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Notes de la communication présentée par Par Sophie Rabau à Paris3 dans le cadre du séminaire du CERC en 2003:
"Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard : sur une lecture référentielle de l'Odyssée".

Une version plus courte de ce texte, sous forme d'article, peut-être aussi consultée dans le n°25 de la revue Lalies , Paris, Éditions Rue d'Ulm – Presses de l'École Normale supérieure, 2005, p11-126.



Contributions à l'étude du complexe de Victor Bérard : sur une lecture référentielle de l'Odyssée.

Une fois n'est pas coutume, je pourrais presque commencer cet exposé en racontant mes vacances. Je me trouvais en effet aux environs du mois d'août dernier, dans l'Archipel de Malte, sur l'île de Gozo où la tradition savante, depuis un fragment de Callimaque, situe la grotte de la déesse Calypso. À Gozo, la grotte est facile à trouver, dûment fléchée et on peut bien sûr la visiter, ce que je fis. Sur place j'avais le choix entre plusieurs attitudes, je pouvais chercher le rivage où Ulysse contemple la mer en pleurant, comme il est dit au chant I de l'Odyssée, je pouvais même comme l'a fait récemment l'ethnologue Jean Cuisenier tenter de gagner le rivage à la nage pour ressentir ce que dit éprouver Ulysse en arrivant en ce lieu, je pouvais encore ouvrir l'Odyssée et comparer terme à terme la description d'Homère à ce que je voyais sur place et décider que le lieu ne convenait guère, que Victor Bérard avait bien raison de refuser d'identifier ces lieux comme la grotte de déesse. Je pouvais alors me mettre en quête d'un billet pour Gibraltar, en particulier pour l'île Perejil où Bérard se rendit et où il pensa découvrir la demeure de la déesse.

Et même si je n'étais pas très sûre de trouver la vraie demeure de Calypso, au moins aurais-je pu me consoler en me disant que je m'inscrivais dans la longue lignée des voyageurs qui parcourent la Méditerranée, à la recherche du voyage qu'avait accompli Ulysse, de Strabon à Jean Cuisenier qui a récemment publié un compte-rendu de ses navigations Odysséennes, en passant par une trentaine de voyageurs parmi lesquels Heinrich Schliemman au 19ème ou, au début du 20ème siècle, Victor Bérard.

J'aurais toutefois éprouvé une certaine gêne à adopter un tel comportement car j'ai été formée à l‘étude du texte homérique dans l'idée que les voyages d'Ulysse ne peuvent se reporter sur aucune carte, qu'ils sont une pure fiction ; j'ai d'autre part conscience que si un texte de fiction peut référer au réel ce n'est pas immédiatement et terme à terme. Bref à trop croire devant cette grotte être en face de l'île de Calypso telle que la décrit Homère, j'aurai fait preuve au mieux d'une certaine désinvolture théorique et philologique, au pire d'un certain égarement mental, à la limite du pathologique.

C'est sans doute cet égarement mental qu'a voulu exprimer Christine Montalbetti quand elle a utilisé l'expression «complexe de Victor Bérard » (Le Voyage, le monde, la bibliothèque, Paris, 1997) pour caractériser toute tentative d'identifier en Méditerranée ou ailleurs les lieux et les trajets d'Ulysse. De fait, l'helléniste Victor Bérard est, sinon le seul de ces voyageurs localisateur, du moins un des plus connus et des plus disserts puisque de ses deux principaux voyages sur les traces d'Ulysse, en 1902 et en 1912, il rapporta d'une part les quatre volumes de 400 pages chacun qu'il regroupa sous le titre Les Navigations d'Ulysse (Paris, 1927-1929, cité dans la réédition de 1971) parues dans les années 1920 et également un album de photographie, Dans le sillage d'Ulysse (Paris, 1933, cité dans la réédition de 1973), paru à titre posthume, en 1933 soit deux ans après sa mort. Les Navigations d'Ulysse suivent l'ordre et de l'Odyssée et du voyage de Bérard sur ses traces, elles se donnent donc en première analyse comme le compte rendu du voyage que le savant met en regard du texte d'Homère. Dans le sillage d'Ulysse - c'est cet album qu'analyse principalement Christine Montalbetti - sont réunies des photographies prises par le compagnon de voyage de Bérard, le photographe Fred Boissonas. Des légendes identifient les lieux photographiés comme des lieux homériques (la grotte de Calypso, les îles de sirènes etc.), elles sont parfois identifiées de citations d'Homère. Et il est certain qu'au premier abord cet album de photographie laisse rêveur sur l'état mental de Bérard, sur sa capacité à distinguer non seulement la réalité et la fiction mais aussi à distinguer le présent et le passé : ainsi, entre autres exemples assez réjouissants (cf Christine Montalbetti), cette vue d'une vigne intitulée «la vigne d'Alkinoos» ou ces paisibles pourceaux dans lesquels on nous demande de voir «les porcs de Circé».

