Atelier

Corneille, Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, [in :] Trois Discours sur le Poème dramatique, 1660 ; éd. B. Louvat et M. Escola, GF-Flammarion, 1999, p. 95-100.

Le dramaturge conteste l'interprétation moralisante de la catharsis, en réfléchissant sur la nature de la " faute " du héros tragique et en cherchant à énoncer la nature spécifique de l'émotion suscitée par la tragédie, au prix d'une dissociation de la crainte et de la pitié toujours associées chez Aristote. L'émotion tragique n'est pas selon Corneille immédiatement morale, comme le voulait nombre de commentateurs, mais pleinement esthétique et sans autre finalité qu'elle-même.


La Tragédie a [cette utilité] particulière, que par la pitié et la crainte elle purge de semblables passions. Ce sont les termes dont Aristote se sert dans sa définition, et qui nous apprennent deux choses. L'une, qu'elle doit exciter la pitié et la crainte ; l'autre, que par leur moyen elle purge de semblables passions. Il explique la première assez au long, mais il ne dit pas un mot de la dernière, et de toutes les conditions qu'il emploie en cette définition, c'est la seule qu'il n'éclaircit point. […] Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons souffrir un malheur qu'ils ne méritent pas, et nous craignons qu'il ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables. Ainsi la pitié embrasse l'intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde le nôtre, et ce Passage seul nous donne assez d'ouverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la Tragédie. La pitié d'un malheur où nous voyons tomber nos semblables, nous porte à la crainte d'un pareil pour nous ; cette crainte au désir de l'éviter ; et ce désir à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter l'effet il faut retrancher la cause. […] Pour nous faciliter les moyens de faire naître cette pitié et cette crainte, où Aristote semble nous obliger, il nous aide à choisir les personnes et les événements, qui peuvent exciter l'une et l'autre. Sur quoi je suppose ce qui est très véritable, que notre Auditoire n'est composé ni de méchants, ni de Saints, mais de gens d'une probité commune, et qui ne sont pas si sévèrement retranchés dans l'exacte vertu, qu'ils ne soient susceptibles des passions, et capables des périls où elles engagent ceux qui leur défèrent trop. Cela supposé, examinons ceux que ce Philosophe exclut de la Tragédie, pour en venir avec lui à ceux dans lesquels il fait consister sa perfection. En premier lieu, il ne veut point qu'un homme fort vertueux y tombe de la félicité dans le malheur, et soutient que cela ne produit ni pitié, ni crainte, parce que c'est un événement tout à fait injuste. Quelques Interprètes poussent la force de ce mot Grec miaron qu'il fait servir d'Épithète à cet événement, jusqu'à le rendre par celui d'abominable. À quoi j'ajoute qu'un tel succès [i.e. issue] excite plus d'indignation et de haine contre celui qui fait souffrir, que de pitié pour celui qui souffre, et qu'ainsi ce sentiment, qui n'est pas le propre de la Tragédie à moins que d'être bien ménagé, peut étouffer celui qu'elle doit produire, et laisser l'Auditeur mécontent par la colère qu'il remporte, et qui se mêle à la compassion qui lui plairait, s'il la remportait seule. Il ne veut pas non plus qu'un méchant homme passe du malheur à la félicité, parce que non seulement il ne peut naître d'un tel succès aucune pitié, ni crainte ; mais il ne peut pas même nous toucher par ce sentiment naturel de joie, dont nous remplit la prospérité d'un premier Acteur à qui notre faveur s'attache. La chute d'un méchant dans le malheur a de quoi nous plaire par l'aversion que nous prenons pour lui, mais comme ce n'est qu'une juste punition, elle ne nous fait point de pitié, et ne nous imprime aucune crainte, d'autant que nous ne sommes pas si méchants que lui, pour être capables de ses crimes, et en appréhender une aussi funeste issue. Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par le choix d'un homme, qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant, et qui par une faute, ou faiblesse humaine, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas. Aristote en donne pour exemples Œdipe, et Thyeste, en quoi véritablement je ne comprends point sa pensée. Le premier me semble ne faire aucune faute, bien qu'il tue son père, parce qu'il ne le connaît pas, et qu'il ne fait que disputer le chemin en homme de cœur contre un inconnu qui l'attaque avec avantage. Néanmoins comme la signification du mot grec hamarthèma peut s'étendre à une simple erreur de méconnaissance, telle qu'était la sienne, admettons-le avec ce Philosophe, bien que je ne puisse voir quelle passion il nous donne à purger, ni de quoi nous pouvons nous corriger sur son exemple. Mais pour Thyeste, je n'y puis découvrir cette probité commune, ni cette faute sans crime qui le plonge dans son malheur. Si nous le regardons avant la Tragédie qui porte son nom, c'est un incestueux qui abuse de la femme de son frère : si nous le considérons dans la Tragédie, c'est un homme de bonne foi qui s'assure sur la parole de son frère, avec qui il s'est réconcilié. En ce premier état il est très criminel, en ce dernier, très homme de bien. Si nous attribuons son malheur à son inceste, c'est un crime dont l'Auditeur n'est point capable, et la pitié qu'il prendra de lui n'ira point jusqu'à cette crainte qui purge, parce qu'il ne lui ressemble point. Si nous imputons son désastre à sa bonne foi, quelque crainte pourra suivre la pitié que nous en aurons, mais elle ne purgera qu'une facilité de confiance sur la parole d'un ennemi réconcilié, qui est plutôt une qualité d'honnête homme, qu'une vicieuse habitude, et cette purgation ne fera que bannir la sincérité des réconciliations. J'avoue donc avec franchise que je n'entends point l'application de cet exemple. J'avouerai plus. Si la purgation des passions se fait dans la Tragédie, je tiens qu'elle se doit faire de la manière que je l'explique ; mais je doute si elle s'y fait jamais, et dans celles-là même qui ont les conditions que demande Aristote. Elles se rencontrent dans Le Cid, et en ont causé le grand succès. Rodrigue et Chimène y ont cette probité sujette aux passions, et ces passions font leur malheur, puisqu'ils ne sont malheureux qu'autant qu'ils sont passionnés l'un pour l'autre. Ils tombent dans l'infélicité par cette faiblesse humaine dont nous sommes capables comme eux : leur malheur fait pitié, cela est constant, et il en a coûté assez de larmes aux Spectateurs pour ne le point contester. Cette pitié nous doit donner une crainte de tomber dans un pareil malheur, et purger en nous ce trop d'amour qui cause leur infortune, et nous les fait plaindre ; mais je ne sais si elle nous la donne, ni si elle le purge, et j'ai bien peur que le raisonnement d'Aristote sur ce point ne soit qu'une belle idée, qui n'ait jamais son effet dans la vérité. Je m'en rapporte à ceux qui en ont vu les représentations : ils peuvent en demander compte au secret de leur cœur, et repasser sur ce qui les a touchés au Théâtre, pour reconnaître s'ils en sont venus par là jusqu'à cette crainte réfléchie, et si elle a rectifié en eux la passion qui a causé la disgrâce qu'ils ont plainte. Un des Interprètes d'Aristote veut qu'il n'ait parlé de cette purgation des passions dans la Tragédie, que parce qu'il écrivait après Platon, qui bannit les poètes Tragiques de sa République, parce qu'ils les remuent trop fortement. Comme il écrivait pour le contredire, et montrer qu'il n'est pas à propos de les bannir des États bien policés, il a voulu trouver cette utilité dans ces agitations de l'âme, pour les rendre recommandables par la raison même, sur qui l'autre se fonde pour les bannir. Le fruit qui peut naître des impressions que fait la force de l'exemple lui manquait : la punition des méchantes actions, et la récompense des bonnes, n'étaient pas de l'usage de son siècle, comme nous les avons rendues de celui du nôtre ; et n'y pouvant trouver une utilité solide hors celle des Sentences et des discours Didactiques, dont la Tragédie se peut passer selon son avis, il en a substitué une, qui peut-être n'est qu'imaginaire. […]


Retour à Quelques textes sur le paradoxe de la catharsis.

Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 1 Mai 2002 à 11h51.