.

Un Christ en danse

Cette tension culmine lors de l'avant-dernier tableau, lorsque l'un des danseurs, incarnation — le temps d'un tableau scénique — de la figure christique vit la Passion du danseur et son ascension du Golgotha. Non plus douze hommes sur scène comme autant d'apôtres, mais un danseur, comme un condensé des autres, Corps des corps, incarnation de la danse et figuration de l'indicible et de l'invisible. «Ceci est mon corps» prend des allures eucharistiques et subsume sa dimension matérielle.

Ce Christ en danse est, en effet, brimé dans son expression chorégraphique par un tiers aux airs de Ponce Pilate. Armé d'un rouleau de scotch marron, de ceux dont on emballe les cartons, ce dernier scotche progressivement chacun des membres du Danseur, lequel tente de reprendre, après chaque mutilation, dans un effort toujours recommencé le même enchaînement chorégraphique. Perdant peu à peu la mobilité de ses bras, puis de ses jambes, le tronc du danseur finit par geindre sur scène, tout en continuant — dans un râle sourd du corps — à dépasser la souffrance et la paralysie. Cette extinction progressive de son geste et de son corps vaut aussi comme extinction de la parole. Le scotch, apposé à même la peau, métaphorise ces stigmates auxquels aboutissent l'indicible souffrance et le martyre. Cette Passion de la danse, en véritable passage cathartique (mêlé de rires du public attestant sa gêne à l'égard d'une telle scène et de ses enjeux pluriels[iv]), purge tout autant qu'elle délivre: ce corps, incarnation de la danse, s'offre en sacrifice. Moment paroxystique de la pièce, ce tableau s'achève par l'immobilisation du corps et du mouvement, antinomique au possible de l'univers de la danse. Comme l'écrit Valéry:«[en danse], le repos n'a pas de place; l'immobilité est chose contrainte et forcée, état de passage et presque de violence»[v]. Ce passage fait alors écho à une scène précédemment évoquée, où les danseurs figeaient leur déplacement pour figurer la déposition du Christ: ce premier moment de repos re-présentait littéralement en abyme le repos du Christ, appelé à la résurrection. C'est donc bien aussi de l'arrêt et du repos que renaît la danse. Moment de souffrance, le repos ponctue et scande la chorégraphie. Non seulement on ne danse pas seul, mais la danse, tel le phénix, renaît de ses cendres.

La danse en nous

Cette lecture métaphorique de l'Évangile fait de la danse, une mystique, dans laquelle le corps du danseur permet une forme de transsubstantiation: ceci est le corps de la Danse. Mais là encore s'esquisse un nouveau précepte: par le truchement de la transsubstantiation, la Danse se trouve en chacun de nous. Le corps de ce danseur martyr, qui ne parvient plus à esquisser le moindre mouvement, transmet au spectateur toute sa tension. C'est bien lorsque le mouvement n'est plus possible, et qu'il s'interrompt parce que brimé et entravé, que l'art trouve un prolongement en nous. «Quand deux ou trois sont réunis en mon nom: je suis là, au milieu d'eux» (Matthieu, 18/20) dit le Christ à ses disciples. La danse atteint cette simplicité et cette pureté dans la communauté des corps. MC 14/22 dans son martyre est donc bel et bien un appel et une invitation au mouvement et au rythme.

Le dernier tableau suffit à nous convaincre: les six tables mises bout à bout et formant la table de la Cène, sont finalement posées les unes sur les autres, en une sorte de podium, du haut duquel sautent les uns après les autres chacun des danseurs (excepté un qui, par effet de boucle et de clôture, se barbouille le visage dans une glaise baptismale), en s'abandonnant dans le vide, avant d'être recueilli par les bras secourables et salvateurs des autres danseurs, rangés en ligne, face à face. Cette mort à soi trouve donc une expiation dans le secours des autres. Le mouvement s'engage alors de manière lancinante: l'un des récepteurs sort du groupe et monte dans une démarche lente se jeter du promontoire, avant de redevenir à son tour récepteur. Cette chaîne décrit dans un mouvement final la sodalité des danseurs et les liens vitaux qui les unissent. Toute la générosité de la vision de Preljocaj se retrouve ici: l'autre est la condition même de son propre mouvement.

Cette beauté plastique rappelle, également, comme nous l'avons dit, la statuaire grecque. Ces corps musculeux et dessinés dans un ensemble de lignes courbes sont aussi les corps de la danse: l'énoncé «ceci est mon corps» s'entendrait alors comme la parole d'une allégorie de la danse. Ces douze hommes se mueraient en un corps, en l'expression métaphorique et allégorique d'une idéalité. La danse naît donc du contact et de l'enchevêtrement des corps. Elle se fait l'expression d'une violence, d'un martyre. Dans ce plaidoyer, on retrouve évidemment les accents engagés de bien des artistes, qui virent dans leur art la possibilité d'un engagement et un acte de violence envers et contre le monde. La danse possède un pouvoir cathartique et libérateur, si l'on accepte de communier. En cela, ces douze apôtres de ce Christ immanent créent une nouvelle église apostolique, la compagnie.


Page de l'atelier associée: Intertextualité.


[i] On se souvient d'ailleurs que Near life experience, créé en 2003, représentait un voyage intra-utérin, depuis la conception jusqu'à la naissance.

[ii] Paul Valéry, Degas. Danse. Dessin, Paris: Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1960, p.1171.

[iii] Guy Delahaye et Agnès Freschel, Angelin Preljocaj, Arles: Actes Sud, 2003, p.7.

[iv] Le malaise consécutif aux rires épars dans la salle n'est pas sans rappeler le théâtre de Beckett, qui joue du tragique grotesque. Le rire remplissant alors pleinement sa fonction cathartique.

[v] id., p.1172.



Matthieu Vernet

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Dernière mise à jour de cette page le 21 Octobre 2009 à 17h24.