Toutefois, force est d'admettre que Victor Bérard n'était pas exactement un lointain cousin de Don Quichotte. Victor Bérard n'était pas fou, pas plus fou en tout cas qu'un croyant qui se rendrait en terre sainte sur les traces du Christ et photographierait par exemple le lac de Tibériade, pas plus fou qu'un historien qui se rendrait sur le terrain d'une bataille pour mieux étudier et comprendre les sources secondaires dont il dispose. Car jamais Bérard n'a considéré que l'Odyssée fut une fiction : elle a pour lui statut de document, d'information, de renseignements autant d'expression que je tire de ses écrits. Ce document est la pièce maîtresse d'un système d'hypothèse très cohérent que l'on peut résumer schématiquement en ces termes : Bérard, depuis sa thèse rédigée en 1897, lutte contre une vision trop occidentale de la Grèce antique, la Grèce est pour lui «sémite» c'est-à-dire qu'on ne peut en comprendre la civilisation et la littérature si on ne s'intéresse pas à ses racines (proche) orientales, en particulier phéniciennes (le Liban actuel). Or la grande idée qu'il développe à l'appui de cette thèse c'est que le texte d'Homère n'est que la retranscription des voyages accomplis en méditerranée par les Phéniciens, peuple de marin par excellence. Plus précisément Homère aurait connu et se serait inspiré des instructions nautiques phéniciennes, ces périples qui décrivaient les principales routes maritimes.

Cette thèse d'abord exposée d'un point de vue historique dans deux volumes intitulés les phéniciens et l'Odyssée, les navigations d'Ulysse ont pour fonction de compléter cette histoire par de la géographie : il s'agit de retrouver sur le terrain les trajets d'Ulysse pour découvrir en fait dans l'espace ces routes maritimes phéniciennes. Il s'agit donc de confronter le réel à un texte qui représente la réalité, ce qui témoigne d'une démarche intellectuelle tout à fait fondée. Toutefois cette enquête géographique se heurte à deux obstacles caractéristiques de la philologie.

1° Le référent que vise selon lui l'Odyssée appartient à un passé lointain et l'expérience que l'on peut avoir en 1912 de la navigation en Méditerranée semble a priori très éloignée de celle que pouvaient avoir les Phéniciens.

2° Si l'Odyssée est un document c'est un document d'un type bien particulier et pour tout dire assez imparfait : car si le texte d'Homère reflète le réel, il s'en éloigne aussi du fait d'une triple médiation : la légende qui transforme le réel, l'écriture qui en rend parfois la description inexacte ou figurée, et enfin la réécriture car, autant le dire tout de suite, Homère n'a pas vu les lieux qu'il décrit et se contente, d'après Bérard, de transcrire ces «instructions nautiques phéniciennes» dont il avait connaissance. En somme, Bérard se heurte dans la quête de son référent à une double médiation qui fait écran entre l'enquêteur-voyageur et le réel : l'ancienneté du référent et les transformations que peut faire subir à ce référent la représentation qu'en livre Homère.

Je voudrais donc décrire la démarche de Bérard, non pas comme une confusion entre réalité et fiction, mais comme une tentative d'effacer, d'annuler ce double écran historique et mimétique, de rendre son objet présent au double sens de non passé et de non représenté. Non que je considère que Bérard ait réussi au sens où il serait parvenu à reconstruire les routes maritimes phéniciennes en reconstruisant les voyages d'Ulysse. Mais à défaut de découvrir authentiquement ce voyage, de nous donner à voir le passé tel qu'il était avant même qu'Homère ne le représente, Bérard construit peut-être accidentellement et en tout cas paradoxalement la possibilité d'arracher l'Odyssée à son antiquité, non pas pour en faire un texte actuel, mais un texte universel et éternel au sens où l'Odyssée telle que la décrit Bérard serait susceptible de représenter tout lieu et toute époque. C'est ce paradoxe où la quête du passé conduit à une transformation du texte antique en texte de tout lieu et de toute époque que je voudrais explorer à travers ma présentation de Victor Bérard.


I / Je vais d'abord devoir montrer comment Bérard parvient à effacer la médiation mimétique, à poser une identité exacte entre l'Odyssée et le monde qu'il essaie de rendre «présent» en travaillant comme à annuler le travail de la représentation. Complexe de Victor Bérard: effacer la médiation mimétique.


II/ Mais ce monde «présent» que vise le texte appartient a priori au passé. Dans un deuxième temps je voudrais donc caractériser la démarche de Bérard comme une démarche historique d'un type particulier car elle autorise à poser à une identité entre le passé et le présent. Complexe de Victor Bérard: identité entre le passé et le présent.


III/ Si cette démarche est seulement historique, si le but de Bérard est de donner un accès non médiatisé au passé, il s'agira alors d'observer à quoi aboutit cette démarche : non pas sans doute à la présence du passé, mais à nivellement du passé et du présent, de la représentation et de son objet qui arrache l'Odyssée à la succession chronologique et à un contexte donné, l'abstrait de toute époque et de tout référent singulier pour en faire un texte de toutes les époques et de tous les lieux, un texte que j‘appellerai disponible. Complexe de Victor Bérard: vers une histoire littéraire. On verra que c'est peut-être ici qu'intervient la fiction.


Pages associées: Littératures factuelles, Philologie, Discours scientifique, Fiction, Métalepse, Complexe de Victor Bérard, Photographie.

Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Septembre 2017 à 20h44.