Atelier

Ce domaine est plus problématique : provenant non du caractère avéré mais de la nature du fait attendu, la question s'ouvre à la prise en compte des « faits psychiques » dans la définition de la contrefiction. Le rêve de Swann à la toute fin d'Un amour de Swann est ainsi un fait avéré dans le récit, mais sa promenade avec Mme Verdurin, un jeune homme en fez, Odette, Napoléon III et quelques autres n'a, elle, jamais eu lieu. Il s'agit d'étendre la notion de fait aux images, visions, rêveries d'un personnage qui projette subjectivité et désir sur le cadre de son réel. Surtout qu'à l'exception du rêve/rêverie prémonitoire – dont l'importance centrale montre un fonctionnement en système – la représentation subjective se révèle très souvent essentiellement contrefictionnelle : les rêves ont alors pour fonction narrative d'être invalidés, de rester pure virtualité dans un jeu d'échos que le récit instaure avec le réel. Le rêve de Swann permet ainsi une rupture libératrice du charme conférant à Odette sa séduction, en rendant à Swann « muflerie » et lucidité. Le caractère contrefictionnel est alors soigneusement délimité par le Narrateur qui prend bien soin de distinguer ce qui relève du monde « réel » de ce qui appartient à l'univers du rêve (les ondes du sommeil, le tocsin). Même si avec Nerval on s'écrie que « le rêve est une seconde vie » il n'y a pas remise en cause de la primauté ontologique de la première vie du réel. L'événement « rêve » a donc lieu, mais pour peu que le contenu de cet événement soit explicité, celui-ci est contrefictionnel (cela dans la conception non religieuse du rêve comme activité psychique intérieure, bien sûr, et non comme la visite «réelle » d'un dieu). Umberto Eco a délimité simplement, dans Lector in Fabula, le cadre théorique de cette contrefiction désirante. Dans la conception d'une fabula comme monde possible affirmé par l'auteur, selon une séquence à différents états, apparaît « le monde des attitudes propositionnelles des personnages » sous la forme « des événements possibles tel qu'il est imaginé (espéré, voulu, affirmé…) par un personnage déterminé ». Et Eco d'ajouter : « Les états successifs de la fabula doivent confirmer ou infirmer ces prévisions des personnages » : ce qui est très exactement le lieu d'insertion de la contrefiction désirante (mais fait fi des cas indécidables pour lesquels il n'y a ni confirmation ni infirmation).

C'est alors tout le monde de la subjectivité qui s'ouvre à la contrefiction, plus précisément de la subjectivité en tant qu'elle projette le monde réel dans une variante possible sous l'impulsion d'un désir, d'une rêverie, et que cela n'accède pas à la réalité dans le récit. Edouard Dujardin fait ainsi entendre avec un grand luxe de détail les formes multiples que prend la future visite à Léa dans l'esprit du narrateur-personnage des Lauriers sont coupés, pour écraser ces espoirs sur le mur du réel de la vraie visite au chapitre VII. L'écriture si particulière du « monologue intérieur » consistant en fait à faire entendre la machinerie désirante qui, face à tout élément de la réalité, génère un contre-univers façonné par une subjectivité pétrie de désirs (voir les remarques de Doritt Cohn sur « la syntaxe des monologues narrativisés anticipant l'avenir » dans La Transparence intérieure).



Maxime Abolgassemi

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Dernière mise à jour de cette page le 9 Juin 2003 à 11h43.